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Le vœu d'être chaste: roman

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IX

Ce fut Claire elle-même qui se chargea de remettre les choses au point. La fête commencée à l'église s'était continuée à table, au presbytère où l'abbé Resongle offrait à dîner aux organisateurs et aux héros de la journée, aux fabriciens, aux orphéonistes, au « généreux donateur ». Claire était là avec les Mériel et les Favaron ; mais combien changée, hélas! combien différente du personnage supra-terrestre que Gilbert lui avait attribué tout à l'heure. Terrestre, oh! très terrestre maintenant, pas du tout enfant de Marie, ni fiancée du Christ, la future compagne du bel Adrien avait repris avec la livrée du siècle — une robe à manches courtes hardiment décolletée en pointe — sa désinvolture habituelle de libre parleuse et d'enfant gâtée. Elle riait et on riait autour d'elle. La table était en belle humeur. Sceptiques ou dévots, on eût dit que les convives avaient hâte de prendre leur revanche des exercices pieux auxquels ils s'étaient associés tantôt, de l'effort qu'ils avaient dû faire, ceux-ci pour prier, ceux-là pour regarder prier les autres. Assez de spiritualité ; assez de liturgie, assez de cantiques et de prêches! Il était temps de vaquer à des besognes plus savoureuses. La salle à manger presbytérale avec ses lithographies aux murs, suggestives d'une religion indulgente et nourricière — d'un côté la Pêche miraculeuse, de l'autre la Multiplication des pains — encourageait ces dispositions. L'abbé Resongle donnait l'exemple. La procession l'avait creusé. Glorieux et las, tassé sur sa chaise, il mastiquait ferme et, entre deux bouchées, il commentait les plats, excitait ses invités à bien faire.

— Encore une tranche de daube, mon ami, disait-il à M. Toutinet, directeur de l'orphéon de Bazièges ; vous l'avez bien gagnée. Votre Tantum ergo a été une merveille. Sans le respect dû au saint lieu, on vous aurait fait recommencer. A vous de bisser ce morceau maintenant. Ce bœuf est tendre comme la rosée, n'est-il pas vrai? Je l'ai choisi moi-même, chez Terraube et j'ai fait lever le filet sous mes yeux jeudi dernier en sortant du dîner de l'Adoration perpétuelle… Terraube est un mécréant, mais il faut avouer que sa viande est de qualité supérieure. Et Thècle a soigné la sauce.

Sur le nom de Thècle il y eut une explosion de louanges.

— Je me souviens, articulait le vice-président du conseil de fabrique, d'un certain fricandeau à l'oseille… C'était en 1875, l'année où nous inaugurâmes le Chemin de Croix

La conversation continuait, ainsi lancée ; mais Claire avait cessé d'y prendre part, tournée en tête à tête, vers Adrien de Favaron. Et c'étaient des chuchotements, des rires étouffés, des clins d'œil désignant le voisin de gauche de Claire, M. Toutinet, qui madrigalisait selon les rites anciens et prenait des airs inspirés en contemplant sa voisine. Quelquefois les plaisanteries d'Adrien allaient trop loin et Claire l'arrêtait, le doigt levé d'un geste de menace, qui était peut-être aussi bien une invitation à poursuivre. Que pouvait-il lui dire? Rien d'édifiant, à coup sûr. Une jolie conclusion aux pratiques de la journée!

Tout en suivant leur manège du coin de l'œil, Gilbert faisait semblant d'écouter madame de Favaron qui trônait majestueuse entre lui et le vice-président du conseil de fabrique. Dans la société un peu mêlée du presbytère, la froideur de ses paroles, la dignité de son maintien rétablissaient les distances. Elle avait une façon de dévisager à travers son face-à-main, le menu peuple des fabriciens et des orphéonistes qui décontenançait ces braves gens, paralysait leur coup de fourchette. Elle s'entretenait avec Gilbert des événements de la journée, et elle les trouvait consolants pour la bonne cause. Les gens de campagne n'étaient pas aussi mauvais qu'on voulait bien le dire. Ils n'avaient pas perdu la foi. C'était sur ce terrain qu'on pouvait encore s'entendre. Et elle préconisait la fusion des classes dans un vaste mouvement de croisade religieuse : des processions comme celle d'aujourd'hui, des retraites, des conférences. A l'égalité devant la loi, irréalisable et mensongère, il fallait opposer l'égalité devant Dieu! Et là-dessus la bonne dame s'indignait des toilettes exhibées tout à l'heure à la procession par les jeunes Bazerquaises : des grisettes en chapeau, des paysannes en falbalas, quelle pitié! Où irait-on de ce train! La chère personne oubliait que cette course à la vanité avait fait la fortune de son père, marchand de nouveautés à Toulouse ; mais Gilbert qui s'en souvenait était médiocrement touché de ses lamentations. Il s'intéressait moins à ce qu'il entendait qu'à ce qu'il aurait voulu entendre, à la conversation — dont il ne pouvait suivre que la pantomime — entre Adrien de Favaron et Mlle Mériel.

— Eh! Gilbert? A quoi penses-tu? l'interpellait l'abbé Resongle. Fais donc passer la bouteille de Villaudric. Tu ne vois pas que tes voisins font des prières pour la pluie? Arrose-les bien vite! Puis, se tournant vers Claire et Adrien : Vous, les fiancés, on vous surveille! menaçait-il en riant. Les conversations particulières sont défendues. Si vous causez tant que ça maintenant, prenez garde! vous n'aurez plus rien à vous dire!

Cependant le dessert arrivait et, avec le dessert, le Gaillac mousseux, excitateur du rire, père de l'éloquence.

C'était l'heure des toasts.

L'abbé Resongle se leva.

— Je vous recommande ce Gaillac, mes amis, dit-il, en aspirant la mousse prête à déborder de son verre ; je le tiens de l'abbé Gatimel, mon ancien camarade du grand séminaire, un saint prêtre qui fut pendant trente ans desservant de Nohic, en cet admirable vignoble albigeois béni par la Providence. Hélas, mon pauvre Gatimel est défunt et les vignes sont phylloxérées. Ne nous attristons pas trop cependant — ma cave n'est pas encore à sec — et buvons à la santé du bienfaiteur de cette paroisse, de mon jeune ami Adrien de Favaron. Buvons à sa santé… et à son bonheur, ajouta-t-il en s'adressant à Claire.

D'autres discours suivirent. On porta la santé du Conseil de fabrique, de l'orphéon de Bazièges, et ces toasts appelèrent des répliques. On trinqua en l'honneur de Mme Mériel, « cet ange du dévouement », de l'abbé Resongle, « notre bien-aimé pasteur ». A la demande des invités, M. de Favaron père, ancien lieutenant des mobiles, récita des vers patriotiques et M. Toutinet, favori des Muses, débita une poésie de circonstance. Mais Bernard Mériel, tout à coup, réclama le silence. Il avait chauffé sournoisement, à coups de Villaudric et de Gaillac, son voisin, le vice-président du Conseil de fabrique, lui avait soufflé l'idée de prendre la parole. Et il la prit, en effet, mais après quelques balbutiements incertains, soulignés de gestes expressifs, il la quitta honteusement. Et ce fut le fou rire.

L'abbé Resongle exultait. L'amour-propre paroissial débordait de son cœur comme la mousse de son verre. Il célébrait le terroir, la fertilité du sol, le bon esprit des habitants. Les céréales rendaient quinze pour un de la semence ; il y avait encore eu quatre-vingt-quinze pour cent de communions d'hommes aux Pâques dernières… Les mécréants eux-mêmes de Bazerque étaient d'une espèce particulière ; sensibles au fond, faciles au repentir. Témoin, le cas de ce Birol…

— Vous connaissez tous Birol, disait-il, un garnement s'il en fut, un mauvais diable qui eut, il y a quelques années, des démêlés avec la justice. Un fort gaillard, par exemple, les plus larges épaules de la paroisse. Et bien, j'étais en peine pour trouver des porteurs capables de charrier la statue. Birol s'est offert : « A condition que tu te confesseras avant », lui ai-je dit. Il s'est confessé, il a porté la statue. N'est-ce pas admirable?

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