Le vœu d'être chaste: roman
XXII
Il l'aimait. Comment avait-il pu se tromper, s'illusionner sur la nature du sentiment qu'il éprouvait pour elle? Camaraderie, amitié, union en Dieu? Mensonges. Il l'aimait. Dès le premier jour, dès la première minute du revoir, il avait été à elle. Elle l'avait regardé, elle s'était appuyée un moment à son épaule ; il n'en avait pas fallu davantage. Il avait été pris. Il l'avait souhaitée pieuse, il l'avait rêvée nonne ; et ce n'était qu'une manière de la confisquer, de l'arracher aux autres, puisqu'elle ne pouvait pas être sienne. Il l'aimait, et elle l'aimait. C'était donc vrai! Cet amour avait été assez fort pour la contraindre à la rougeur de l'aveu!
Au premier moment, plus tard même, dans la solitude de la chambre, où il avait emporté cette certitude, comme un voleur son trésor, ce fut un flot de délices, une ivresse sans remords, sans scrupules. Sa piété, sa vocation, son salut, tout avait disparu. Pâles créations de sa volonté, que pouvaient ces choses contre le tumulte de sa chair?
Il revivait la minute exquise, il répétait comme un évangile de bonheur les paroles de Claire ; il revoyait ses gestes, le tremblement de sa main sur l'accoudoir de la chaise où elle s'appuyait en lui parlant. Il ne revint à lui qu'en songeant à l'avenir, aux suites de son engagement, aux résistances des Mériel, aux difficultés qu'il ne manquerait pas d'avoir avec Bernard, avec l'abbé Resongle. Il y aurait là un mauvais moment à passer. Et après? Avait-il au moins la certitude d'être heureux? Heureux pour un jour, oui, mais le lendemain? N'avait-il pas cru le tenir plusieurs fois déjà, ce bonheur d'aimer? Et ce n'était que le plaisir, avec le goût amer qu'il laisse à la bouche.
Gilbert se remémorait ses expériences d'avant le séminaire, ses liaisons d'étudiant, ses nuits dans les alcôves de hasard. Et cette fois, sans doute, ce ne serait pas la même chose, mais si le décor n'était plus pareil, l'acteur était-il bien sûr d'avoir changé? Gilbert s'interrogeait et au lieu de l'encourager, cet examen ne faisait qu'accroître son incertitude. Le Gilbert d'aujourd'hui valait-il mieux que le Gilbert d'autrefois? Portait-il à l'amour nouveau un cœur plus pur, une conscience plus haute? Hélas! ce qui l'attirait vers Claire, c'était moins la tendresse — il le sentait bien — que l'attrait sensuel, ce charme capiteux qu'elle avait en elle, et qu'il subissait malgré lui. Mauvaise disposition pour entrer en ménage. Il avait fui le monde, il s'était donné à Dieu, par dégoût de lui-même, par crainte des égarements où sa faiblesse risquait de l'entraîner. Et voilà qu'à sa première heure de liberté, à la première occasion qui s'offrait, il faiblissait, il désertait le devoir. S'il succombait à cette tentation, où prendrait-il la force de résister aux autres, à celles qui viendraient le chercher plus tard, après son mariage. Traître à Dieu, comment pouvait-il s'assurer d'être fidèle à Claire?
Ainsi raisonnait Gilbert quand il reprenait assez de sang-froid pour raisonner. Mais après un moment de contrainte, la passion se réveillait, mettait ses arguments en déroute. Sa jeunesse s'insurgeait contre la sentence d'exil qui lui fermait la porte du paradis entr'ouvert. L'instinct parlait, réclamait les joies promises. Et c'était entre le bon propos et le désir mauvais, entre la nature et la grâce un duel où Gilbert se débattait, torturé.
La nuit se consuma dans ces alternatives.
A la première pâleur de l'aube, le séminariste sortit. L'église était encore fermée, il poussa plus loin, traversa le village, gagna la campagne. Les fermes s'éveillaient ; les bergers matineux menaient leurs troupeaux aux chaumes à travers l'éclaboussement des rosées ; des laboureurs çà et là commençaient à tracer leurs sillons ; des socs luisaient et l'haleine des bœufs fumait mêlée aux vapeurs de la glèbe déchirée par la charrue…
Tout cela était comme un rêve pour Gilbert, un rêve douloureux. Le spectacle de cette activité paisible, autour de lui, ne faisait qu'accroître son inquiétude. Cette humanité simple, vouée au devoir quotidien, lui était comme un reproche. Il s'enfonça plus avant dans les solitudes. Une combe s'ouvrait devant lui obscure encore, pleine du silence de la nuit. Il y entra… il s'enfonça dans le mystère des sentes.
Mais l'image de Claire s'y enfonçait avec lui. Il l'y retrouvait à chaque pas avec le souvenir du passé. Plus d'une fois, enfants, ils étaient venus là ensemble ; ensemble ils avaient pêché dans le ruisseau, ils avaient poursuivi dans les creux d'eau morte laissés par la sécheresse estivale la menuaille imperceptible qui filtrait entre leurs doigts ; ensemble ils avaient, dans les fourrés de sanguines et de viornes, pratiqué des cachettes où ils emmagasinaient sur la litière des feuilles mortes les fruits maraudés, pour des dînettes ingénues…
La saison aidait à ces réminiscences. Il y avait, autour du jeune séminariste en souci d'amour, les mêmes odeurs, les mêmes musiques : senteurs errantes de vendange et de pourriture végétale, cadence de broies cassant le chanvre au seuil des métairies, qui avaient accompagné les pas insoucieux de l'enfant.
Le cœur de Gilbert s'amollissait, se fondait en cette évocation de l'autrefois. Ses forces défaillaient. Il se laissa tomber dans l'herbe. Impuissant à lutter, il se donna tout entier à la douceur du rêve. Claire était là, comme présente ; son regard, son sourire, la ligne souple de sa gorge, de ses hanches… Invitation au bonheur, appel irrésistible aux caresses!… Sa volonté s'abolissait en cette extase…