Le vœu d'être chaste: roman
XV
L'abbé Nohèdes venait de donner une répétition à Bernard ; il quittait son élève. Sur le palier, devant lui, la chambre de Claire était ouverte. La jeune fille rentrait du jardin ; elle désépinglait son chapeau, debout devant l'armoire à glace. Gilbert ralentit le pas, donna un coup d'œil en passant aux cretonnes roses, au mobilier laqué de couleur crème. Au-dessus du lit, entre des accessoires de cotillon — un éventail japonais, un flot de rubans, — trônait sur un socle une bonne Vierge de Lourdes, un peu étonnée de ce voisinage.
— Bonjour, l'abbé, vous n'entrez pas?… l'interpella Claire. Il y a si longtemps qu'on n'a pas causé ensemble. Et il marche, le temps! plus que trois semaines de vacances ; mais c'est encore trop pour vous, sans doute. Il vous tarde de rentrer au séminaire, avouez-le…
— Avouez aussi que mon départ ne vous laissera pas un grand vide…
— C'est votre faute ; on ne vous voit plus ici, et quand vous y venez, quand vous daignez faire acte de présence, vous êtes là comme un étranger ; il faut vous arracher les paroles de la bouche. Vous étiez plus aimable, soit dit sans vous offenser, quand vous êtes arrivé à Bazerque? Nous étions amis, souvenez-vous.
— Je me souviens, et je vous assure que mes sentiments n'ont pas changé. C'est vous qui n'êtes plus la même.
— Pas la même? que voulez-vous dire? Expliquez-vous, je suis curieuse de vous entendre. Mais entrez d'abord, asseyez-vous là, près de moi. Vous hésitez? Seriez-vous devenu scrupuleux, par hasard? Vilain défaut! Soyez tranquille, on laissera la porte ouverte. Entrez donc. J'ai un volume à vous rendre, le tome premier de l'Histoire des Moines d'Occident, par M. de Montalembert ; tenez, inutile de me porter la suite. Il est rasant, votre Montalembert…
— La bibliothèque de Monsieur de Viraben a plus de ressources que la mienne, et c'est lui sans doute qui choisit vos lectures. Vous avez là un excellent guide…
— Comme vous dites ça! On voit bien qu'il vous porte sur les nerfs, notre ami Viraben. C'est pourtant un galant homme, et si aimable…
— Vous parlez si bien de lui, qu'il ne me reste rien à en dire.
— C'est pour vous éviter la peine de mentir. Vous le détestez ; il y a beau temps que je m'en suis aperçue. Pauvre vicomte! Qu'a-t-il pu vous faire?
— Rien, Mademoiselle, moins que rien.
Gilbert prenait le volume sur la table où l'avait posé Claire ; il s'inclinait, prêt à sortir.
— Déjà? Vous êtes si pressé, vraiment? Allons, encore une minute, par charité. Je m'ennuie tellement aujourd'hui! M. de Viraben est chez son homme d'affaires à Folgarde, Adrien chasse, Bernard travaille. Tout le monde m'abandonne…
— Prenez patience. Vous vous divertirez demain. N'est-ce pas demain qu'on doit danser à Radegonde? vous danserez…
— Je danserai, vous l'avez dit. Est-ce que cela vous fâche? C'est si bon de valser! On ne sait plus où l'on est, tant que ça dure, et après, on dort si bien! C'est délicieux.
Gilbert haussa légèrement les épaules. Puis, après un silence :
— Pensez-vous quelquefois au salut de votre âme, Mademoiselle Mériel? interrogea-t-il.
— Belle question! Mon âme est en bonnes mains. C'est l'abbé Resongle qui s'en charge. Il y pense pendant que je m'amuse.
— Vous prenez tout en riant, on ne peut pas causer sérieusement avec vous.
— Vous voulez que je sois sérieuse? Tenez, ça vient ; ça y est maintenant. Je vous écoute.
— C'est que, je ne sais comment vous dire… Voyons, est-ce que vous ne trouvez rien à reprendre à la vie que vous menez depuis quelques jours… depuis l'arrivée de Monsieur de Viraben? Je ne suis peut-être pas un très bon juge de ce qui est bien ou mal au point de vue du monde. C'est en chrétien que je vous parle. Il me semblait, à moi, que les fiançailles étaient une espèce de sacrement.
— Un sacrement? Comme vous prenez les choses! Et vous trouvez que je ne suis pas une fiancée suffisamment canonique… Je vous scandalise, mon cher abbé. Encore faudrait-il savoir comment. C'est mon amitié avec monsieur de Viraben qui vous choque, sans doute. Elle est pourtant bien innocente. Monsieur de Viraben est un camarade d'Adrien, il me traite en camarade, voilà tout. Adrien ne s'en formalise pas ; je ne vois pas pourquoi vous seriez plus ombrageux que lui.
— Vous avez raison, Mademoiselle, mettez que je n'aie rien dit. Cependant mon opinion n'est pas seule en cause. J'ignore ce que les gens de votre monde pensent de votre intimité avec Monsieur de Viraben. Tant mieux si ces bonnes langues vous ont épargnée. Elles ne sont pas indulgentes d'habitude. Mais j'ai eu occasion d'entendre parler les gens du village…
— Qui ça? Monsieur Sudre, le pharmacien, le capitaine Guitalens? Belles autorités! L'opinion de Bazerque! Si vous pensez que ça me trouble… En voilà assez sur ce sujet, mon cher abbé, et même trop. Vos intentions sont excellentes, je veux le croire, mais vous auriez aussi bien fait de garder ça pour vous.
— Je me tais, Mademoiselle. C'est une affaire à régler entre vous et votre conscience…
— Et, justement, vous auriez pu la laisser tranquille, ma conscience ; elle ne me reprochait rien. Pour un peu de plaisir que j'ai pris, pour un doigt de cour qu'on m'a fait, ce n'était pas la peine de me suggérer des scrupules. Avec ça que ma vie a été si gaie jusqu'ici! Et une fois mariée, je sais ce qui m'attend. Adrien a fait la fête, lui ; il s'en est fourré jusque-là. Il ne demandera qu'à rester tranquille. La chasse dans la journée, le soir sa pipe et ses pantoufles. Une jolie perspective!
— Amusez-vous donc, Mademoiselle, puisque vous ne voyez pas de meilleur emploi à faire de votre âme immortelle…
Claire se taisait. La tête inclinée un peu, entre ses cils baissés, elle dévisageait Gilbert. Sa véhémence l'étonnait. Quelle chaleur il mettait à la sermonner, quelle passion! Et son air était d'accord avec ses paroles : un air grave, une figure enthousiaste. Dans le tourbillon qui l'emportait, elle l'avait oubliée, cette figure, elle l'avait oubliée pour d'autres moins intéressantes. Etourdiment, elle avait écarté d'elle cette amitié qui s'était offerte, qui s'offrait encore ; car, elle le sentait bien, ce farouche censeur, elle n'avait qu'un mot à dire pour le reprendre. Et alors ce serait une autre vie devant elle, une autre intimité : une vie, une intimité meilleures… Claire continuait à regarder Gilbert, et, à mesure qu'elle le regardait, les raisons de changer, de revenir à lui, lui paraissaient plus pressantes.
— Eh bien, non! dit-elle, brusquement décidée. Après ce que vous venez de me dire, je n'aurais plus le même goût à m'amuser. Vous m'avez gâté mon plaisir. Malgré moi, je ne serais plus tranquille. Je ne suis pas si mauvaise que vous le pensez, Monsieur l'abbé. Rappelez-vous, au moment de la procession… vous m'aviez presque convertie ; je devenais dévote. Et puis vous m'avez lâchée… oh! lâchée indignement. Monsieur de Viraben est venu, et alors… Je suis fabriquée ainsi, voyez-vous ; toute l'une ou toute l'autre.
Gilbert ne pouvait pas lui dire pourquoi il s'était détourné d'elle ; mais il revit aussitôt telles qu'il les avait aperçues le soir de la procession, à travers le transparent lumineux, les deux figures accolées, cette vilaine image de sensualité qui l'avait révolté contre Claire… Il s'excusa vaguement.
— Je n'avais pas la charge de votre conscience, dit-il ; seul, l'abbé Resongle…
— L'abbé Resongle? Il serait le premier à se moquer de mon emballement, s'il me voyait trop prompte à me convertir ; il m'enverrait danser. Il ne me confesse que d'une oreille, le brave homme ; il connaît si bien tous mes péchés, qu'il ne m'écoute plus. Vrai, il s'endort dessus quelquefois ; il ronfle. Ce n'est pas l'abbé Resongle qu'il me faudrait, c'est vous…
— Mais comment, à quel titre? Je ne peux pourtant pas vous confesser, Mademoiselle.
— Vous pouvez me diriger tout au moins. N'êtes-vous pas mon ami, l'ami de mon âme? Tenez, je sens que cette minute est décisive. Dépêchez-vous de me prendre pendant que je me donne. Vous verrez comme je serai docile, comme je serai sage… Voulez-vous essayer? Je me suis fâchée tout à l'heure quand vous m'avez parlé de M. de Viraben ; mais, au fond, je sentais bien que vous étiez dans le vrai. J'ai été un peu légère avec lui. Sauvez-moi, mon ami ; tirez-moi de ses griffes…
— Alors ce bal à Radegonde? interrogea Gilbert.
— J'y renonce, si vous consentez à vous charger de moi. C'est dit, c'est juré, n'est-ce pas?
— Dans la mesure où les convenances…
— Pas de mesure, pas de convenances. Est-ce que ces choses-là existent dans le royaume de Dieu? A ce soir, mon ami. Ce soir vous verrez une nouvelle Claire. Vous viendrez, n'est-ce pas? M. de Viraben va faire une tête…
L'abbé Nohèdes se levait. Claire prit une touffe de roses qui trempait sur sa cheminée dans un cornet de cristal.
— Tenez, lui dit-elle. Ce n'est pas pour vous ; c'est une commission que je vous donne, une commission pour la Sainte-Vierge. Vous mettrez ces roses sur son autel. Et vous lui direz ceci de ma part : Claire revient. Elle comprendra.