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Le vœu d'être chaste: roman

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VII

La fête de l'Assomption approchait ; les préparatifs de la procession mettaient en mouvement les gens de Bazerque. La libéralité de M. de Favaron, promulguée au prône par l'abbé Resongle, avait piqué au vif l'amour-propre paroissial. Il fallait faire grand, il fallait faire neuf.

On s'y évertuait.

Chez les frères Maristes, instituteurs libres, aussi bien qu'à la maison des sœurs de la Sainte-Famille, éducatrices communales des filles, on s'ingéniait à des surprises. On ne se contentait pas, cette année, de découper des bannières bleues, des oriflammes roses, forêt de papier qu'on voit, d'habitude, se balancer aux mains des enfants, en tête du cortège. Plus compliqués, objet de combinaisons savantes, des pavillons, des dômes se machinaient, destinés à abriter sous leurs arcs de verdure artificielle une série d'emblèmes, d'attributs pieux : une Couronne d'Epines, une Sainte Bible.

On parlait même d'un Agneau Pascal sensationnel, d'un véritable agneau, empaillé toutefois, qui devait figurer porté sur un brancard, dans un décor de prairie.

M. Sudre, pharmacien, esprit libre, mais passionné pour la taxidermie, avait consenti à préparer lui-même le sujet fourni gratuitement par le boucher Estup.

Mais les sœurs de la Sainte-Famille avaient trouvé mieux encore. Elles complotaient une représentation des litanies de la Sainte Vierge. La Rose Mystique, la Tour d'Ivoire, l'Arche d'Alliance défileraient, donnant une forme sensible aux invocations des fidèles.

Le Miroir de Justice était une glace ancienne prêtée par Mme Mériel, et la Tour d'Ivoire, une tour Eiffel en carton-pâte, souvenir de l'Exposition, rapporté de Paris par un serrurier enthousiaste.

Ainsi tout Bazerque travaillait à la gloire de Marie. L'abbé Resongle partageait son temps entre les ateliers où s'élaboraient ces merveilles ; il y mettait la main à l'occasion ; il donnait une idée, rectifiait le dessin d'un dôme, la découpure d'une oriflamme. Chez les sœurs, il inventait à la pointe des ciseaux un modèle de calice en papier d'argent ; chez les Maristes, les manches retroussées, il aidait les peintres, brossait les décors comme un manœuvre. Après quoi, fatigué, il chavirait son chapeau, épongeait son front, encourageait les artistes d'une prise de tabac. Le brave homme en arrivait à oublier la pêche à la ligne, à négliger les petits pois du presbytère.

Le soir, chez les Mériel, il racontait les progrès de l'œuvre, les miracles de la journée.

— Vous en faites trop, Monsieur le Curé ; si vous continuez, vous tomberez malade avant la fin! lui disait Mme Mériel en le réconfortant d'un petit verre de bénédictine. Mais le curé protestait. La joie de réussir lui enlevait la fatigue. Il lui semblait être à ses débuts dans le sacerdoce, quand, nouveau vicaire à Saint-Jérôme de Toulouse, il organisait la procession de la Fête-Dieu : vingt pavillons, quatorze bannières, plus de cinquante congréganistes en robe blanche…

— Hélas! soupirait-il, nous ne pouvons pas égaler ces magnificences ; mais, dans la mesure de nos forces, nous aurons travaillé au bon renom de la paroisse et au triomphe de notre sainte religion! Et se tournant vers le bel Adrien de Favaron, qui venait maintenant tous les soirs, de Villefranche, faire sa cour à Mlle Mériel : C'est Dieu qui vous a inspiré, mon jeune ami, l'apostrophait-il. Nous nous endormions ici dans une coupable indifférence ; grâce à vous, à votre générosité, la paroisse a retrouvé son élan. Tout le monde a voulu suivre votre exemple. Tenez, aujourd'hui encore, la congrégation des enfants de Marie a décidé de renouveler les rubans de moire bleue qui servent d'insigne à ses membres. Ces pauvres petites ne sont pas riches ; elles prendront sur le budget de leur coquetterie pour subvenir à la dépense : double profit pour le bon Dieu… Enfin ; mais ceci sous toutes réserves, mon cher ami, ajoutait l'abbé Resongle d'un air de mystère, enfin j'ai tout lieu d'espérer que les orphéonistes de Bazièges nous prêteront leur concours. Vous savez qu'ils ont eu le premier accessit de lecture à Carcassonne. Ils rehausseront la cérémonie…

L'heure du bézigue avait sonné depuis un moment et l'abbé laissait passer l'heure. La partie commencée, sa carte en l'air, prête à couper une brisque, il s'arrêtait, repris par son idée fixe. C'était un détail oublié qui lui revenait, une lettre à écrire tout de suite.

— La provision de papier d'argent est épuisée ; je me suis chargé de la commande…

Mme Mériel l'admirait.

— Comment pouvez-vous penser à tant de choses? Ménagez-vous, Monsieur le Curé, prenez garde!

— Le bon Dieu me soutiendra, répliquait l'abbé Resongle. Et il s'administrait un second verre de bénédictine.

La question du chant faillit tout entraver. Il s'agissait de choisir les motets que devaient chanter les Enfants de Marie, et le choix n'allait pas tout seul. L'abbé Nohèdes, à qui incombait cette partie du programme, avait sur la musique religieuse des idées qui n'étaient pas celles de M. Béquine, organiste attitré de la paroisse. L'abbé tenait pour la sévérité de la liturgie, M. Béquine pour les flons-flons d'opéra, qu'il accommodait en cantiques. Il y eut conflit, menace de démission de l'organiste, toute une affaire, que l'abbé Resongle, indifférent en ces matières, trancha en imposant les compositions du R. P. Lambillotte, musicien douceâtre et canonique.

Cette difficulté réglée, il n'y avait plus qu'à penser à la décoration de l'église et des maisons devant lesquelles devait passer le cortège.

Chez les Mériel, tout le monde était en l'air. Depuis Claire, grande ordonnatrice, jusqu'à Bernard, chargé des travaux de pyrotechnie, car on avait résolu de clôturer la fête par des illuminations accompagnées de fusées et de bombes — chacun s'occupait à sa manière. Gilbert lui-même était appelé, consulté à chaque instant. Claire ne pouvait rien faire sans lui. Ç'avait été d'abord le plan d'ensemble à inventer, à dessiner : un décor de verdure et de fleurs qui devait envelopper la façade tout entière. Puis les détails, les guirlandes, les couronnes. Déjà les antiques palissades de buis qui clôturaient le jardin avaient été tondues et des mains diligentes tressaient les menues branches en cordes, en festons, en astragales. Un large transparent représentant N.-D. de Lourdes devait, encadré dans une croisée du premier étage, former le centre de la composition, que complèteraient à la dernière heure les orangers du jardin alignés le long du mur et, avec les orangers, les hortensias, les hémérocales, les glaïeuls, toutes les fleurs du parterre offertes en un bouquet grandiose.

Gilbert avait fini par se passionner pour ces choses. Il s'attendrissait sur la communauté de vie que les préparatifs de la fête avaient inaugurée dans la maison.

Il croyait par moments remonter les âges, revivre un de ces moments de ferveur qui animaient jadis les familles chrétiennes. L'attitude de Claire encourageait cette illusion. Elle avait depuis quelques jours un air enthousiaste et grave qu'il ne lui connaissait pas encore, avec cependant des fusées de gaieté çà et là, mais d'une gaieté blanche, sans malice, comme de quelque jeune nonne folâtrant dans le cloître avec ses compagnes. Elle chantait ; sa voix s'unissait à la voix des jeunes servantes qui l'aidaient à tresser le buis. C'était un cantique sentimental du père Hermann :

… le jour ne paraît pas encore
Oh! nuit, cruelle nuit, dureras-tu toujours!
. . . . . . . . . . . . .

En percevant ce timbre de pureté, ces paroles d'innocence, Gilbert se demandait si c'était bien Claire qu'il entendait, la Claire du tennis, la fiancée frivole d'Adrien de Favaron. Mais elle avait toujours eu de ces contradictions en elle, des passades de ferveur religieuse après des temps de dissipation et de folie. Elle était, selon le caprice de l'heure, la vierge folle ou la vierge sage, et elle était l'une ou l'autre avec une égale ardeur, un pareil emportement à se donner tout entière. Gilbert le savait et cependant il ne pouvait pas s'empêcher de prendre au sérieux sa dernière métamorphose. Sa sévérité fléchissait, sa prudence désarmait devant elle. Ils causaient, et leurs propos tournaient vite aux confidences.

Elle était curieuse de savoir comment, dans quelles circonstances, il était revenu à Dieu. Elle s'informait de la vie qu'il menait au grand séminaire, de l'heure à laquelle on se levait, on se couchait, des plats qu'on servait au réfectoire, du vestiaire, du linge… Le règlement lui paraissait bien sévère : le lever à cinq heures en plein hiver, et ce maigre rigoureux pendant tout le carême! L'interdiction de recevoir des dames au parloir l'intriguait beaucoup. Quoi! pas même une parente, une cousine? « C'est donc qu'on se méfie de vous, qu'on ne trouve pas votre vocation assez solide? » Elle s'effrayait aussi de la durée des méditations à la chapelle : « Une heure! les genoux doivent vous faire mal! » Cependant elle approuvait Gilbert d'avoir quitté le monde. Les fêtes, le plaisir, c'est si vide, à la longue! Et malicieusement : « Vous le savez mieux que moi, d'ailleurs », ajoutait-elle. Puis se ravisant : « Ne regrettez-vous jamais votre liberté? »

— Jamais! répondait Gilbert.

— Vous avez pris le bon parti, affirmait-elle de nouveau. Puis, avec un soupir : Ah! si l'on n'était pas si lâche! Elle baissait les yeux : Je vais vous étonner peut-être, mon ami. Mais il y a des jours où j'ai envie de faire comme vous, d'entrer en religion. Mais, on ne voudrait pas de moi, sans doute?

— Pourquoi pas, si vous étiez vraiment appelée? Mais il n'est que temps de vous décider, souriait Gilbert. Que dirait ce pauvre M. de Favaron?

— M. de Favaron? Ne vous mettez pas en peine de lui. Il ne serait pas long à m'oublier. Mais avant d'entrer au couvent, il faudrait savoir lequel. Carmélite ou sœur de Charité? Conseillez-moi, Monsieur l'abbé. Pas d'ordre enseignant surtout. Sœur férule, jamais! La coiffe blanche des religieuses de Saint-Vincent de Paul, à la bonne heure! Voyez-vous ma figure au fond? La cornette ne m'irait pas mal, je crois. Et puis, je serais brave. Et savez-vous? Plus tard, quand vous seriez un bon vieux prêtre et moi une très antique religieuse, peut-être vous nommerait-on aumônier de l'hôpital. Et nous finirions de vivre ensemble en nous exhortant à bien mourir. N'est-ce pas que ce serait charmant? Vous riez ; vous ne me croyez pas capable d'un coup de tête. Prenez garde, Monsieur l'abbé, ne me mettez pas au défi. Pensez-vous donc que ça m'amuse tant que ça de me marier? Je suis une ignorante c'est vrai, une coquette aussi par moment, quand je m'ennuie. Mais je vaux tout de même mieux que ma vie, Monsieur Gilbert. Ah! tenez, je sens bien que j'aurais raison de me révolter, de ne pas vouloir ce qu'on a voulu pour moi. Je ne suis pas la poupée que vous imaginez peut-être. Pour être heureuse, il me faut quelque chose qui m'emplisse le cœur, une passion, bonne ou mauvaise ; il me la faut, entendez-vous? Croyez-vous que M. de Favaron puisse me l'inspirer…?

Gilbert ne savait que répondre. Les messieurs directeurs du grand séminaire n'avaient pas prévu une consultation de ce genre, dans leurs instructions de vacances.

Mais était-ce bien sérieux? Simple fantaisie d'enfant gâtée : un tour de piété entre deux tours de valse. Peut-être. Peut-être aussi le coup de la grâce, le vent de l'Esprit qui passait sur cette âme, qui la jetait vers Dieu? Et dans ce cas, il serait, lui, Gilbert, l'instrument choisi pour son salut!

Le séminariste se taisait, perplexe, hésitant entre la prudence qui lui conseillait de ne rien trancher, de s'en référer à ses supérieurs, et la charité chrétienne qui le poussait à secourir une âme en détresse.

La brusque entrée de Bernard le tira pour un moment de l'embarras de conclure.

— Vous causiez? interrogea le mauvais garçon en toisant Claire et Gilbert.

Il s'allongeait en même temps sur le canapé, disposait un coussin sous sa tête pour la sieste.

— Pas la peine de vous déranger ; je viens ici pour dormir, je dors…

Mais Claire ne se laissa pas démonter.

— Oui, dit-elle, nous causions, Monsieur l'abbé et moi ; nous causions de choses sérieuses. Le salut de mon âme ; rien que ça ; mon bonheur dans ce monde et dans l'autre. Dois-je me marier ou entrer au couvent?

— Au couvent, Ophélie, au couvent! ordonna Bernard avec une intonation et un geste de théâtre. Et après une pause : Farceuse, va! ajouta-t-il. Puis se tournant vers Gilbert.

— Et s'il n'y a pas d'indiscrétion, que conseillez-vous à ma sœur?

Le parti de Gilbert était pris.

— J'allais lui répondre, dit-il, qu'en pareille matière, le plus sûr est de s'en rapporter à sa mère et à son confesseur.

Claire secoua la tête d'un air de dépit…

— L'abbé Resongle? gouailla Bernard. Un jeune directeur ferait mieux ton affaire, pas vrai, sœurette?

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