Le vœu d'être chaste: roman
VIII
Le grand jour était arrivé, un beau dimanche bleu et blanc voué aux couleurs de la Sainte-Vierge ; en haut, dans l'azur, des flocons d'ouate comme des cygnes en voyage ; en bas, sur la blancheur des draps tendus le long des murs, du papier bleu en festons, en guirlandes. Les vêpres étaient dites ; la procession venait de sortir. La porte de l'église grande ouverte dégorgeait, avec les fumées de l'encens, le flot des pavillons et des bannières. Lentement, accompagné de la sonnerie plus lente des cloches, le cortège s'avançait, se déroulait dans la rue.
L'abbé Gilbert à son rang, un peu en avant du chœur des chanteuses qu'il avait mission de diriger, se retournait, jetait un coup d'œil en arrière, prêt à modérer ou à presser l'allure, à rectifier les distances entre les groupes. Tout allait bien, mieux qu'il n'avait osé l'espérer. Les inventions naïves de ces dévots et de ces dévotes de village, les coloriages grossiers, les décorations rudimentaires, prenaient, assemblés ainsi, promenés en plein air, une belle signification d'emblème et de symbole. Dans l'éclat du soleil estival, à travers la vapeur exhalée des encensoirs et des urnes, une illusion se faisait, un rayonnement d'apothéose. Jusqu'aux figures des fidèles qui semblaient changées aussi, plus expressives, comme exaltées par le courant de vie religieuse qui, depuis quelques jours, emportait la paroisse. Même chez les indifférents, chez ceux qui assistaient au défilé en spectateurs, du haut de leur fenêtre ou du seuil de leur porte, des réminiscences de piété attendrissaient les regards, ordonnaient des attitudes concordantes avec l'âme de la foule. La Grâce passait, douce conquérante, courbait les fronts devant elle. Cependant on avait pu craindre un moment des manifestations hostiles ; au café du Siècle, centre de propagande radicale et franc-maçonnique, des conciliabules avaient été tenus, disait-on, des résolutions avaient été prises. Sur le passage du cortège des coups de sifflet partiraient embusqués, l'hymne révolutionnaire éclaterait mêlé à la détonation des pois fulminants, à l'haleine sacrilège des boules puantes. Et tout s'était borné aux casquettes enfoncées sur les yeux, aux attitudes ironiques de quelques tâcherons en blouse de travail, debout, bras croisés sur la porte du caboulot, d'où l'on avait, en manière de protestation, exilé, ce jour-là, les lauriers-roses… L'écueil franchi, Gilbert s'épanouissait plus librement dans l'atmosphère de cordialité pieuse émanée de la fête. Pour la première fois depuis les vacances, il se sentait en accord avec son milieu, en sympathie avec cette vie paroissiale où il n'avait guère rencontré, d'abord, que déceptions et déboires. Mais c'était sa faute probablement et il avait mal vu jusque-là. Non, ce n'était pas fini ; le prêtre avait conservé sa haute fonction mystique dans les campagnes. Ce monde réaliste du village pouvait à de certains jours se hausser aux sublimités de la foi. Le séminariste rendait grâce à la Sainte-Vierge de lui avoir révélé ces choses. Un élan de reconnaissance le faisait se tourner vers la statue qui s'avançait majestueuse et souriante, dominant de la tête la suite bariolée des pavillons et des dômes. Les textes sacrés récités à l'office du jour, les paroles des hymnes et des proses chantées à la louange de Marie lui revenaient à la mémoire : « Je me suis élevée comme le palmier de Gadès et comme les rosiers de Jéricho… J'ai grandi comme un bel olivier dans la campagne et comme un platane le long du chemin, au bord des eaux vives… »
Comment, par quelle étrange confusion, en venait-il à détourner vers Claire Mériel, ces images consacrées par l'Eglise à la mère de Dieu? Il s'attendrissait sur elle, sur ses fiançailles, sur la prochaine déchéance dont la menaçait un mariage indigne d'elle. Pauvre rose blanche de Jéricho! Pauvre âme orageuse et débile! La fragilité même de son actuelle candeur la lui rendait plus précieuse ; il aurait souhaité de la préserver, de la vouer telle qu'elle lui apparaissait aujourd'hui en sa blancheur immaculée d'enfant de Marie, de la donner à la Sainte-Vierge.
Ce rêve le hanta jusqu'à la fin de la cérémonie. Le long des rues endimanchées, dans l'odeur du fenouil et du romarin écrasés sous ses pas, plus tard sur la place au moment où la statue en suspens, oscillant en l'air comme pour un essor surnaturel, se fixa sur son piédestal, telle une reine au milieu de son peuple, plus tard encore dans l'église, pendant la minute suprême de la bénédiction, le séminariste poursuivit cette vision d'une Claire sublimée, fiancée par lui à Jésus.