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Le vœu d'être chaste: roman

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XII

— J'ai fait mes affaires à la bête hombrée, confiait-il au séminariste : quarante sous, rien qu'au dernier tour, deux remises en préférence que j'ai gagnées à ce grigou d'abbé Bascans. Il faisait une tête! Dieu qu'il est laid, cet animal-là, quand il perd! Nous allons nous régaler à ses dépens chez mademoiselle Trémège…

Il ouvrait en même temps la porte d'une pâtisserie, une boutique dorée où des gâteaux attendaient en montre, patients, éternels, sous leur moustiquaire de gaze…

Gilbert se récusait d'avance ; il n'avait envie de rien prendre. Et Curvale, engloutissant coup sur coup trois meringues :

— Vous ne savez pas de quoi vous vous privez, mon cher, disait-il. Ces meringues se fondent en touchant les lèvres, et légères avec ça! Rien de tel pour activer la digestion, surtout si on les additionne d'un verre de malaga, n'est-il pas vrai, Mademoiselle Reine?

Indulgente et flétrie, avec des gestes mignards qui mettaient en valeur les restes d'une beauté jadis éclatante et qui ne démissionnait pas encore, mademoiselle Reine avait déjà servi les verres, la bouteille…

Gilbert se récusait de nouveau.

— Ni faim, ni soif? nous allons donc boire à votre santé, Mademoiselle et moi, souriait le desservant, en saluant du verre à la hauteur de l'œil la belle pâtissière. Ce malaga vous met de la gaieté dans le sang! concluait-il en faisant claquer la langue.

— Il n'est pas mauvais, paraît-il, acquiesçait mademoiselle Trémège. Monsieur le président, quand il me fait l'honneur de s'arrêter chez moi, ne manque pas de s'en faire servir un petit verre.

— Et il a le goût fin, notre président, ajoutait l'abbé Curvale ; il s'y connaît en douceurs!

La dépense soldée, on sortait et l'abbé s'empressait d'instruire son camarade. Le président était l'amant de mademoiselle Reine ; une liaison de vingt ans, un vieux scandale qui ne scandalisait plus personne. Et il en énumérait d'autres à la suite, il dénonçait des adultères connus, nommait des faux ménages, des gens graves, bien pensants acoquinés avec des drôlesses ; d'autres, plus circonspects, gardaient leur décorum à Folgarde, faisaient la fête à Toulouse…

Ces propos offusquaient Gilbert. Des calomnies peut-être ; et puis, quel intérêt pouvait avoir un prêtre à divulguer ces mauvais exemples?

— C'est un sujet de conversation comme un autre, s'excusait l'abbé Curvale. Tant pis pour ces tartufes, d'ailleurs ; il n'est pas mauvais de les démasquer…

— Mais, puisque vous savez ce qui s'y passe, chez cette demoiselle Trémège, qu'allez-vous faire chez elle?

— Manger des meringues, pardi!

— Et trinquer avec une créature de mauvaise vie!

— Baste! un vieux morceau, une figure bonne à guérir les gens de l'amour! que voulez-vous qu'on suppose? Et puis, ne confondons pas les genres, s'il vous plaît. La vertu n'a rien à faire avec la pâtisserie, n'est-ce pas?

L'abbé Nohèdes quittait un moment son contradicteur, pour prendre, chez le pharmacien, les remèdes destinés au curé de Bazerque. Puis ce fut une station au bureau de tabac où l'abbé Curvale fit une ample provision de cigares et de cigarettes.

— Tout à l'heure, en carriole, nous grillerons une sèche ; qu'en dites-vous?

Devant la porte des Trois-Rois, la voiture attendait, les brancards en l'air, une méchante jardinière prêtée à l'abbé par un de ses paroissiens. On attelait, et — en route!

Dans un tonnerre de ferraille, le véhicule mal graissé s'en allait au gré d'une poulinière sans amour-propre, que les coups de fouet et les injures de l'abbé ne parvenaient pas à émouvoir. Et c'était, devant les voyageurs, la défilade à perte de vue des arbres pareils, au bord de la route plate, entre des cultures monotones.

L'impatience du conducteur se calmait bientôt, bercée à l'amble paisible de la bête.

— Baste! nous avons le temps après tout, se résignait-il. Nous avons gagné notre journée sans rien faire, et la pauvre bête s'est époumonée ces temps-ci à herser les emblavures. Laissons-la marcher à son idée. Il suspendait les rênes à la lanterne de la voiture, roulait une cigarette : pour me désempâter la bouche affirmait-il. Ce malaga de la vieille Trémège est trop sirupeux. Je l'engagerai à changer de fournisseur. Il fumait à larges bouffées, se carrait sur le siège. Le huit-ressorts est un peu dur, ricana-t-il. N'importe. Il fait bon ici. Reniflez-moi cet air. Après un bon dîner, c'est exquis. La pluie de ces jours derniers a rafraîchi l'herbe ; on dirait que c'est le printemps qui recommence. Les plantes elles-mêmes s'y trompent. Les chèvrefeuilles refleurissent dans les haies. Sentez-vous leur odeur? Il avait happé une brindille fleurie au passage, l'avait portée à sa bouche ; il la mâchait, la respirait en même temps. Est-ce que ça ne vous dit rien à vous, ce parfum-là? Heureux mortel! Vous avez le sang tranquille. Moi, ça me fait un effet! il me semble que j'ai des fourmis par tout le corps.

— Vous devriez vous mortifier en rentrant, réciter quelques chapelets, lire un chapitre de l'Imitation, insinuait Gilbert.

— Et boire des tisanes rafraîchissantes. Merci. Je connais l'ordonnance. Prier? Mais je ne fais que ça du matin au soir! C'est comme si vous recommandiez à un cordonnier de faire des souliers pour calmer son tempérament. Non ; je me connais ; mon remède à moi, ce qu'il me faudrait, ce serait de voir du nouveau, de courir l'aventure.

— Faites-vous missionnaire!

— Missionnaire, c'est bientôt dit. Et la maman, que deviendrait-elle, comment ferait-elle pour vivre avec mes trois petits frères, là-bas, à Toulouse? Sans moi, sans les sous que je leur envoie de temps en temps, ils n'iraient pas loin, les petiots. Non, mon cher ; je suis à la chaîne : il faut que j'y reste. Je ne me plains pas, d'ailleurs. Les journées passent ; ce sont les soirées qui sont dures. Ma femme de ménage s'en va le soir, dès qu'elle a fini de laver la vaisselle ; je suis seul.

— Seul — avec le bon Dieu, commentait l'abbé Nohèdes.

— Avec le bon Dieu ; c'est entendu ; et avec le diable aussi. Et le diable me tente ; il me parle : Abbé Curvale, pourquoi ne sors-tu pas un peu, puisque tu en as envie? Tu es bien bon de te gêner. Va donc passer un moment chez les Capirol ; ils sont là, porte à porte avec le presbytère. Personne ne te verra entrer ni sortir. L'homme est un bon vivant, la femme, une dégourdie, une vive la joie. On déboucherait l'eau-de-vie ; on ferait du punch ; on rirait… Je cède quelquefois…

— Et vous avez tort, mon ami. Les mauvaises langues…

— Oui, je sais ; on raconte que la Capirole est ma maîtresse. On vous l'a dit à vous aussi. Et vous l'avez cru. Vous dites non par politesse, mais je sais bien, au fond, ce que vous en pensez. Eh bien, tant pis pour ceux qui le disent et pour ceux qui le croient. Je ne peux pourtant pas me condamner à vivre comme un hibou.

— Songez à votre robe, à la dignité du sacerdoce…

— Ma robe, ma robe!… Mais dites donc l'ami, vous qui faites le prêcheur, est-ce que votre robe vous empêche d'aller tous les soirs jouer au bézigue chez madame Mériel? Prenez garde, mon cher Nohèdes. Pour être mieux habillée, la tentation n'en est que plus dangereuse. Elle est jolie, mademoiselle Claire, et elle n'a pas froid aux yeux, autant qu'il m'a semblé. Elle s'ennuie à Bazerque et son fiancé est un assez piètre compagnon. Il n'a pas fait de la prison comme mon compère Capirol — oh! huit jours seulement pour une batterie à l'auberge, et il avait eu la main un peu lourde — mais il ne vaut pas beaucoup plus cher, le futur gendre de madame Albanie : un coureur, un ivrogne, et la dégaine d'un imbécile avec ça. Mademoiselle Claire ne doit pas avoir beaucoup d'agrément avec lui. Et vous êtes là, vous ; soit dit sans vous offenser, vous y êtes plus souvent qu'à votre tour. Entre son galant officiel et vous, comment voulez-vous que la donzelle ne fasse pas la différence? Elle la fait, soyez-en sûr ; sa petite tête travaille. Je ne vous ai vus qu'une fois ensemble ; mais ça m'a suffi.

— Quelle idée!

— Je vous dis que ça y est. Je connais les femmes un peu mieux que vous, n'est-ce pas? La petite vous allongeait de ces coups d'œil… C'était pendant qu'on tressait les guirlandes de buis pour la procession, chez madame Albanie. Vous travailliez côte à côte. Je l'ai vue faire, allez, elle se frottait à votre soutane comme une chatte…

— Assez, abbé Curvale, assez! Vous calomniez une honnête fille.

— La calomnier, moi? et pourquoi donc, s'il vous plaît? Parce qu'elle a le bon goût de vous préférer à son grand dadais de fiancé? Elle est libre après tout, et vous aussi. Vous n'avez pas prononcé vos vœux, que je sache. Le temps de laisser repousser la tonsure!

— Mais il n'y a rien, absolument rien, entre mademoiselle Mériel et moi, je vous le jure.

— C'est bon, je ne vous demande pas vos secrets. J'ai voulu seulement vous avertir. Méfiez-vous, si vous n'êtes pas encore amoureux ; l'amour vous guette. Mais si vous succombez, comptez sur moi, disposez de moi ; je suis votre homme…

L'abbé Nohèdes ne savait plus s'il devait se fâcher ou rire de ces offres de service. L'ingénuité de ce cynisme le désarmait.

— Je vous remercie de votre bonne volonté, dit-il ; mais je n'en ai que faire. Mademoiselle Mériel ne pense pas plus à moi que je ne pense à elle. Votre imagination a fait tous les frais de ce mauvais roman. Laissons cela, je vous en prie. Parlons plutôt de vous ; vous êtes sur la mauvaise pente, abbé Curvale. J'ai peur pour vous, peur et pitié. Venez me voir ; je tâcherai de vous faire du bien à ma façon… Si bas que vous soyez tombé, vous pouvez remonter encore, reprendre votre aplomb. Venez, je prierai pour vous, en attendant.

Cahin-caha, la jardinière faisait son entrée à Bazerque. Comme elle passait devant la maison des Mériel, une croisée s'ouvrit au premier étage, la figure de Claire apparut.

L'abbé Curvale esquissa un sourire.

— Priez pour moi, soit, dit-il, mais ne négligez pas de prier pour vous.

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