Le vœu d'être chaste: roman
XVII
Cependant la dévotion de Claire déconcertait le petit monde des Mériel.
— Cette enfant ne peut rien faire avec mesure, soupirait madame Albanie.
— Qu'est-ce qui la prend? se demandait Bernard. La voilà toquée du bon Dieu, maintenant. Oh! je suis bien tranquille, d'ailleurs ; ça lui passera…
— Quand l'abbé Gilbert sera rentré au grand séminaire. C'est cet enragé-là qui lui a tourné la cervelle, ricanait le vicomte.
— L'abbé est un homme instruit et un bon chrétien ; sa société ne peut être que profitable à mademoiselle Claire, ripostait l'abbé Resongle, qui n'aimait pas à entendre mal parler du clergé.
Il ne se gênait pas d'ailleurs pour taquiner sa pénitente :
— Combien de fois à l'église depuis ce matin? l'interrogeait-il. Vous savez que Séguélanette, la sacristine, est jalouse de vous ; elle finira par m'envoyer sa démission comme cet excellent M. Béquine.
— Séguélanette est bien âgée, répliquait Claire ; c'est tout ce qu'elle peut faire, de veiller au linge de l'autel. Vouliez-vous que je laisse les bouquets pourrir dans les urnes? Il ne manque pas de fleurs au jardin.
— Mes malheureux héliotropes! se lamentait madame Mériel. Moi qui les soignais comme la prunelle de mes yeux! Et maintenant ma corbeille est saccagée.
— Si les corbeilles de madame votre mère ne vous suffisent pas, celles de Laplagnole sont à votre disposition, Mademoiselle, proposait ironiquement M. de Viraben ; les massifs même et les bosquets, s'il vous plaît de transformer l'église en jardin d'hiver.
Le vieux beau se refusait à prendre au sérieux la dévotion de Claire. Pour innocent qu'eût été leur flirt jusque-là, il lui semblait qu'il lui avait donné des droits sur elle. Leur manège avait été un peu loin pour s'arrêter si court ; une ou deux fois même, il avait cru comprendre qu'on ne lui aurait pas su mauvais gré d'oser davantage. Il est vrai que, la minute après, l'enfant se ravisait, reprenait sa distance. Sans pruderie, avec un jeu discret de parades et de ripostes, elle déjouait ses assauts, le remettait gentiment à sa place. Et c'était à recommencer. Le vicomte ne savait trop que penser de ces avances, ni de ces reculades. C'était comme une figure de quadrille imprévue, où l'impeccable cavalier, le conducteur de cotillon, s'embrouillait, perdait le peu de psychologie qu'il avait acquise dans le monde où l'on danse. Cette Claire le déconcertait, tantôt sage et tantôt casse-cou, selon que ça lui chantait. Et maintenant, voilà qu'elle s'avisait d'être dévote. Pourquoi? Il avait d'abord expliqué la chose à son avantage. Cette froideur subite de son amie, quand il essayait de reprendre la conversation avec elle au point où ils l'avaient laissée, ce n'était sans doute que les dernières convulsions d'une vertu chancelante qui se réfugiait en Dieu pour lui échapper. Mais cette hypothèse, flatteuse pour son amour-propre, ne résistait pas à l'épreuve. La vérité s'imposait. La sagesse de Claire tenait bon. L'abbé Nohèdes triomphait sur toute la ligne. Quelle mortification pour Viraben! Dans son dépit d'amoureux évincé, il se reprochait de n'avoir pas poussé plus vivement ses avantages, de s'en être tenu aux menus profits, aux dérisoires à-comptes. Nigaud! qui avait laissé l'occasion s'échapper, glisser de ses doigts.
Cette aventure mettait son catholicisme à une rude épreuve. Le mieux pensant des hommes en fut pendant quelques jours le plus impie. Il en voulait à l'abbé Nohèdes, il en voulait presque au bon Dieu de lui avoir pris son bien, il s'en prenait à son ami Adrien — son ami? — de n'avoir pas su défendre sa fiancée contre les entreprises du séminariste.
Puis, ce moment de mauvaise humeur passé, il se trouva plus misérable encore. Il avait cru désirer Claire, et voilà qu'il l'aimait maintenant. Un Viraben imprévu, un Viraben sentimental éclatait brusquement à travers l'autre, le Viraben au monocle, impassible et correct. Amoureux à son âge, mauvaise affaire! Le vicomte s'enfermait en tête à tête avec son miroir ; mais ce confident ne lui disait rien de bon. Il se remémorait alors pour prendre courage ses anciens succès, ses bonnes fortunes d'antan, il recensait de vieilles écritures, des photographies éventées. Pauvres consolations!
Le beau Viraben souffrait et il s'étonnait de souffrir. Lui qui n'avait connu jusque-là que des soucis de santé ou d'argent, une culotte au cercle, un commencement de gastrite, il n'en revenait pas d'avoir gâté sa vie pour les beaux yeux d'une demoiselle de campagne. Il constatait son mal et il s'y abandonnait. Il savait ce qui l'attendait à Bazerque et il fallait qu'il se soumît chaque jour à cette épreuve, qu'il renouvelât la certitude de sa disgrâce.
Aux heures où il ne pouvait pas voir Claire, son unique bonheur était de parler d'elle avec Adrien. Les deux amis ne se quittaient plus. Ils se plaignaient l'un à l'autre de leur commune infortune. Adrien ne reconnaissait plus sa fiancée. Elle, si bon enfant, si complaisante à ses habitudes bonnes ou mauvaises, est-ce qu'elle ne taxait pas ses petits verres, maintenant? Et si elle l'avait fait par amitié encore! Mais ce n'était qu'une consigne. Elle obéissait aux instructions de l'abbé Nohèdes.
— Un fanatique, cet abbé! s'exclamait Adrien.
— Un intrigant! répliquait Viraben.
— Il est en train de la brouiller avec moi.
— Avec nous… Car, enfin, je ne lui ai rien fait, à ta fiancée… soupirait le vicomte.
— Dis que tu l'as comblée…
— Et tu vois comme elle me traite. Elle ne me laisse rien passer. Pas le plus petit mot pour rire. Ça devient funèbre, chez ta future belle-mère, mon pauvre ami. On se couche comme les poules. Un de ces soirs, je vous trouverai tous occupés à réciter le chapelet… Une jolie vie que tu vas mener là, quand tu seras marié, entre ces femmes et ces prêtres!
— C'est vrai qu'on s'ennuie à pleurer. Si nous filions à Toulouse, si nous nous donnions de l'air pendant quelques jours?
Mais Viraben était d'avis de rester. Il serait imprudent de laisser le champ libre à l'abbé. Il n'avait pris que trop d'influence sur mademoiselle Mériel.
— Que le bon Dieu le patafiole! s'exclamait Adrien.
— Il ne le patafiolera jamais assez, répliquait le vicomte. Sais-tu que tu aurais le droit de le remettre à sa place… le droit et le devoir. Il abuse vraiment, cet homme! Une visite de loin en loin, je ne dis pas. Chez les gens comme nous, à la campagne surtout, on ne peut pas faire autrement que de recevoir quelques prêtres. Si ces prêtres sont discrets, s'ils sont âgés surtout, il n'y a pas d'inconvénient. Tiens, l'abbé Resongle, par exemple… Il est un peu crampon, je ne dis pas ; mais quel brave homme! Il comprend tout, il excuse tout ; il sait vivre. Tandis que l'autre, avec son air grave…
— Je ne m'y fierais qu'à moitié à son air grave, articulait Adrien.
— A moitié, c'est encore trop. Il vous a une façon de regarder les femmes, quelque chose d'en dessous…
— Ah! le vilain tartufe!
— Tartufe! tu l'as dit… Je ne sais pas si tu as bien suivi son manège. Il travaille à isoler Claire ; il cherche à nous faire fuir la maison.
— C'est vrai ; tout à l'heure encore, j'ai failli donner dans le panneau.
— Tu pars, nous partons… et sitôt que nous avons tourné le dos, il arrive. Si nous restons, d'ailleurs, il a la ressource de l'église. Très commode, l'église! Il n'y a jamais personne. On est sûr de ne pas nous y rencontrer, en tout cas…
— Et tu supposes que Claire et l'abbé s'y rencontrent?
— Je ne le suppose pas ; j'en suis sûr. On commence même à jaser de leurs rendez-vous… Bien à tort, sans doute ; mais enfin, les apparences… Donc, pas de déplacement, pas de fugue à Toulouse, concluait Viraben. Nous ne bougeons pas.
— Et l'abbé n'a qu'à se bien tenir. Je l'ai dans le nez cet individu. Au premier geste, au premier mot suspect, je lui règlerai son compte.
— Ne nous emballons pas, mon ami. Veillons au grain ; cela suffit. Tu n'as pas envie de te brouiller avec ta future belle-mère, j'imagine…
— Que diraient mes créanciers? soupira le fiancé de Claire.
— Tu tiens le bon bout, d'ailleurs ; il s'agit de ne pas le lâcher… Bernard est dans ton jeu, n'est-ce pas? Tu n'as qu'à serrer Claire de plus près, à ne pas laisser prendre ta place… Je serai là, sois tranquille ; avec ta permission, je lui ferai même un doigt de cour, à cette ingrate. Il faut la désensoutaner, la remettre dans le train. A nous deux, que diable! nous en viendrons bien à bout du séminariste.