Le vœu d'être chaste: roman
XXI
En entrant à l'église, à l'heure de sa visite quotidienne au Saint-Sacrement, Gilbert aperçut Claire agenouillée, en prières devant l'autel de la Sainte Vierge. Priait-elle vraiment? Elle pleurait. Gilbert ne pouvait pas voir sa figure qu'elle cachait dans ses mains, mais sa douleur se trahissait dans le frisson de sa nuque, secouée par les sanglots.
Gilbert s'agenouilla pas loin d'elle ; mais ses lèvres seules articulaient les oraisons habituelles. Sa pensée était toute au spectacle de cette affliction dont il ignorait la cause. Pauvre Claire! Qu'avait-elle à se désoler ainsi, que lui avait-on fait? Il souhaitait et il craignait de l'apprendre. Qu'allait-elle lui dire? Elle pleurait toujours. Il percevait distinctement ses soupirs ; il assistait à l'orage de ce cœur bouleversé. Et l'orage peu à peu se communiquait à lui, vibrait en écho dans sa poitrine. Un élan de pitié le sollicitait à se lever, à se porter au secours de cette âme en peine.
Ce fut Claire qui se leva brusquement, qui alla vers lui.
— Excusez-moi, dit-elle ; il faut que je vous parle.
Gilbert était debout devant elle.
— Je vous écoute, dit-il en s'inclinant.
Elle le regardait, comme égarée, avec des yeux encore baignés de larmes et un frémissement de ses lèvres gonflées, contractées par la montée des sanglots qu'elle ne parvenait pas à étouffer.
— Je suis bien malheureuse, balbutia-t-elle après un silence. Puis rapidement, à voix basse : Adrien m'a fait une scène. Il a osé me reprocher mon amitié pour vous, il m'a menacée, il m'a insultée. J'ai rompu avec lui… Et maintenant, j'ai tout le monde contre moi. Ma mère, Bernard, tous. Ils veulent que je lui pardonne, que je me réconcilie. Jamais! Je ne veux plus le voir… Ah! que faire? Mon Dieu! que faire? Je n'ai plus que vous, monsieur Gilbert ; conseillez-moi, sauvez-moi!
— Vous devriez plutôt vous adresser à l'abbé Resongle, suggéra Gilbert ; il est l'ami de votre mère. Elle fera ce qu'il voudra.
— L'abbé Resongle? Inutile. Il est tout Favaron. Si je l'écoutais, j'aurais déjà pardonné. Et savez-vous la raison qu'il me donne? Il dit — j'ai honte de vous le répéter — il dit qu'après trois mois de fiançailles, je ne suis plus libre de remercier Adrien. On nous a trop vus ensemble ; personne ne voudrait de moi, si je lui signifiais son congé. Est-ce vrai?
— Le monde est méchant, Mademoiselle ; peut-être avez-vous été quelquefois imprudente…
— Alors, vous aussi, vous me condamnez ; c'est trop fort! Je ne peux pas le croire. Je vous en prie, mon ami, dites-moi bien vite que l'abbé Resongle se trompe, que je ne suis pas compromise. Rassurez-moi. Je suis une brave fille, n'est-ce pas? Vous m'estimez, vous m'aimez ; je n'ai pas démérité de vous…
— Certes, Mademoiselle, je vous estime et je vous plains… répondit Gilbert. Mais mon opinion est bien peu de chose. Ah! si je pouvais vous être utile!
— Vous le pouvez, mon ami. Votre présence m'a déjà fait du bien. J'avais perdu la tête. Savez-vous ce que je demandais à la sainte Vierge, là, tout à l'heure? Eh bien! je lui demandais de me faire mourir, plutôt que de me laisser reprendre par Adrien…
— Mourir? quel enfantillage! Mourez au monde plutôt, affranchissez-vous, fiancez-vous avec Dieu. Personne n'aura rien à dire ainsi, ni votre mère, ni l'abbé Resongle. Et pour vous ce sera le bonheur définitif. Vous m'avez dit une fois, je m'en souviens bien, que vous aviez la vocation…
— Hélas! ce n'était qu'une parole en l'air ; j'ai bien peur de n'être pas appelée. Non, vraiment ; Dieu est trop loin de moi ; je suis trop loin de lui, si vous aimez mieux… J'aurais besoin d'un maître plus à ma portée, d'un cœur d'homme sur lequel je m'appuierais…
— Libérez-vous d'abord de votre engagement, Mademoiselle ; débarrassez-vous de M. de Favaron. Et alors… il y a encore dans le siècle des jeunes gens sérieux, de bons chrétiens. Il y en a sûrement dans vos relations, dans votre monde. L'expérience que vous venez de faire vous a instruite. Vous saurez choisir…
Claire secoua la tête.
— Mon choix est fait, dit-elle ; elle hésita un moment, puis à voix plus basse : malheureusement celui que j'aime n'est pas libre… du moins il va cesser de l'être…
Gilbert n'osait pas comprendre.
— Vous n'y êtes pas? reprit Claire. Inutile alors de m'expliquer davantage.
Son trouble, son regard de tendre inquiétude en disaient plus que des paroles. Gilbert se taisait, suffoqué. Il essaya de se reprendre.
— Si vous le voulez bien, Mademoiselle, dit-il, nous causerons de cela plus tard… et ailleurs… L'endroit me semble mal choisi…
— Pourquoi? insista Claire. Il n'y a rien de plus sérieux, rien de plus grave que ce que j'ai à vous dire. Si quelque chose pouvait m'enhardir, ce serait cette église où nous avons prié, où nous avons communié pour la première fois ensemble.
Elle se tut un moment, baissa les yeux. Elle n'osait pas affronter le visage de Gilbert.
— Je… vous aime! prononça-t-elle enfin d'une voix à peine distincte. Pourquoi vous ai-je revu cette année? Pourquoi ai-je été obligée de vous comparer aux autres? J'ai lutté, j'ai essayé de m'étourdir. Puis, quand l'attrait s'est trouvé trop fort, quand il a fallu me rendre, j'ai cru un moment que votre amitié me suffirait, que je pourrais me contenter du lien spirituel qui nous unissait l'un à l'autre. Je l'ai espéré, je ne l'espère plus. Non, c'était vous que je cherchais, rien que vous. Et vous-même, êtes-vous bien sûr?… Nous avons été sincères un moment tous les deux, nous ne le serions plus maintenant. Il faut nous quitter tout à fait ou nous joindre. Voulez-vous de moi, Gilbert?
— Mais, Mademoiselle…
— Ne me répondez pas tout de suite. J'ai demandé jusqu'à demain pour réfléchir. Réfléchissez aussi. Si vous me rejetez, que m'importe d'être à Adrien ou à un autre? Je pardonnerai et tout sera fini…
Gilbert allait répondre. Un bruit de pas se fit entendre sous le porche. Le carillonneur venait sonner l'angelus. Le tintement grave de la cloche, prolongé dans la solitude de la nef, solennisa cette minute.
— Demain, expliqua rapidement Claire, ma mère va partager la récolte de maïs à Encrambade. Je la suivrai. Venez là-bas vers cinq heures.
Elle sortait. Une défaillance l'obligea de s'appuyer à une chaise, mais elle se raidit aussitôt, envoya de la main un adieu à Gilbert. Elle était très pâle, avec une figure mincie, décomposée, où tout le charme s'était résorbé dans le regard.
Et Gilbert la trouvait plus belle ainsi, plus attirante.