Le vœu d'être chaste: roman
XXVI
L'abbé Resongle eut un haut le corps, le lendemain matin, quand Gilbert lui fît part de ses nouvelles intentions. Cela se passait à la sacristie où le séminariste avait suivi le prêtre après lui avoir servi la messe.
— A la Trappe! à la Trappe! s'exclamait le curé, en remuant à petits coups de sa cuiller le chocolat fumant, que venait de lui porter Thècle. A la Trappe! Et tout de suite encore! Quel zèle! La vertu ne te suffit pas ; c'est la sainteté qu'il te faut!
— La sainteté! Je ne vise pas si haut, mon cher monsieur le curé. Si je pouvais seulement être assuré de faire mon salut!
— Et tu penses que la règle de l'abbé de Rancé t'y aidera? interrogeait le bonhomme, en émiettant délicatement, à petites bouchées, le pain grillé dans son bol.
— L'abbé de Rancé avait commencé par être un malheureux pécheur comme moi.
— Plus que toi! sourit l'abbé Resongle. Ces hommes du grand siècle faisaient tout grand, même la débauche. Sa pénitence fut en proportion de ses fautes. Mais sans doute avait-il aussi un estomac solide. C'est là l'écueil, mon cher enfant. Tout le monde n'est pas en état de supporter le jeûne et l'abstinence… Ainsi, moi… Tel que tu me vois, j'ai pensé aussi à la clôture. C'était pendant une retraite de rentrée, au grand séminaire. Le prédicateur, un grand diable de capucin qui avait de la barbe jusqu'aux yeux, nous avait servi un sermon sur l'enfer qui m'avait donné la petite mort. Je me croyais déjà dans la rôtissoire. L'idée me vint de me réfugier au couvent. En attendant de pouvoir y entrer, je lisais la vie des grands pénitents, je m'appliquais à imiter leurs pratiques. Je me privais des aliments gras au réfectoire, je m'abstenais du vin et du sel, je passais mes nuits en prières. En suite de quoi, sans grand profit pour mon avancement spirituel, ma santé s'altéra gravement. Je tombai en mélancolie et en paresse. La théologie, les sciences ne m'intéressaient plus, j'argumentais mal et mes dissertations ne se tenaient pas debout. Mes directeurs s'alarmèrent. Les sulpiciens sont des gens sages ; mon confesseur lui-même se ligua avec le médecin, pour m'obliger à rentrer dans la vie commune… Et je ne m'en suis pas si mal trouvé. Ce que je te dis là, n'est pas pour blâmer ni pour refroidir ton zèle. En ces matières, l'expérience des autres ne sert à rien. C'est affaire à toi et au bon Dieu. J'ai voulu simplement te montrer, par mon exemple, que dans le cas où ta résolution faiblirait, tout ne serait pas perdu. A défaut du couvent, tu auras la ressource de la carrière paroissiale. Et c'est bien assez, tu peux me croire, pour te faire gagner le ciel…
— Assez et trop, répliqua Gilbert. Hélas! ce n'est pas pour chercher des difficultés, c'est pour les éviter plutôt, que j'ai pensé à la Trappe. Je suis faible, et je n'ai guère le sens pratique. Que deviendrais-je à la tête d'une paroisse…?
— C'est vrai, je l'ai remarqué, que tu n'es pas ce qu'on appelle un débrouillard, mon pauvre enfant. Le zèle du Seigneur t'égare parfois, tu vas à l'extrême ; les solutions justes t'échappent. Mais ce sont là des péchés de jeunesse. La pratique se serait chargée de t'amender.
— Avouez, mon cher curé, que vous auriez autant aimé que j'expérimente ailleurs que chez vous. J'ai fait quelques pas de clerc pendant ces vacances.
— Ça, c'est encore vrai ; acquiesça l'abbé Resongle, en sauçant une dernière mouillette. Je ne t'en veux pas ; mais tu as quelque peu bouleversé Bazerque avec ton intransigeance. Ainsi ta malheureuse querelle avec M. Béquine, mon organiste. Une jolie affaire que tu me laisses sur les bras. Je te demande un peu ce que ça te faisait qu'il célébrât les louanges de la Sainte Vierge sur des airs de la Favorite ou de la Fille du Régiment? D'abord personne ne les connaissait ici ces opéras. Et puis on était habitué à prier, à communier sur ces airs là. La tradition les avait consacrés. C'était comme de la liturgie. Et qu'est-ce qui m'arrive maintenant? Tu nous quittes. Mademoiselle Mériel se marie. Me voilà sans organiste…
— Vous voyez bien que j'ai raison de renoncer au séminaire. J'aurais été un mauvais curé ; je ferai peut-être un bon moine.
— Tu aurais été un excellent directeur, mon ami, si j'en juge par ton succès auprès de Claire. Comment t'y es-tu pris pour la décider à faire sa paix avec M. de Favaron? Tu sais qu'il était un peu jaloux de toi, ce nigaud d'Adrien, et c'est là-dessus qu'il s'était brouillé avec Claire. Une bêtise! mais qui aurait pu mal finir. Je peux bien te le dire, maintenant que l'affaire est arrangée. Cette rupture était un désastre. Elle est mal dans ses affaires, la pauvre madame Albanie. Un cœur d'or et des mains percées. Tout ce qu'elle avait s'en est allé en invitations et en aumônes. Trop faible, voilà son seul défaut. Claire la faisait marcher comme un enfant. Toute fantaisies, toute caprices, cette petite. Il était temps qu'on la marie. Un fier service que tu nous a rendu là, mon ami. Je dis : nous, parce qu'il me semble que madame Albanie et moi, nous ne faisons qu'un, — ceci soit dit sans te scandaliser. Songe qu'il y a plus de cinquante ans que je la connais. Et comment aurais-je pu la voir sans l'aimer? Elle et son mari ont été ma providence dans cette paroisse. Tu te souviens de M. Mériel ; il était la simplicité même. Et elle, quelle sainte personne, quelle créature du bon Dieu! J'étais jeune alors. Nous avons vieilli côte à côte. Nous avons eu les mêmes joies, les mêmes tristesses. J'ai tenu Claire et Bernard sur les fonts baptismaux, j'ai enterré mon pauvre ami. J'aime ces enfants comme s'ils étaient miens. Ce que tu as fait pour Claire, c'est comme si tu l'avais fait pour moi. Madame Albanie t'a remercié, elle te remerciera encore. Tout à l'heure, nous irons la voir ensemble.
— Tout à l'heure, monsieur le curé, j'aurai le regret de vous quitter. Je pars par le premier train. Ce soir, s'il plaît à Dieu, je coucherai à Sainte-Marie du Désert.
— Déjà? Il me semble que je rêve. Mon cher Gilbert, mon pauvre enfant! Moi qui espérais t'avoir ici près de moi, plus tard, qui comptais te demander comme vicaire régent à Monseigneur, quand ces damnés rhumatismes ne me laisseront plus la force de gouverner mon troupeau. Depuis ton entrée au séminaire, je caressais secrètement ce projet, je m'en étais ouvert à madame Albanie. Tu aurais été notre bâton de vieillesse. La chère dame commence à s'endormir le soir sur les cartes ; tu l'aurais suppléée, tu aurais aidé Thècle aux travaux du jardinage ; et qui sait? tu n'es pas un fervent de la pêche à la ligne, mais peut-être en aurais-tu pris le goût avec moi. A la belle saison, quand le goujon donne et que la brigne commence à remonter en eau douce, nous aurions été ensemble cueillir une friture au moulin. Et maintenant, il faut renoncer à tout cela. Tu nous quittes. Que le bon Dieu t'assiste, mon cher enfant! Que le joug de la règle te soit léger! Et si l'épreuve est au-dessus de tes forces, si tu rentres jamais dans la vie séculière, n'oublie pas les amis que tu laisses ici, les deux pauvres vieux qui ne cesseront pas de penser à toi.
Gilbert s'étonnait. Il se reprochait d'avoir mal jugé l'abbé Resongle, d'avoir méconnu sa bonté. Et sans doute, cette bonté était bien quelque peu égoïste, sans doute il était intéressé, ce rêve de félicité que le brave homme s'était forgé pour ses vieux jours ; n'importe! depuis la mort de ses parents, Gilbert n'était pas gâté en fait de tendresse. Bien froids avaient été ses rapports avec ses anciens maîtres du lycée, bien sèche la paternité spirituelle des sulpiciens du grand séminaire. Oh! ceux-là, on aurait pu les tordre et les exprimer tous ensemble sans en tirer une goutte d'émotion. L'orphelin fondit en larmes…
— Bénissez-moi, Monsieur le curé, dit-il en se jetant aux pieds de l'abbé Resongle.
Le prêtre se pencha, imposa gravement ses mains sur la tête du futur trappiste. Puis, l'attirant à lui :
— Dans mes bras maintenant, mon cher fils!
Longuement ils s'étreignirent.
Une génuflexion devant le tabernacle, un regard à l'église, à l'autel où les fleurs, le joli paysage mystique imaginé, arrangé par Claire achevait de se flétrir ; Gilbert était dans la rue. Son bagage ne l'embarrassait pas. Les souvenirs, les lettres, il avait tout brûlé la veille. Ne devait-il pas dépouiller son humanité passée à la porte du couvent? La clef sous la porte, un testament de quelques lignes chez le notaire, un legs suffisant pour faire dire des messes aux anniversaires de ses parents morts, pour renouveler les fleurs et les couronnes sur leur tombe ; c'était tout ce qu'il laissait après lui. L'âme légère, de cette légèreté surnaturelle que connaissent seuls les enfants de Dieu, il descendait à la gare. La rue qu'il était obligé de suivre longeait le jardin des Mériel. Par dessus la haie de pruneliers à demi-effeuillés par l'automne, Gilbert découvrait la perspective connue des corbeilles et des massifs. Le carré sablé voué au tennis se découpait au milieu de la pelouse. Et le souvenir revenait à Gilbert de la partie interrompue et reprise, le jour de son arrivée à Bazerque. Il revoyait la figure animée de Claire, ses yeux brillants de la joie de vivre, ses gestes souples et précis dans la flanelle blanche. Et c'étaient, évoquées à la suite, les journées d'avant la procession, les propos parfumés de l'odeur amère des buis tressés en guirlande pour la gloire de la Sainte Vierge ; c'étaient les heures mauvaises du flirt avec le beau Viraben, et les bonnes heures de la conversion, de l'intimité dévote au pied de l'autel. Mais était-elle vraiment, au fond, tout au fond du cœur, la demoiselle pieuse, l'ingénue sacristine, qu'elle s'était montrée alors, ou bien était-ce un personnage qu'elle jouait pour voir, pour essayer son attrait en de nouvelles coquetteries? Et sa conversion subite à l'amour, son aveu de l'avant-veille à l'église, son désespoir d'hier sous la charmille d'Encrambade, était-ce bien sérieux? Sincère, elle l'était au moment même peut-être ; mais ensuite? Et cependant Gilbert se reprochait de n'avoir pas poussé l'épreuve, de n'avoir pas profité de cette minute d'émotion pour l'arracher aux fatalités de sa nature, pour l'emporter avec lui dans son essor vers Dieu.
Il songeait. Une charrette anglaise qui roulait à grand train à sa rencontre l'obligea à se garer brusquement. Mandé par madame Albanie, Adrien de Favaron venait à la hâte, faire sa paix avec Claire. En tenue du matin, d'une négligence calculée, gants de cheval, cravate de flanelle ajustée sur le cou sans faux-col, le feutre raide légèrement incliné sur sa tête à l'évent, il arrivait content de lui, prêt à ressaisir sa conquête. Il salua brièvement l'abbé Gilbert, uniquement attentif au tournant magistral qu'il allait prendre pour arriver au seuil des Mériel. Et l'abbé le suivait de l'œil, il imaginait les phrases d'excuses, le déjeuner de réconciliation, la partie de lawn-tennis sur la pelouse, et pour sceller l'accord, le baiser échangé, le soir dans l'obscurité de la charmille…
Comme s'il s'évadait d'une embûche, Gilbert avait hâté le pas vers la gare. Le train s'arrêtait, repartait, et, dans la fuite rapide du village, des jardins, des labours, il semblait à Gilbert que ce petit monde de Bazerque pâlissait, se rapetissait encore. Claire, madame Mériel, Adrien de Favaron, l'abbé Resongle, prenaient des figures de poupées, de pantins évoluant chacun avec son geste dans l'attitude imposée par l'habitude. Seul bientôt, le clocher restait en vue, le clocher témoin impassible de cette minuscule comédie, perdue dans l'ample comédie du monde. Mais pour Gilbert, toutes les comédies allaient finir ; il allait tomber le décor des apparences. Ce soir même, dans quelques heures, la vraie vie allait commencer, le tête à tête avec la Vérité, avec Dieu.