Le vœu d'être chaste: roman
XX
Adrien se plaignait à Claire, dès le vestibule.
— Un siècle que je vous attendais. Combien de chapelets avez-vous récités ce matin? J'ai failli repartir sans vous voir…
— Vous n'aviez qu'à venir me chercher. L'église n'était pas fermée, que je sache. Vous nous auriez aidés à décorer la chapelle. Vous verrez si c'est beau demain.
— Je vous crois que ce sera beau ; vous y avez mis le temps. Et de la musique encore après ; pour vous reposer, sans doute.
— C'est un cantique que je dois accompagner à vêpres ; nous répétions.
— L'abbé Nohèdes a de la chance, il vous a tant qu'il veut, vous lui donnez des journées entières, et à nous des minutes — s'il en reste…
— Seriez-vous jaloux, par hasard, mon ami?
— Jaloux? non, étonné seulement de la longueur de vos séances à l'église. Trois heures d'horloge. Ne trouvez-vous pas que c'est beaucoup? Qu'avez-vous donc tant à vous dire?
— Des choses qui ne vous intéresseraient guère, mon ami…
— Parce que je ne serais pas en état de les comprendre? n'est-ce pas? Merci de la bonne opinion que vous avez de mon intelligence.
— Ce n'est pas vous faire une grande injure, de supposer que vous aimez mieux parler chasse ou cheval, que religion. A chacun sa spécialité, mon cher… Vous trouveriez plus convenable, sans doute, que je continue à pédaler ou à danser avec votre ami Viraben?
— Dites : notre ami ; après l'intimité où vous avez été ensemble, vous n'avez pas envie de le renier, je pense? Viraben est un homme du monde, de notre monde. Personne ne peut s'étonner de vous voir en sa compagnie. Tandis que l'autre…
— Et bien, l'autre…? Qu'avez-vous à dire à l'autre?
— Rien, sinon qu'il est trop souvent avec vous. Ici ou à l'église, vous ne vous quittez pas depuis quinze jours…
— Et cela vous déplaît? vraiment? quel malheur! Et que dois-je faire pour rentrer dans vos bonnes grâces? Faut-il signifier son congé à l'abbé Nohèdes? Ou bien est-ce que vous me donneriez la permission de le voir encore quelquefois. Et pendant combien de minutes? J'attends vos ordres, mon ami. A moins que vous n'ayez besoin de consulter M. de Viraben, avant de rien décider.
— Raillez, raillez… C'est dans votre intérêt que je parle. Vous savez si les gens d'ici sont prêts à critiquer les fréquentations des gens d'église avec les femmes. On commence à jaser sur votre compte, je vous en avertis.
— Votre obligeance est extrême. Et comment avez-vous su…? quelle est la bonne langue qui vous a mis sur la voie… Gageons que c'est votre ami Viraben!
— Et quand même ce serait lui? Vous lui avez donné le droit, ce me semble, de s'intéresser à ce qui vous touche…
— Et vous ne vous êtes pas demandé s'il n'avait pas quelque motif secret d'intervenir, de vous indisposer contre l'abbé Gilbert…
— Il est notre ami. Cette explication me suffit, inutile d'en chercher une autre…
— Un ami dévoué en effet, une belle âme. Vous avez raison de vous fier à lui, les yeux fermés. Pauvre Adrien! Tenez, ouvrez-les un moment, vos yeux, pour lire ces lignes. Vous les refermerez après, si vous voulez.
Claire avait tiré le billet du vicomte de sa poche, elle le donnait à M. de Favaron.
— Ma première pensée, dit-elle, avait été de le déchirer sans le lire. Et je ne l'ai pas lu en effet ; mais je ne l'ai pas déchiré non plus. Le voilà intact, tel que votre fidèle ami me le fit passer hier en voiture…
Adrien rompit le cachet, dévora les lignes accusatrices… Un peu démonté d'abord, il se rassurait bientôt, rendait le papier à Claire.
— Une frime, cette déclaration, dit-il ; c'était concerté entre nous, une façon de vous ramener, de vous arracher à une mauvaise influence…
— Et les pressions de mains, et les baisers qu'on a essayé de me prendre, c'était aussi dans le programme? Tenez, vous me faites pitié, mon pauvre ami! Je suis bien bonne de vous écouter, de discuter avec vous. Quand on est incapable de se conduire, on n'a pas la prétention de gouverner les autres. Je vous ai laissé aller jusqu'au bout cette fois, parce que j'étais curieuse de voir où arriverait votre aveuglement. En voilà assez maintenant. Je n'avais jamais eu beaucoup d'illusions sur vous, au moins pensais-je que nous pourrions vivre en bons camarades. Et voilà qu'avant d'être mon mari, vous voudriez être mon maître! Vous me livrez sottement aux entreprises d'un vieux fat qui me compromet, qui essaie de me perdre, et quand je me réfugie dans l'amitié d'un brave garçon, quand je cherche mon salut dans la piété, vous vous mettez en travers, vous me soupçonnez, vous m'accusez presque de mal faire. Vous m'avez offensée cruellement ; je sens que je ne vous pardonnerai jamais. Tout est fini entre nous, je vous rends votre parole et je reprends la mienne… Adieu, Monsieur de Favaron!
Claire, en même temps, avait pris la rampe de l'escalier qui conduisait à sa chambre. Avant qu'Adrien fût revenu de sa surprise, elle s'était réfugiée chez elle, avait fermé sa porte à double tour. Adrien l'implorait à travers la serrure :
— Claire? voyons, ce n'est pas possible. Vous ne pouvez pas me quitter comme ça. J'ai eu tort, je l'avoue ; on m'avait monté la tête. Pardonnez-moi. Je lâche Viraben, vous me sacrifiez l'abbé Gilbert. Et tout est dit, tout est oublié.
La cloche du déjeuner sonnait, appelait la famille à la salle à manger. Des portes s'ouvraient dans le corridor ; Madame Mériel, Bernard sortaient, s'informaient auprès d'Adrien du sujet de sa querelle avec Claire… Adrien expliquait à sa manière. Il s'était énervé à attendre sa fiancée, et alors…
— Tu n'as pourtant pas perdu ta matinée, farceur, insinuait Bernard, je t'ai vu de ma fenêtre étouffer deux absinthes chez Cazalas! C'est l'absinthe qui t'a monté à la tête…
— Mais que lui avez-vous dit, que lui avez-vous fait à cette chère enfant? insistait madame Mériel.
— Rien ; rien de grave ; une simple observation à propos du temps qu'elle passait à l'église…
— Et quel mal peut-elle y faire, à l'église?
— Aucun, assurément, aucun…
— Alors, pourquoi lui reprocher…? Vous avez eu tort, mon enfant. Et elle s'est fâchée, ma Claire?
— Si elle n'avait fait que se fâcher! Elle a rompu avec moi ; elle m'a rendu ma parole.
— Lui avez-vous fait vos excuses?
— Je suis prêt à les lui faire encore.
Madame Mériel frappait à la porte de Claire.
— Tu entends, ma Claire, mon petit Clairon? disait-elle… Adrien se repent, il te supplie de lui pardonner. Allons, ouvre, ma chérie, viens déjeuner ; l'abbé Resongle est invité. Tu sais qu'il n'aime pas attendre. Viens, cela s'arrangera au dessert.
— Et nous jouerons au tennis, après déjeuner, insista Bernard. Adrien n'est pas méchant, tu sais bien ; il gaffe quelquefois, voilà tout. Veux-tu que nous le mettions au pain sec…?
— Je descendrai quand M. de Favaron sera parti, répondit enfin Claire ; je ne veux plus le voir.
— Viens toujours ; si tu ne veux pas le voir, on le fera manger à la cuisine.
L'abbé Resongle arrivait, parlementait à son tour à travers la porte…
— Claire, mon enfant, qu'est-ce qu'on me dit, que vous êtes brouillée avec Adrien? Quelque malentendu, sans doute…
Claire se taisait.
Et la cloche appelait de nouveau.
L'abbé Resongle tira sa montre :
— Midi et quart déjà. Cette enfant sera cause que nous mangerons le gigot trop cuit.
Il s'arrêta pour humer l'odeur qui montait de la cuisine.
— Il me semble que ça sent le brûlé. Qu'en pensez-vous, mes amis? Si nous nous mettions à table? L'enfant prodigue reviendra.
— Jamais! répliqua nettement Claire ; jamais, tant que M. de Favaron sera là. S'il a quelque délicatesse, il sait ce qui lui reste à faire…
— Quel contre-temps! soupira l'abbé Resongle. Je sens que cette malheureuse histoire m'a déjà coupé l'appétit. Déjeunons cependant, si vous m'en croyez. Claire réfléchira pendant ce temps et nous jugerons mieux de la situation, quand nous aurons repris des forces. Primo vivere! Nous délibèrerons ensuite!