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Le vœu d'être chaste: roman

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II

La messe finissait. On sortait de la chapelle : lentement, à pas comptés, comme d'habitude ; mais une fois dehors, dans le jardin, les voix, les gestes s'émancipaient ; c'était déjà la liberté des vacances. Des pas se hâtaient dans les escaliers, des convois de malles, de valises se pressaient dans les corridors, des paroles d'adieu s'échangeaient au seuil des chambres grand'ouvertes. On se hélait, on se serrait les mains, on prenait rendez-vous pour un pèlerinage à Lourdes, pour une fête patronale de village. Les camarades originaires du même pays se cotisaient, frétaient un fiacre en commun pour porter leur bagage à la gare, tandis que, dans la rue, devant la porte du séminaire, des jardinières attendaient les élèves dont les parents habitaient la banlieue.

Gilbert s'était joint à la bande des lévites du Lauragais. C'étaient tous des fils de cultivateurs ou d'artisans de campagne ; joues creuses, flétries par la théologie et par l'abstinence, figures d'ascètes malgré eux que trahissait l'éclat furtif, l'épanouissement brusque du rire d'où jaillissaient des rangées de dents, prêtes aux bonnes revanches. Le grand air, le tumulte de la foule les étonnait tous un peu. En chemin de fer, dans le compartiment de troisième, mêlés à des soldats en congé, à des paysans, ils se rencoignaient, effarés, — tels de gros oiseaux noirs tombés du nid —  ; ils parlaient bas entre eux, comme s'ils étaient encore sous l'œil de leurs maîtres. La gaieté d'ailleurs n'y perdait rien, ni la malice. C'était, ornée d'argot séminariste et de latinades, la chronique amusante de l'année, les manies des directeurs, les ridicules des camarades, un jeu de massacre où s'exerçait la fougue écolière de leur âge. Et, grave à côté d'eux, d'une gravité posée en masque sur une figure juvénile, un diacre récitait son bréviaire.

Vinrent des interrogations sur l'emploi projeté des vacances. Le plus jeune de la troupe se lamentait de la solitude où il allait être confiné. Personne à voir : un vrai trou de campagne…

— Faites comme moi, mon cher, ripostait un camarade, un gaillard taillé en force ; quand le temps me dure trop, je prends la bêche ou la fourche, je donne un coup de main à mon père et à mes frères. C'est autant d'économisé pour eux.

Mais l'autre secouait la tête. Pour avoir essayé une fois de tourner la manivelle d'un égrenoir à maïs, il avait eu la courbature pendant deux jours. Et la chose n'avait rien que de vraisemblable, à considérer le visage exsangue, la physionomie crispée, inquiète du pauvre être débile, voué peut-être par sa débilité même à la profession sacerdotale. Impropre à la terre, bon pour l'église! ainsi est-il décrété quelquefois encore dans les familles paysannes.

L'unique distraction de ses vacances, racontait le malheureux, était les offices du dimanche à la paroisse, et le fricot du curé après la messe ; un fricot triste, un curé mystique et grincheux.

On plaignait l'abandonné. Son cas heureusement était rare. Ses camarades se félicitaient, la plupart, du bon accueil qui les attendait chez eux, chez les voisins, des invitations à dîner dans les maisons riches de leur paroisse. Châtelains ou bourgeois, c'était à qui les aurait à sa table. Un sous-diacre avait été prié de donner des leçons à un jeune gentilhomme récemment refusé au baccalauréat de rhétorique. Il vantait les agréments de la vie de château, les égards, la nourriture. Du monde à dîner tous les soirs, de la musique après, et, quand le temps le permettait, des promenades en calèche.

Gilbert se mêlait à peine à la conversation. Il y avait entre ses camarades et lui un malentendu qui n'avait fait que s'aggraver de jour en jour.

L'origine bourgeoise du nouveau venu, sa vocation romanesque l'avaient isolé dès le commencement. Il était l'égal de ses condisciples ; il n'était pas leur pareil. Jusque dans leur intellectualité, jusque dans leur piété même, il y avait chez eux une rudesse d'écorce qui déconcertait sa sympathie. Ils le blessaient sans le vouloir, il leur déplaisait sans s'en rendre compte. La délicatesse de ses manières offusquait ces paysanneaux, leur prêtait à rire comme une pose. Les dévots seuls, par concordance d'âme, ou les ambitieux, à cause de l'influence qu'on lui supposait sur les directeurs, recherchaient sa société. Les autres le fuyaient. Les physionomies se muraient, les conversations s'interrompaient à son approche.

Pas un ami! La règle s'y opposait d'ailleurs, hostile aux intimités, aux conversations particulières ; le hasard des rangs occupés à la sortie de la chapelle fixait le choix des quatre condisciples qui devaient passer la récréation ensemble. Et Gilbert, qui aurait voulu pouvoir se donner à ses camarades, avait fini par se replier sur lui-même, par vivre seul avec Jésus!

— Vous, Nohèdes? l'interrogeait son voisin, l'abbé Candeil, que comptez-vous faire?

— Nohèdes? répliquait un de la bande, il édifiera la paroisse de Bazerque comme il édifiait le séminaire. Saint Nohèdes, priez pour nous!

— Bazerque ; bonne paroisse, affirma l'abbé Candeil. L'abbé Resongle est un brave homme et sa cuisinière est un ange ; cave sérieuse, spécialité de Gaillac. Et puis nous avons madame Mériel, madame Albanie! la providence du clergé. Bonne paroisse, Bazerque!

— Messieurs, fit observer l'abbé Escaffre, le diacre, en levant le nez de sur son bréviaire, vous oubliez que notre ami est orphelin. Il va faire une triste rentrée dans son pays.

Gilbert serra la main de l'abbé Escaffre.

Il y eut un silence. Le train s'arrêtait à Montlaur.

L'abbé Candeil descendit, reçu à bras ouverts, sur le quai de la petite gare, par sa mère, par son père. Et la joie de la brave artisane, les mains tendues en accueil vers le séminariste, rappelaient à l'orphelin ses anciennes arrivées d'écolier en vacances, les embrassades maternelles gênées par le trophée des livres de prix, des couronnes en papier doré qu'il rapportait au pays.

Mais ses pensées bientôt prenaient une autre direction. Il était tout au choc de la réalité vivante, qui, sournoise, après une année vouée au rêve mystique, travaillait à le reprendre. La femme surtout l'inquiétait. Exilée brusquement de sa vie après un règne éphémère, oubliée dans la claustration sulpicienne, elle reparaissait, troublante, déjà redoutable. Dans la rue, en quittant le séminaire, à la gare, dans le coudoiement de la foule, il avait subi les premiers contacts. Et maintenant, dans le compartiment du train, c'était en face de lui le tête-à-tête de deux promis de village qui se dévisageaient, serrés l'un contre l'autre, comme agrafés par le désir, se mêlaient ensemble dans des attitudes d'une impudeur ingénue.

Gilbert, agacé, se détournait d'eux pour le spectacle des campagnes en bordure de la voie. Mais là encore, d'autres images l'attiraient, des batifoleries, des culbutes sur l'herbe, de faneurs et de faneuses occupés à sauter la luzerne. Ils disparaissaient, et le séminariste les voyait encore. Et il pensait aux petites camarades d'enfance et de jeunesse qu'il allait retrouver à Bazerque, à Claire Mériel surtout, sa grande amie de jadis. L'abbé Resongle, chez qui le séminariste allait passer ses vacances, avait l'habitude de faire chaque soir la partie de bésigue de madame Mériel. Il l'emmènerait avec lui sans doute. Aujourd'hui même, dans quelques heures, il se retrouverait avec Claire.

Heureusement, Gilbert était armé. La veille encore, au cours d'un dernier entretien, son directeur, l'abbé Védrune, l'avait prémuni contre une faiblesse possible. La prudence ecclésiastique avait, en pareille occurrence, tout un règlement de conduite, une série de sages précautions : fuir les occasions de tête-à-tête avec les femmes, ne jamais les regarder en face. Si ces mesures préventives ne suffisaient pas, il y avait le recours à la prière, l'intercession de Dieu et des saints. Gilbert se rassurait en y pensant. Peut-être aussi s'exagérait-il le danger.

Après un an de séminaire, il n'était plus le même homme ; la grâce l'avait transformé. La fréquentation des prêtres, la pratique des sacrements, la nourriture eucharistique l'avaient préparé à soutenir le bon combat.

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