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Le vœu d'être chaste: roman

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IV

La maison des Mériel où l'abbé Resongle et Gilbert se rendaient un peu après — elle était située juste en face de la cure, et on n'avait que la rue à traverser pour aller de l'une à l'autre — passait pour la plus belle du village. Sa façade à deux étages, ses larges baies, ses corniches surchargées de moulures, son acrotère décoré de mascarons en terre cuite faisaient honte aux humbles logis voisins, aux modestes bâtisses percées de ces ouvertures étroites que la prudence des maîtres maçons d'autrefois opposait à la violence du vent d'autan, charrieur de poussières et de bruits. Pendant des années, jusqu'à son expérience de la grande ville, l'habitation des Mériel avait été pour Gilbert le lieu du luxe, de la mondanité. Les départs de la calèche surannée qui charriait la famille vers quelque partie de campagne, vers quelque visite aux châteaux voisins, les grands dîners, les sauteries d'automne qui envoyaient vers l'obscur village l'éclat des lustres avec le rythme des quadrilles avaient éveillé ses premiers appétits d'élégance, ses premiers rêves de plaisir.

Ce paradis était fort accessible. Si la grande porte, la porte d'honneur, ne se déverrouillait que pour les grands invités, pour Monseigneur en tournée de confirmation, pour l'état-major d'une brigade en manœuvres, la petite porte, la porte quotidienne, destinée dans le plan de l'architecte au service de la cuisine et des communs, était ouverte à tout venant. D'ailleurs, tant que le père de Claire avait vécu, la cuisine avait été l'endroit le plus animé, le plus fréquenté de la maison. Le salon ne comptait pas, toujours fermé, le cabinet de travail, envahi par la pharmacie de Madame, encombré par l'attirail de chasse de Monsieur, ne servait guère qu'aux siestes des après-déjeuners d'été, aux bons sommeils dans le canapé que se disputaient les chasseurs et les chiens. La cuisine était le vrai centre de la maison.

C'est là, dans la bonne odeur émanée des casseroles, de la poële où sautaient les crêpes, des chaudrons où mijotaient les confitures, que le maître recevait sa clientèle rustique, là que se soldaient les comptes de la semaine, que se donnaient les consultations du légiste amateur, que se réglaient les arbitrages. Et tout en vérifiant une addition, en écoutant une supplique, M. Mériel astiquait son fusil, enseignait le rapport à son chien, séchait au feu de la broche ses guêtres souillées de la boue d'un retour de chasse.

Les enfants du village connaissaient tous le chemin de cette cuisine hospitalière. Les petites voisines, amies de Claire, les camarades de son jeune frère Bernard s'y donnaient rendez-vous. On y concertait les amusements du jour, on travaillait à la confection d'un cerf-volant, on préparait une charade. Gilbert avait fait partie de la petite troupe. Plus âgé que Claire et que son frère, il était le chef de la bande, celui qui franchit les fossés, qui grimpe aux arbres, le voleur de nids, le maraudeur de prunes vertes ; ou plutôt, — car la royauté de Claire ne souffrait pas de partage, — il était le metteur en œuvre de ses caprices.

Cela se passait entre la septième et la douzième année. La première communion, l'usage des robes longues avaient changé Claire. L'enragée gamine, l'enfant casse-cou, était devenue une petite personne maniérée, aux mouvements harmonieux et souples. Mais le diable n'y avait pas perdu grand'chose. La coquetterie la tenait maintenant, le tête-à-tête avec le miroir, la gloire de la parure, la passion des louanges. Contenue jusqu'à la mort de son père par la bonhomie bourgeoise, le sans-façon traditionnel de ses parents, la mondaine sortait, se révélait peu à peu ; elle bouleversait le paisible intérieur, elle révolutionnait Bazerque. Les peintres, les tapissiers étaient venus, des invitations avaient été lancées aux quatre coins du pays : « On dansera! »

Gilbert avait dansé avec Claire. C'était aux vacances dernières ; et il la revoyait encore telle qu'elle lui était apparue ce soir-là, despotique et charmante, troublée par moment du trouble qu'elle donnait aux autres, étonnée de la nudité de ses épaules dans le reflet des glaces, où elle ne pouvait pas s'empêcher de s'admirer en passant. Comment, en quel état d'âme et de figure allait-il la retrouver aujourd'hui? Transformée sans doute, émue par la gravité des fiançailles. Elle promise à un autre, lui voué à la prêtrise, ils allaient être comme étrangers l'un à l'autre ; et ce serait mieux ainsi.

L'abbé Resongle, chemin faisant, initiait le séminariste aux changements, aux nouvelles habitudes de la maison :

— Tous les jours en tenue, mon garçon, comme chez Monseigneur. Regarde! (Il montrait les gants noirs, les gants de filoselle, dont s'étonnaient ses mains de jardinier et de pêcheur à la ligne ; il indiquait d'un étirement désespéré de son cou un peu court la servitude du rabat.) Il ne manque plus que les boucles d'argent aux souliers et le manteau de cérémonie, ajoutait-il. Et ça viendra peut-être. Ah! elle ne plaisante pas avec l'étiquette, notre petite dauphine! Heureusement, il y a des compensations. La cuisine! Des menus à tout casser, en double majeur, comme dit l'Ordo. Des truffes à toutes les sauces, des primeurs ; tu verras! Cette Thérèse me confond. Tu sais l'estime que j'ai toujours eue pour son talent ; un don de Dieu, mon ami, un véritable don! Personne comme elle pour rôtir un lièvre à point. Et ses croustades aux cailles, tu te les rappelles? et ses soufflés à la vanille! Mais c'était du vieux jeu, tout cela. Maintenant il lui faut inventer du nouveau chaque jour. Je ne sais pas comment sa tête peut y tenir. Et nos estomacs, donc! M. Souège de Favaron lui-même, le futur beau-père, un homme du monde, un coup de fourchette si majestueux qu'il n'en finit jamais de mettre les morceaux à la bouche… eh bien, mon cher, il n'en pouvait plus, l'autre soir ; il était rouge comme un coq ; on aurait dit qu'il allait éclater… Mais, j'y pense, s'interrompait le brave homme, tu ne les connais pas, ces Souège de Favaron? De Favaron? répétait-il en hochant la tête ; ils ne le sont que depuis hier ; mais qu'importe? Ce sont de bons chrétiens ; voilà l'essentiel ; et des gens bien posés. Monsieur s'est fait recevoir au Cercle de l'Union à Toulouse, il est vice-président du sous-comité royaliste de Villefranche ; Madame quête pour toutes les bonnes œuvres. Que pourrait-on leur demander de plus?

— Et le fiancé? interrogeait Gilbert.

— Adrien? Un bon garçon. Il n'a pas inventé la poudre, mais il s'en sert si bien! Un grand chasseur comme feu Mériel, un homme de cheval ; des succès au stand, des flots de rubans à l'hippique. On dit qu'il a raté le bachot ; et après? Notre petit Bernard aussi l'a raté en juillet, et il le ratera en novembre. Ces pauvres jeunes gens, on leur en demande vraiment trop, aujourd'hui. Jadis, il n'y a pas si longtemps, il suffisait d'être le fils à papa. Les diplômes, les places, tout vous venait dans la main. On n'avait qu'à se laisser vivre. Maintenant rien que pour arriver au bachot, il faut s'exterminer la cervelle. Ce n'est pas de jeu. Bon pour les enfants du peuple, pour les pauvres diables qui n'ont pas un sou en poche de se pousser ainsi à la force du poignet. Mais les nôtres, Adrien Souège, Bernard Mériel, comment voulez-vous?…

— Et il ne s'est pas offert d'autre prétendant pour mademoiselle Claire? demandait le séminariste.

— Eh si! justement. Mon confrère de Vieillevigne avait un candidat à colloquer, un paroissien à lui, le jeune Albert Gironis : un savantasse, celui-là, numismate, archéologue, membre correspondant de l'Académie des Inscriptions de Toulouse, lauréat des Jeux Floraux. Et pieux avec ça. Trop peut-être pour la jeune personne. Madame Mériel était bien disposée ; mais notre Claire a dit non, et Claire a eu le dernier mot : « Un mari, ça? c'est un pion que vous voulez me donner, a-t-elle protesté. Si vous croyez qu'à dix-huit ans, j'ai envie de recommencer mes classes! » Tu la reconnais là, notre Claire. Sa mère était consternée ; moi pas du tout. Entre nous, je n'y tenais pas à ce Gironis. Le négociateur, l'abbé Bouzigues, est un intrigant. Il y a longtemps que je le vois venir. Il ne cherchait qu'un bon prétexte pour s'introduire dans la maison, pour s'emparer de madame Mériel. Il s'est mis dans de gros embarras avec la reconstruction de son église ; il aurait voulu trouver une bonne âme pour avaliser ses traites. Qu'il aille se faire avaliser ailleurs! C'est mon prétendant qui l'a emporté. La future a exigé quelques mois de stage ; mais Adrien est déjà comme l'enfant de la maison. Nous brûlons les étapes. D'ici à la fin des vacances, l'affaire sera dans le sac. Et en avant les violons, c'est-à-dire le grand orgue!

— Amen! soupira sans conviction l'abbé Gilbert que cette concurrence des deux prêtres autour d'un mariage riche avait médiocrement édifié.

L'abbé Resongle frappait déjà à la porte des Mériel, à la grande! la petite, depuis les fiançailles, était réservée aux gens de service. Et à peine introduits pour la forme dans l'obscurité du salon, les arrivants étaient invités à passer au jardin où la société se trouvait réunie pour le tennis… Au bout de l'allée de charmille, dans un cabinet de verdure qui s'ouvrait sur la pelouse, les Favaron père et mère et madame Mériel assistaient aux ébats de leurs enfants.

Monsieur de Favaron avait la mine étoffée et fleurie d'un bel homme sur le retour, une tête d'apparat avec un nez busqué de grand carrossier et un front trop vaste où se poursuivaient quelques mèches indigentes. Madame de Favaron lui ressemblait ; une grosse dame qui exhibait, jalousement conservés — et pour qui, grand Dieu! — les restes d'une beauté qui florissait du temps de l'empereur second : une taille sanglée à crever dans une carapace prétentieuse, une figure acide et couperosée de blonde mûrissante, où le duvet apparaissait çà et là comme une moisissure.

L'homme et la femme — les deux faisaient la paire — saluaient les arrivants d'une inclinaison de tête aimable et familière pour le curé, condescendante pour le séminariste, tandis que madame Albanie leur souriait de toute sa figure un peu menue, presque enfantine, à peine solennisée d'embonpoint. Soulevée à demi du fauteuil où la clouaient d'invincibles rhumatismes, elle présentait Gilbert à ses hôtes, puis l'attirant à elle :

— Approchez, Monsieur l'abbé, qu'on vous regarde! Eh! mais, savez-vous que vous n'avez rien perdu à votre changement de costume? La soutane vous va à ravir. Elle vous grandit un peu. Et cet air grave! Tournez-vous maintenant, qu'on voie votre tonsure. Parfait. Dieu! que votre maman aurait été heureuse si elle avait pu vous voir dans votre nouvel habit, soupirait-elle. C'était son rêve. Pauvre Louise! Elle serrait la main de Gilbert. Vous nous restez ce soir, ajouta-t-elle. Monsieur le Curé était chargé de vous inviter. Et il a dû vous annoncer aussi…

Elle n'acheva pas, se contenta d'indiquer d'un coup d'œil sa fille et son futur gendre, un insignifiant bellâtre, qui venaient vers eux, raquettes en mains, suivis d'un collégien monté en graine, figure glabre, impertinente et flétrie : Bernard Mériel.

Claire! Elle était là, devant lui, pas du tout émue ni attendrie par les fiançailles, comme il l'avait supposé, changée un peu cependant, avec plus de désinvolture dans le geste, plus d'autorité dans le regard. Elle avait avancé dans la vie ; elle avait connu davantage le pouvoir de la beauté, le prestige de l'argent. L'éclat de la jeunesse, la certitude de sa force débordaient d'elle comme le vin d'une coupe trop pleine. Mais qu'avait Gilbert à l'analyser ainsi? Que faisait-il des prescriptions et des défenses promulguées au séminaire : « Ne jamais regarder une femme en face. »

Le lévite baissait les yeux. Mais Claire lui tendait la main. Pouvait-il faire autrement que de la prendre? Ses doigts tremblaient dans la légère étreinte. Il balbutiait. Il devait avoir l'air ridicule. Ces jeunes gens qui le dévisageaient, qu'allaient-ils penser de lui?

La poignée de main d'Adrien de Favaron lui rendit un peu de sang-froid. Mais le tutoiement de Bernard le troubla de nouveau. Ne devait-il pas faire respecter son habit? Madame Albanie lui vint en aide en reprenant Bernard. Et Gilbert s'en voulait de s'arrêter à ces vétilles. Mais il en voulait aussi à la vie mondaine de les lui imposer. Il comparait les événements, les émotions de la journée aux émotions, aux événements de la veille ; il constatait la déchéance.

Claire souriait :

— Nous vous tenons enfin, Monsieur Gilbert… pardon, Monsieur l'abbé, se reprenait-elle. Eh bien, puisque vous voilà revenu, nous allons, tout de suite, mettre votre bonne volonté à l'épreuve. J'en ai assez du tennis à trois. Vous allez faire le quatrième. Je vous prends dans mon camp.

Gilbert se récusait. Il avait sûrement oublié depuis les vacances dernières. Et il se tournait vers l'abbé Resongle, comme pour l'appeler au secours de ses scrupules.

Mais Claire suivait son manège.

— Monsieur le Curé vous donne la permission, affirma-t-elle. Pas vrai, Monsieur le Curé?

M. le Curé tournait béatement les pouces sur son ventre en écoutant d'une oreille distraite les détails que lui servait M. de Favaron sur la dernière vente de charité qu'on avait organisée à Villefranche. Il acquiesça d'un signe à la requête de mademoiselle Mériel :

— Le jeu de boules est autorisé, je crois, les jours de promenade à la maison de campagne du séminaire. Pourquoi le tennis serait-il défendu pendant les vacances? Le concile de Trente n'a pas d'objection, sans doute, contre le tennis.

— Allons, en place, Monsieur l'abbé, criait Claire. C'est à vous de servir!

Dès le premier avantage, elle avait repris avec son partenaire ses allures, son vocabulaire de camarade. L'abbé n'était plus que M. Gilbert, et Gilbert tout court, quelquefois, quand la partie s'animait, quand il fallait jeter une indication à la volée. Le jeu les passionnait d'ailleurs l'un et l'autre, les empêchait de prendre garde à ces nuances ; ils ne songeaient plus au bout d'un moment qu'à servir, à relancer les balles. Gilbert se déraidissait, dépliait ses membres engourdis par l'immobilité habituelle de la prière. Son corps jeune et ardent, ce corps qu'il s'évertuait depuis un an à mépriser, à mater, cherchait obscurément sa revanche. L'ivresse du mouvement le gagnait ; sa pensée distraite, en commençant, isolée de ses gestes s'y associait maintenant ; elle s'employait toute à calculer les coups, à manier la raquette.

— A vous, l'abbé, à vous, Gilbert!

— A vous, mademoiselle Claire!

L'amour-propre s'en mêlait, il avait une joie rude à crier les balles gagnées, à notifier les avantages. Et si le camp opposé perdait par quelque maladresse d'Adrien, sa joie se faisait méchante.

Pourquoi?

On eût dit que Claire favorisait ces mauvais instincts, qu'elle s'amusait au spectacle de cette rivalité. En le soulignant, elle aggravait le dépit de la défaite, l'insolence du triomphe.

— Quarante! proclamait-elle. Décidément, vous n'êtes pas de force, Monsieur de Favaron. Enfoncés, les laïques! Vive le séminaire!

Adrien faisait semblant de rire :

— Ah ça! vous suivez donc un cours de tennis, dans votre sainte boîte, s'exclamait-il en s'adressant à Gilbert.

Et Claire :

— Vite, donnez-leur l'absolution, Monsieur l'abbé. Ils sont perdus!

En se renversant pour prendre une balle, elle avait failli perdre l'équilibre. D'un mouvement instinctif, elle s'appuya à l'épaule du séminariste. Gilbert rougit. Elle retira sa main lentement, refusa l'aide d'Adrien qui accourait :

— Je ne veux pas d'ennemi dans mon camp, ni d'armistice, déclarait-elle. A toi, Bernard!

Sur un coup brillant de Gilbert, la partie finissait. Claire jeta la raquette, se baissa rapidement pour cueillir une ornithogale — une dame de onze heures, qui fleurissait dans l'herbe de la pelouse, et, la montrant à Gilbert :

— Vous souvenez-vous? lui disait-elle. Je me dépitais autrefois, quand nous les cueillions ensemble, et qu'elles se fermaient, aussitôt cueillies, dans mon tablier. Je les violentais, j'ouvrais de force leurs pétales. Quel mauvais petit tyran, j'étais alors! Le monde m'appartenait, je ne connaissais pas d'obstacle. Et ça n'a pas tout à fait changé, ajouta-t-elle avec un sourire. Elle tenait toujours la fleur entre les doigts, comme prête à l'offrir. A qui? Adrien venait vers elle. Elle le regarda s'avancer, et quand il fut tout près, elle détourna la tête et laissa tomber la fleur sur le gazon.

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