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Le vœu d'être chaste: roman

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XXVII

Le moment approchait. Plus que deux stations, plus qu'une!… Le futur trappiste avait lu son bréviaire, il avait récité le chapelet ; il méditait, maintenant. Des voyageurs étaient montés, étaient descendus : petits bourgeois, dames ou demoiselles de campagne ; le compartiment s'était vidé, s'était rempli, les figures s'étaient renouvelées plusieurs fois, sans qu'il y prît garde. Des bouts de conversation lui arrivaient : propos d'affaires ; de politique, de ménage ; les intérêts, les passions faisaient autour de lui leur vain bruit de paroles… Gilbert se détournait de ces misères. Penché sur la portière, il regardait défiler les paysages. Des étendues plates se succédaient, labours ou vignobles, sur lesquels s'activaient, perdus dans l'immensité des glèbes, de chétifs tâcherons. Puis ce fut une vallée étroite où des peupliers s'alignaient au bord d'un courant d'eau, le long des prairies fleuries de colchiques. Des cultures s'étageaient au-dessus, sur la pente des collines, et entre les bouquets de bois, des clochers pointaient, égayés de tuiles roses…

Mérenvielle! Le train s'arrêtait. Gilbert descendait, s'informait de la route à suivre. Elle grimpait droit entre des bois maigres où les alisiers, des frênes commençaient à se décolorer, parmi la verdure encore intacte des chênes. Au haut de la côte, le pèlerin fit halte. Une combe solitaire se creusait sous ses pieds, et, au fond de la combe, dans un large découvert de maïs et de chaumes, s'érigeaient les bâtisses de Sainte-Marie du Désert. Récemment construit, crépi de neuf, le monastère n'a pas la majesté de ses aînés, des antiques maisons de prière, vouées par la piété des ancêtres à l'observance de Saint-Bernard. Mais à défaut de la patine des siècles, à défaut du prestige que donnent aux vieilles murailles, les souvenirs, les légendes du passé, il offrait à Gilbert le spectacle, plus émouvant encore, d'une protestation, d'un défi porté par la pérennité de la pensée chrétienne à l'invasion du monde moderne. C'était, dans le tumulte d'une société vouée à la conquête de l'argent et du plaisir, comme une enclave de sacrifice, une île de silence.

De là-haut, le voyageur pouvait suivre le plan, le développement de l'édifice, il reconnaissait l'hôtellerie en avant, avec son entrée particulière, il devinait les fenêtres du réfectoire, du dortoir, le vaisseau de la chapelle, les baies vitrées des ateliers. Plus longuement, son regard s'arrêtait sur le petit clos consacré à la sépulture des trappistes, et d'avance, il marquait sa place à côté des autres, la bonne place où bercé par les psalmodies des offices, il dormirait son dernier sommeil.

Le verger, le potager s'étendaient autour, égayaient de leur verdure rectiligne la sévérité des murailles. Tête nue, sous le soleil, quelques trappistes s'occupaient aux travaux du jardinage ; Gilbert discernait leurs mouvements, leurs attitudes ; il entendait sonner le fer de leur bêche repoussée par la glèbe caillouteuse. Bientôt je bêcherai, je sarclerai comme eux songeait-il. Et il les accompagnait en pensée, au réfectoire devant l'assiette de haricots ou de pois chiches, au dortoir, dans une de ces pauvres cellules dont il apercevait l'alignement dans l'ouverture des croisées.

Lente et grêle, tout à coup une cloche tinta. Les trappistes quittèrent leurs outils, entrèrent dans la chapelle. C'est l'heure de complies ; ils vont psalmodier leur office, se disait Gilbert. Et comme s'il obéissait à l'appel de la règle, il se mit à descendre la colline. Lentement. Il s'attardait aux rencontres de la route, aux menus incidents de cette vie extérieure, qu'il allait quitter pour la mort volontaire du couvent. Une bande de trimardeurs dévalait en même temps que lui vers la combe ; ventres creux en quête de la sportule. Des hobereaux du voisinage, piqueur en tête, traversaient la route avec leur meute, lancée à la conquête d'un lièvre. Ils excitaient les chiens avec des voix de colère, et la joie prochaine du meurtre tendait leurs muscles, luisait dans leurs yeux, ingénue et brutale. Un garçon de ferme occupé à défoncer un ratouble, avait déserté la charrue pour galantiser avec une pastoure, qui filait sa quenouille, accroupie dans l'herbe d'une friche.

Voilà donc, pensait Gilbert, l'aboutissement, après combien de siècles, de ce qu'on appelle le progrès! Des gentilhommes gavés de bonne chère poursuivent une misérable proie, comme leurs ancêtres affamés de l'âge de pierre ; un mâle rôde autour de sa femelle, couple docile à l'instinct ; de pauvres hères, éclopés de l'usine ou victimes des assommoirs, s'en vont, quêtant leur subsistance de porte en porte ; ils feront leur lit, ce soir dans l'herbe d'un fossé ou entre les murs d'une prison. Et c'est tout ce que l'homme a su faire pour l'homme! Gilbert avait mis une aumône dans la main d'un des mendiants qui l'escortaient ; ses compagnons de misère aussitôt l'assaillirent, exigeant le partage. Il y eut une bousculade, des horions, des injures. Puis ce fut le tour des chasseurs ; un coup de fusil partit à la lisière des bois, annonça la mort du lièvre ; des cuivres éclatèrent en fanfare, signalèrent ce triomphe. Et, dans la friche, en se retournant, Gilbert aperçut les deux rustres, le garçon de charrue, la gardeuse de moutons, qui s'accolaient. Beau spectacle! Le spectateur eut une grimace de dégoût. Et pourtant, la veille encore, sur le banc du jardin, à Encrambade, n'était-ce pas la même folie qui le tenait, n'était-ce pas le même geste?

Oh! le refuge ; vite! la sécurité du mur entre la femme et lui! L'épreuve finissait. Gilbert touchait au seuil du monastère. Dévotement, amoureusement, il s'agenouilla, il posa ses lèvres sur le bois de cette porte qui allait lui ouvrir le monde de la pureté, le monde de la Grâce.

Ce fut son baiser de fiançailles avec le cloître.

FIN

Arcis-sur-Aube. — Typ. Frémont

NOTE DU TRANSCRIPTEUR

La publication dans la Revue Blanche en 1899-1900 comprenait trois parties séparées en chapitres. L'édition en volume a retiré la séparation en parties, et renuméroté les chapitres de I à XXVI, à l'exception du chapitre V de la troisième partie, oublié lors de la renumérotation.

On a retiré la mention "première partie" qui restait en tête du premier chapitre, et repris la numérotation des chapitres à partir de ce chapitre V de la troisième partie, qui devient le chapitre XXI.

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