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Le vœu d'être chaste: roman

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XIII

Un soir, à l'heure du bézigue, Gilbert trouva un nouveau venu installé au salon, chez les Mériel, un monsieur entre deux âges, en tenue de bicyclette.

— Mon ami, M. le vicomte de Viraben, présenta Adrien de Favaron.

La petite figure en bec d'oiseau, falotte, avec un soupçon d'impertinence, s'inclina légèrement devant l'abbé, l'œil clignotant sous la vitre du monocle.

Le nom du personnage n'était pas nouveau pour Gilbert. Il revenait à tout moment dans les propos d'Adrien, accolé à quelque souvenir de ses années toulousaines, à un incident de cotillon, à une affaire de duel, à un scandale de cabaret. M. de Viraben était connu, presque célèbre à Toulouse et aux environs, dans le monde où l'on s'amuse.

Il y tenait l'emploi d'homme à la mode, d'homme à bonnes fortunes. Ses cravates faisaient autorité ; les jeunes cercleux attendaient l'inauguration de ses complets, de ses faux-cols, pour adresser leurs commandes au chemisier, au tailleur. La chanteuse qu'il applaudissait, debout à une fin d'acte à la sortie des fauteuils d'orchestre, la jeune femme dont il patronnait l'entrée dans le monde avaient chance de réussir.

Adrien avait débuté sous ses auspices, quand il était venu faire son droit à Toulouse. Viraben l'avait abouché avec les usuriers les plus complaisants, avec les cocottes les plus en vue ; il avait présidé à son premier duel, au dîner de crémaillère qu'il avait donné en mettant dans ses meubles la belle Anita, des Folies-Toulousaines… C'était son maître, c'était son dieu.

Mais que venait faire ce monsieur à Bazerque? Comment s'était-il décidé à un déplacement si vulgaire, à une époque de l'année où il est séant de figurer sur les listes d'étrangers à la montagne ou aux bains de mer?

L'explication était un bail à renouveler, quelques changements d'exploitation à introduire dans une ferme récemment héritée aux environs de Bazerque. Dès son arrivée dans le pays, en descendant du train, le vicomte s'était enquis de l'ami Favaron, et comme il ne l'avait pas rencontré chez lui, il était venu le relancer chez ses futurs beaux-parents. Et il s'excusait de son indiscrétion, il se levait déjà, prêt à se retirer.

— On se couche tôt à la campagne… souriait-il.

— Jamais avant dix heures, affirmait Claire. Et elle obligeait le vicomte à se rasseoir. On vous tient, on vous garde, ajoutait-elle.

— A condition que vous ne changiez rien à vos habitudes, acquiesçait M. de Viraben. Je gage que vous alliez faire la partie, quand je suis arrivé. La table est prête et Monsieur le curé est impatient de battre les cartes. Le bézigue, peut-être? Très passionnant, le bézigue. Cependant, pour ce soir, on pourrait peut-être… Avez-vous quelques jeux de whist, vieux ou neufs… peu importe. Oui? Eh bien alors, je propose d'organiser un petit tata… pardon, un baccarat. Oh! le baccarat des familles à un sou la fiche.

— Un sou? mais c'est énorme! objecta en riant Mme Mériel ; et puis, nous n'avons pas de fiches.

— Les haricots feront l'affaire : la fiche agricole!

Claire battait des mains, excitée, heureuse. L'arrivée du vicomte faisait événement dans sa vie. Il était comme l'annonciateur de ce monde brillant dont son mariage allait lui ouvrir les portes, de ce pays du plaisir, vers lequel s'élançait, toutes voiles dehors, son rêve, à demi émancipé déjà, de petite bourgeoise de campagne. Elle n'avait d'yeux, elle n'avait d'oreilles que pour M. de Viraben. Il l'avait associée à son jeu et leurs visages se frôlaient, leurs doigts se mêlaient à tout moment, en maniant, en relevant les cartes. Le vicomte tenait la banque. Claire s'était chargée de payer les tableaux, et quand les haricots montaient en tas devant elle, après un bel abattage ils s'amusaient à chercher l'emploi de leurs bénéfices.

— Il y en a au moins pour quarante sous! s'exclamait l'ami d'Adrien. Qu'allons-nous faire de cette fortune? Vous ne vous laissez pas tenter, Monsieur l'abbé? demandait-il à Gilbert qui les regardait faire.

— Monsieur l'abbé est bien trop sérieux, expliquait Bernard Mériel. Il méprise le jeu. Il fait semblant de s'intéresser à la partie, mais je suis sûr qu'il récite son chapelet en dedans…

— Monsieur l'abbé est simplement un ignorant, répliquait Gilbert ; il travaille à s'instruire.

Gilbert s'instruisait en effet. Il cherchait à comprendre Claire. Cervelle légère, créature de nerfs et de caprice, il la connaissait telle et depuis longtemps ; mais qu'elle se fût prise d'un goût si vif, si immédiat, pour cette caillette surannée de Viraben, qu'elle gobât ses fadaises, qu'elle s'esclaffât de rire aux plaisanteries que le vieux beau empruntait aux plus périmés almanachs, cela tout de même le déconcertait un peu. Et quel besoin de se jeter si ostensiblement à sa tête? Sans doute, Mme Mériel et l'abbé Resongle n'étaient pas des témoins bien incommodes, ni des juges bien redoutables. Bernard non plus, ni même Adrien, qui se rengorgeait comme d'un succès personnel du triomphe de son ami. Mais il était là, lui, et la petite emballée avait l'air de le narguer par moments, de l'obliger à s'apercevoir de sa toquade.

Cependant on avait servi le thé. Adrien avait demandé du punch, et comme il n'était pas assez fort à son gré, il l'additionnait d'alcool, se versait rasade sur rasade. Son optimisme débordait alors, il risquait des plaisanteries, hasardait des banco, pontait coup sur coup des quantités de haricots fabuleuses. Et comme il avait eu vite fait de perdre son enjeu, il jouait maintenant des hectolitres sur parole. Quand l'abbé Resongle, un peu ahuri de ses allures, donna le signal du départ, le vicomte avait gagné la récolte d'une année.

— Bonne occasion pour manger un cassoulet, disait-il, en prenant congé. Je vous invite tous demain matin à Laplagnole…

Mme Mériel s'excusait ; elle avait une lessive en train. Mais elle consentait à laisser aller Claire et Bernard. Adrien, naturellement, était de la partie.

— On va s'amuser, bravo! s'exclamait Claire.

— Surtout, tâchez d'arriver de bonne heure, recommandait le vicomte. La baraque est à l'abandon depuis la mort de ma tante, et je compte sur vous pour tout organiser, Mademoiselle Claire. C'est vous qui serez la maîtresse de maison.

La vie de Claire changea brusquement à partir de ce jour-là. Le déjeuner à Laplagnole fut suivi de plusieurs invitations à Bazerque. Du village au château, les quatre amis ne faisaient qu'un chemin. Les négociations pour le bail à terme du domaine n'avançaient pas ; plusieurs candidats avaient été successivement écartés. Puis ce fut un projet d'irrigation, une prise d'eau qui devait tripler le revenu des prairies. Et comme tout cela devait prendre du temps, M. de Viraben s'était décidé à faire venir ses chevaux et ses voitures de Toulouse. Le château quelque peu délabré avait reçu la visite des tapissiers ; des meubles anciens, dénichés au galetas où les avait déportés la tante défunte, avaient changé l'aspect des salons ; d'heureux élagages pratiqués dans les massifs du parc avaient ouvert des perspectives sur l'horizon des collines lauraguaises que couronnait, aux jours clairs, le feston des Pyrénées. On s'installait, on pendait la crémaillère dans un grand dîner suivi d'un bal champêtre où les châteaux du voisinage avaient été conviés. Puis ce fut un pique-nique aux Pierres de Naurouse, paysage recommandé dans les guides, et, bientôt après, une partie de pêche au canal. L'élan était donné. Les beaux fils, les belles madames du canton accouraient, émoustillés. Les couturières de Folgarde étaient réquisitionnées pour mettre au point les toilettes de l'année dernière. Un vent d'aimable folie passait sur tout le canton.

Elle ne s'ennuyait pas, la petite Claire. C'était des combinaisons à trouver, des modèles de costumes, de coiffures. Enfiévrée, elle chiffonnait des étoffes, feuilletait des journaux de modes, des albums du Bon-Marché. Le vicomte cherchait, combinait avec elle. Il était le bon conseiller, le guide infaillible, l'initiateur et l'arbitre. Le soir, au bal, Claire triomphait. Les amis d'Adrien, dragons permissionnaires à la moustache conquérante, conducteurs jurés de cotillons, papillonnaient autour d'elle. D'imposantes douairières, de vieilles fées royalistes descendues de leurs créneaux l'accueillaient, la cajolaient. On s'étonnait seulement un peu de son intimité affichée avec le seigneur de Laplagnole ; on en chuchotait, on en souriait dans les coins. Décidément, c'était une fiancée bien nouveau jeu, cette petite Mériel, et Adrien de Favaron était un fiancé bien débonnaire. Bernard et lui, quels étranges chaperons pour une petite personne de ce tempérament! Adrien n'était là que pour la montre ; il gardait la chaise de sa fiancée pendant les quadrilles, suppléait au besoin un valseur absent. La danse n'était pas son affaire ; le meilleur de son temps, il le passait au buffet à ingurgiter les sandwiches et les rafraîchissements variés dont l'ami Viraben l'avait chargé de dresser la carte. Encore un peu novice pour aborder les manèges du flirt, Bernard, après avoir plastronné un moment dans quelque embrasure, avoir frôlé des épaules nues et respiré des gorges troublantes, allait tenir compagnie à l'ami Favaron. Les deux futurs beaux-frères en tenaient une dose à la fin de la soirée, quand le beau Viraben leur ramenait Claire, une Claire lasse et fripée, grisée de compliments et de valses. Et c'était avec des paroles pâteuses et des gestes mous, qu'ils la reconduisaient, qu'ils l'aidaient à remonter en voiture.

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