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Le vœu d'être chaste: roman

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XVI

L'abbé Gilbert put le constater le soir même, en entrant dans le salon de Mériel ; Claire était revenue. Changement de costume, changement d'attitude : une robe de conversion, le corsage montant, la jupe unie, et la coiffure à l'avenant, des bandeaux presque plats accompagnant une figure calme, qui s'essayait au recueillement.

Maman Mériel et l'abbé Resongle, enfoncés dans leur bézigue, ne prenaient pas garde à ces nuances, Adrien et Bernard pas davantage, occupés tous les deux, selon leur habitude, à transvaser coup sur coup le flacon de chartreuse dans leurs petits verres. Mais elles n'avaient pas échappé à M. de Viraben qui se creusait la cervelle à en deviner le motif. Très intrigué, il s'employait à dérider Claire, et il y travaillait à sa façon avec la liberté d'allures, le ton camarade qu'elle lui avait laissé prendre avec elle. Mais ses tentatives rataient l'une après l'autre. D'un regard, d'un silence, Claire coupait son élan, le remettait à sa place. Et elle envoyait la mortification de son ancien flirt avec un sourire, en hommage à l'abbé Gilbert. M. de Viraben avait l'air décontenancé, piteux. Et cet air ne lui allait pas du tout. Sous les grâces défrisées du vieux beau, l'âge se trahissait alors, le sourire forcé tournait en grimace, la patte d'oie accusatrice bâillait tristement aux tempes…

Claire prenait un plaisir étrange à constater ces déchéances. La disgrâce actuelle de M. de Viraben lui semblait une juste expiation des succès trop faciles qu'il avait eus auprès d'elle. Toute à son nouveau caprice, elle ne pardonnait pas au camarade d'Adrien de lui avoir inspiré un engouement qui lui paraissait maintenant si peu justifié. Où avait-elle l'esprit, où avait-elle les yeux pour avoir subi un pareil ascendant, pour avoir hésité une minute entre l'amitié d'un Gilbert et le flirt d'un Viraben, entre l'agitation mondaine si futile, si décevante où l'avait initiée le vicomte, et la vie spirituelle dont le séminariste allait lui ouvrir l'accès? Qu'étaient-ce auprès de l'abbé Nohèdes, les fades poupées avec qui, depuis quinze jours, elle se trémoussait en cadence? Adieu, chers, adieu! Dédaigneuse, elle signifiait leur congé à ces fantoches. Adieu! les chevaliers du gardénia, adieu les petits camarades d'un quart d'heure, les compagnons de valses à qui elle avait donné le bout de ses doigts, un peu de sa chair nue à frôler. C'était d'autres caresses, d'autres intimités qu'elle souhaitait maintenant : caresses d'esprit, intimités d'âme. La dévotion lui apparaissait comme un changement de décor, un horizon tout blanc, un pays de pureté et de douceur où ils allaient, Gilbert et elle, péleriner, la main dans la main.

Comment ce nouveau rêve, cette brusque toquade s'arrangerait-elle avec ses rapports de famille, avec ses engagements de fiancée, elle ne s'en inquiétait pas, elle ne voulait pas le savoir. Son unique souci était de rompre avec le passé, de se débarrasser au plus tôt du seigneur de Laplagnole.

En le reconduisant, comme elle avait l'habitude de le faire, au seuil de la porte, pendant que — non sans quelque raideur dans les articulations — il enfourchait sa bicyclette, elle lui envoyait, d'un geste de sa petite main cet : « Adieu, cher! », où se résumait son âme, la petite âme sérieuse et sincère qu'elle avait ce soir-là.

Dès le lendemain s'inaugurait sa vie nouvelle, sa vie à l'église. Elle y venait le matin, elle y revenait l'après-midi, elle y retournait le soir. Elle y faisait ses prières, sa méditation, son chemin de croix, sa visite au Saint-Sacrement. Elle y était comme chez elle. La chapelle de la Sainte-Vierge qui lui servait d'oratoire était presque la propriété des Mériel, qui, de temps immémorial, l'entretenaient à leurs frais. Elle s'installait là, aussi à l'aise que dans sa chambre. Confortablement assise sur sa chaise, agenouillée sur son prie-dieu, un prie-dieu à elle, capitonné avec un coussin et un accoudoir brodé à son chiffre, elle entrait en conversation avec la Sainte-Vierge de l'autel, une N.-D. de Lourdes qui était quasiment un bibelot de famille, ayant été offerte à la fabrique par sa mère, le jour de sa première communion.

La Sainte Vierge et Claire s'entendaient très bien. Claire prenait à cœur ses pieuses pratiques. Après la passade de frivolité qui les avait interrompues, elles avaient pour elle un attrait de nouveauté, une pointe d'émotion où elle retrouvait ses émotions, ses ferveurs anciennes. Elle se plaisait à ce retour, elle avait une satisfaction délicate à se refaire toute petite, toute humble, toute innocente, à dévêtir la livrée du siècle, à rejeter son enveloppe de mondaine. Et à cette toilette de son âme, à cette toilette à rebours, elle mettait encore une coquetterie inconsciente. Ce n'était pas pour elle seulement, ni même pour Jésus qu'elle se démarquait ainsi, c'était pour l'abbé Nohèdes.

Pendant que Claire s'appliquait à ces exercices, l'abbé arrivait, échangeait un salut muet avec elle, allait s'agenouiller dans sa stalle. Leurs regards se croisaient un moment, se détournaient pour se rejoindre encore.

Leurs âmes ne se quittaient pas. Gilbert priait pour Claire. Sa piété s'exaltait à la pensée d'avoir été choisi pour la ramener à Dieu. Et Claire était le bon élève, l'écolier docile sous le regard du Maître ; elle piochait son Imitation, sa Journée du Chrétien, comme le collégien sa version ou son thème, moins pour le thème ou la version que pour les bons points en perspective.

Les exercices dévots en se succédant modifiaient leurs attitudes. Gilbert se levait de sa stalle, se prosternait en adoration devant le tabernacle ; Claire faisait son chemin de Croix. Et elle avait jusque dans sa ferveur une élégance d'attitudes, une manière à elle de glisser sur les dalles, d'écarter les plis de sa robe en pliant les genoux, d'incliner la tête ou de la relever vers les saintes images, qui donnait des distractions à Gilbert.

Une fois la semaine, le samedi, elle s'occupait à renouveler les fleurs dans les vases de l'autel. Le jardinier des Mériel en brouettait toute une brassée, et l'abbé Nohèdes aidait la jeune sacristine à les disposer en bouquets. C'était toute une après-midi de causerie à demi-voix, de gaieté discrète, dans le recueillement du sanctuaire. L'abbé s'employait aux gros ouvrages, il égalisait les tiges, coupait les fleurs mortes, charriait sur les degrés du tabernacle les bouquetiers énormes lourds du poids des tournesols et des asters. Claire s'ingéniait à combiner les couleurs, à les assembler selon les affinités que lui révélait une délicate esthétique. Le parfum capiteux et triste des floraisons d'automne, l'odeur des verdures coupées, l'arome délicat des héliotropes et des verveines, imprégnait leurs doigts, flottait autour d'eux en une douceur voluptueuse. Et leurs jeunes visages, animés par le travail, égayés par la liberté d'une camaraderie permise, se souriaient à travers le fragile édifice des pétales qui s'effeuillaient dans leurs mains, s'en allaient en pluie fraîche sur la moquette du tapis.

Quand le paysage de l'autel était composé, Claire ouvrait l'harmonium, essayait quelques accords. Depuis la démission définitive de M. Béquine, l'organiste, elle avait dû se charger d'accompagner au lutrin, de jouer à la grand'messe et aux vêpres dans les intervalles du plain-chant. L'abbé Gilbert la guidait dans le choix, dans l'interprétation des morceaux. C'étaient des motifs de Schumann, de Mendelssohn, des mélodies pour eux, et tant pis pour les autres, s'ils ne savaient pas les entendre.

Ces répétitions en tête à tête étaient un ravissement. Grâce à la transposition de la musique, une confusion se faisait du divin à l'humain. L'amour de Jésus et l'amour de la créature parlent à peu près la même langue, éveillent des sentimentalités presque pareilles. Délicieux équivoque où se complaisait la nouvelle convertie.

L'abbé Nohèdes devait l'avertir de l'heure, et avertie, elle prolongeait les adieux, s'attardait à des consultations inutiles. Elle s'en allait enfin, pleine de son rêve, insensible au contact de la vie réelle. Le soir, dans le salon familial, autour de la table à jeu, l'émotion persistait encore, l'innocente complicité continuait entre les deux amis. A travers les platitudes de la conversation, les mots d'esprit de M. de Viraben, les plaisanteries d'usage, suggérées par le bézigue, Claire écoutait en idée les propos de l'après-midi, les confidences échangées au pied de l'autel. Gilbert lui-même, quelque effort qu'il fît, avait peine à descendre de ces hauteurs mystiques. Un regard plus profond, une parole plus grave lui échappait, évoquait pour Claire et pour lui le pays, le monde de l'au-delà où ils venaient de vivre ensemble.

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