Le vœu d'être chaste: roman
V
Dès le lendemain de son arrivée à Bazerque, Gilbert avait arrêté l'emploi de ses journées. Il les avait voulues semblables en tout à ses journées du grand séminaire : mêmes heures, mêmes occupations, même discipline. Mais il avait beau faire ce n'était plus autour de lui, le grand silence, l'atmosphère mystique de la clôture sulpicienne. On travaillait ferme, on s'agitait, au village. La vie matérielle, la vie pour l'argent, menait son tapage en discordance avec la vie contemplative, avec la vie de l'âme. A l'angelus du matin, les métiers s'éveillaient, le forgeron faisait parler son enclume, le tisserand sa navette. Des chariots passaient, grinçaient sur la route. Aux heures les plus lasses de l'après-midi, le grondement d'une batteuse animait la torpeur des campagnes, suscitait l'image de la fourmilière humaine, gesticulant dans la poussière comme dans une fumée de bataille.
Les sonneries mêmes de l'église, au lieu de suggérer des rêves pieux, comme au séminaire, n'étaient plus ici, qu'une espèce d'horloge à longue portée notifiant aux villageois l'horaire de leurs travaux, de leurs nourritures.
A peine si une bonne femme ou deux assistaient à la messe que l'abbé Resongle disait chaque jour à six heures. La santé de madame Mériel ne lui permettait pas de se lever aux aurores, et l'abbé Resongle ne pouvait pas attendre à cause de son estomac. A moins qu'un service d'anniversaire n'y appelât quelque famille paysanne, groupe taciturne, venu là pour conjurer les puissances occultes, pour apaiser les mânes de parents voués aux flammes du purgatoire, l'église restait à peu près vide.
Gilbert y entrait le premier après le sacristain. Docile à la règle, il aidait ce fonctionnaire, cordonnier de son état, à disposer les vases sacrés, les ornements qui allaient servir au saint sacrifice. En véritable enfant de lumière — filius lucis, ainsi que la liturgie désigne les clercs tonsurés, il s'occupait de renouveler l'huile des lampes sacrées, d'allumer les cierges de l'autel. Somnolent et quinteux, aux prises avec sa pituite quotidienne, l'abbé Resongle arrivait ensuite, dépêchait sa messe.
Vers le dernier évangile, une odeur savoureuse se répandait, voyageait à travers la nef. C'était le chocolat de Monsieur le curé que Thècle portait à la sacristie. Le brave homme commençait à le boire goulument, à peine dévêtu des ornements sacerdotaux, puis, lentement, à petites gorgées qui coupaient son action de grâces.
L'estomac une fois satisfait, il reprenait ses esprits, réglait l'ordre du jour : baptême, mariage, sépulture, cancanait avec le sacristain, causait pêche ou jardinage — les deux grandes passions de sa vie.
— L'autan souffle encore ce matin, se lamentait-il ; on ne pourra pas travailler à l'Ers ; le vent emporterait les lignes… Ou bien encore : Orage cette nuit ; les anguilles donneront au moulin. Tu verras ça, mon petit. Elles vont se prendre toutes seules. Et Thècle a un talent pour la matelotte!
Mais les légumes lui faisaient oublier les anguilles. La sécheresse les flambait ; il fallait toujours avoir l'arrosoir à la main. Thècle n'en pouvait plus. L'abbé Resongle avait les mains pelées de travailler à la pompe.
— Tu m'aideras ce soir, commandait-il à Gilbert. A nous deux, nous soignerons les petits pois ; nous leur en donnerons jusqu'à plus soif. Et tu verras comme ils seront reconnaissants. Bien arrosés, ils nous fondront dans la bouche. Avec une tranche de jambon de la Montagne-Noire et des pigeons du pays, tu t'en lècheras les doigts, mon enfant. Ils sont gras, cette année, les pigeons ; le blé couché par l'orage qu'il fit avant les fauchaisons, s'est égrené à terre ; ces bestioles s'en fourrent à pleins jabots. A quelque chose malheur est bon…
A tout moment dérangé par le curé, Gilbert n'avait seulement pas une minute de tranquillité pour dire ses prières à l'église. Il avait beau invoquer le règlement.
— Les vacances sont les vacances, déclarait l'abbé Resongle. Le temps ne te manquera pas pour te sanctifier au séminaire. Tu es ici pour réparer tes forces, pour te gaver de plein air… et pour obéir à ton curé, ajoutait-il en riant. Sais-tu que j'ai des droits sur toi? que je serai chargé, à la fin des vacances, de faire un rapport à tes supérieurs. Prends garde! Tâche de te bien conduire à table, si tu veux être bien noté. Songe que c'est une bonne œuvre que tu accomplis en me tenant compagnie. Crois-tu que je ne déjeune pas assez souvent seul? Mauvaise affaire! On mange trop vite alors, et la digestion se fait mal…
Et de fait, le déjeuner n'en finissait pas. Et après le déjeuner, le café, les petits verres. Il y avait une certaine liqueur de prunelles fabriquée par Thècle, un velours sur la langue, un baume dans l'estomac, résumait l'abbé Resongle. Chaque fois que tu en prends, assurait-il, tu allonges ta vie d'un an.
— A ce compte, nous sommes sûrs de devenir centenaires! plaisantait Gilbert en écartant la bouteille.
— Je te scandalise, mon pauvre enfant! soupirait le curé. Si, si, je le vois bien, répétait-il, en réponse aux dénégations de Gilbert. Et ça ne me surprend pas. C'est que vous êtes gâtés en fait de vertu, au grand séminaire. Vous vivez avec des saints. De l'abbé Védrune, tomber sur l'abbé Resongle, cela fait une dégringolade. Tu m'aimes, je le crois, mais tu me méprises un peu, j'en suis sûr. Et bien, tu as tort, mon ami ; tu as grand tort. Crois-tu que ton abbé Védrune que j'admire, que je vénère autant que toi, crois-tu que ce saint homme, qui sera peut-être canonisé un jour, ferait merveille, ici, à Bazerque, avec son cou tordu, ses scrupules et sa théologie? C'est très bien d'argumenter et de méditer. Mais serait-on aussi savant que l'ange de l'Ecole et aussi pieux que Saint-Antoine de Padoue, à quoi veux-tu que ça serve, ici, avec nos paysans? Trop parfait, je les ennuierais peut-être ; ils ne me comprendraient pas. J'ai été comme toi, mon enfant, j'ai eu mon heure d'intransigeance. C'était à mon arrivée ici, au début de mon ministère. Le zèle apostolique me dévorait, je ne passais rien aux autres ni à moi-même. Cela dura ce que ça put : six mois, un an? Si ça se fût prolongé, j'étais brouillé avec toute la paroisse. Tu y passeras plus tard ; tu me rendras justice. Et déjà même… Voyons que fais-je de mal, après tout? Ça te choque peut-être, que je pêche à la ligne? Que veux-tu? Les journées sont longues à Bazerque ; lire épaissit le sang ; et puis j'évangélise en route, je visite mes malades, je cause avec l'un, avec l'autre. Chacun son goût d'ailleurs ; mon voisin, le curé de Lastours s'amuse à la photographie ; le jeune desservant de Riscle compose des vers. Il travaille pour la gloire et moi pour la friture ; en quoi suis-je plus repréhensible? Et puis, qu'y a-t-il encore? les bons dîners que je fais chez les Mériel, mes parties de bézigue avec madame Albanie? C'est ça qui te déplaît? Je le suppose du moins, puisque voilà trois soirs de suite que tu refuses, sous divers prétextes, de m'accompagner chez nos amis. Eh bien! si tu boudes, c'est tant pis pour toi. Madame Albanie est la bienfaitrice de la paroisse, la mère des pauvres, la providence du presbytère. Et tu voudrais que je prive cette bonne dame du plaisir bien innocent à coup sûr de faire sa partie de cartes avec moi! Pharisien, va! Le curé tendait en même temps sa main à Gilbert. Sans rancune, mon garçon! Et maintenant, conclut-il en se renversant dans son fauteuil, je sens que mes idées s'embrouillent ; c'est l'heure de la sieste ; je te rends ta liberté.
Gilbert courait s'enfermer dans sa chambre ; il s'attelait à son devoir de vacances. Il avait écrit le titre, jeté quelques idées, quelques divisions, sur le papier. Il avait ordonné le sujet, défini les termes selon la méthode scholastique. Il s'agissait maintenant de déduire les preuves. Mais il y travaillait sans entrain, il induisait, il déduisait mollement. L'ouvrage n'avançait pas. Le rêve peu à peu se substituait au syllogisme. Gilbert pensait à Claire. Chassée, exorcisée, l'image de la jeune fille revenait malgré lui, se glissait entre les feuillets inutilement consultés du Compendium. Et Gilbert se dépitait, se révoltait contre l'intruse. Faible contre le souvenir, il fuyait la réalité, il se refusait aux occasions de revoir mademoiselle Mériel.
Et l'abbé se moquait de sa sauvagerie :
— Tu préfères donc passer la soirée avec tes livres qu'avec tes amis? Drôle de goût! Madame Mériel n'est pas contente de toi, je t'en avertis. Et moi je ne sais plus que dire pour t'excuser. La migraine? Ça ne prend plus. Tâche de trouver autre chose ; tâche de venir, surtout. Peut-être as-tu consulté l'abbé Védrune et attends-tu qu'il t'ait donné la permission de sortir, de tripoter le carton ou de pousser les dominos avec nous? Attends donc, puisque tu as peur de te damner en notre compagnie. Mais je te préviens que tu joues un sot personnage.
Gilbert souriait, promettait de venir, se dérobait encore. Mais un matin, après la messe, l'abbé Resongle le manda à la sacristie. Madame Mériel l'avait chargé d'une commission pour lui. Affaire urgente ; un service qu'elle avait à lui demander, des leçons de latin à donner au jeune Bernard.
Le bon curé s'amusait de l'air attrapé du séminariste.
— On te tient, cette fois, mon petit! disait-il, en se frottant les mains ; impossible de t'échapper. C'est Claire qui a eu cette bonne idée, et Madame Mériel a sauté dessus. Elle t'attend demain, après son déjeuner.