Le vœu d'être chaste: roman
VI
— Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, s'excusait, le lendemain, Mme Mériel, en invitant Gilbert à s'asseoir. On ne vous voit plus ici ; il paraît que notre frivolité vous fait peur ; nous sommes trop mondains pour vous! Ce n'est pourtant pas ma faute, je vous l'assure. Dieu sait s'il me tarde de reprendre mon train de vie, mes heures de lecture, de prière. C'est vrai, qu'on deviendrait païen à se tenir ainsi du matin au soir en parade, à regarder s'amuser ces jeunes fous. Hier, je n'ai seulement pas eu le temps de finir mon rosaire ; un chapelet à peine! Heureusement l'abbé Resongle a la manche large ; il me comprend ; il me plaint. Grâce à lui, j'espère ne pas me brouiller tout à fait avec le bon Dieu.
Gilbert s'excusait à son tour, invoquait la règle sulpicienne, le devoir de vacances à rédiger. Et Mme Mériel :
— C'est d'un devoir aussi, qu'il s'agit cette fois, mon cher enfant. Je voudrais que vous puissiez donner quelques heures par semaine à Bernard. Le malheureux est en train d'oublier le peu qu'on lui avait appris l'an dernier chez l'abbé Besançon. Et s'il échoue de nouveau en novembre, il n'y aura plus moyen de le tenir enfermé, j'en ai peur. Que deviendra-t-il alors! Quelle vie mènera-t-il à Bazerque? S'il consentait seulement à s'occuper d'agriculture comme son père? Il est vrai que mon mari n'y a guère brillé, le cher homme ; on l'a exploité. Mais Bernard! Je le vois déjà entre les mains des maquignons, des usuriers, de tous les aigrefins du pays. C'est que nous ne sommes pas aussi riches qu'il le paraît, mon cher enfant. Je l'ai dit à Bernard ; il n'a fait que rire ; il croit que je le trompe, que j'exagère pour l'obliger à travailler. C'est pourtant vrai. Je ne sais pas où l'argent passe. C'est ma faute peut-être. Je n'ai jamais eu la tête bien forte pour les chiffres. Et maintenant je me fais vieille, on abuse de moi, on me vole, on me ruine… Si ça continue de ce train-là, je me demande où nous en arriverons, ce que deviendront mes enfants après moi. S'il tenait un diplôme, je serais moins inquiète pour l'avenir de Bernard ; nous en ferions un avocat, un substitut, avec la protection de notre cousin Darbouste, le conseiller à la cour… Vous voyez, je vous dis tout, mon cher abbé ; et je vous ennuie peut-être. Mais c'est une habitude que j'avais prise avec votre mère… Et vous aussi, n'est-ce pas, vous êtes un ami de la famille. Vous voudrez bien vous occuper de Bernard.
— Je vous remercie d'avoir pensé à moi, répondit Gilbert ; je suis tout à vos ordres. Quand voulez-vous que je commence?
— Vous vous entendrez avec mon fils ; je vais le faire appeler.
Mais Bernard appelé ne se dérangeait pas. Il fabriquait des cartouches ; l'ouverture était proche ; il n'avait pas une minute à perdre…
Mme Albanie et Gilbert le trouvèrent installé avec ses sacs à plomb et ses boîtes de poudre dans le bureau-capharnaüm du rez-de-chaussée. Claire l'assistait. Gâterie de sœur aînée, affectation de goûts masculins, elle avait ainsi accoutumé de partager les occupations de son frère. Après lui avoir fait chercher les mots dans le dictionnaire, quand il composait ses thèmes ou ses versions, Bernard l'avait dressée à doser la poudre et le plomb, à sertir les cartouches. Et elle s'acquittait de sa fonction, avec des rêves de vie sportive devant les yeux, des vignettes de quelque costume de chasse à jupes courtes qu'elle avait le projet d'endosser à l'ouverture, et qui la faisaient exagérer d'avance ses paroles, ses attitudes garçonnières. L'affaire expliquée, Bernard se prêtait d'assez mauvaise grâce aux projets de sa mère. Travailler son latin, à quoi bon? Son unique chance, à l'écrit, était d'avoir un surveillant myope et un voisin fort en version. Des leçons? et dans quel temps? La matinée appartenait au cheval ; l'après-midi à la sieste et le soir aux réunions de famille. Il cédait pourtant devant l'insistance maternelle ; on prenait jour, et Mme Mériel, délivrée de ce souci, satisfaite de la soumission apparente de son fils, se mettait à bavarder avec Gilbert, tandis que Claire et Bernard, assis devant une table chargée d'ustensiles, s'activaient à la confection des cartouches.
Mais Claire bientôt lâchait ses outils, le plomb lui avait noirci le bout des doigts et le sertissage lui avait donné un commencement d'ampoule.
— Assez travaillé pour aujourd'hui! s'écriait-elle, en décrochant la guitare suspendue au mur au-dessous d'un trophée d'armes ; et, la tête penchée, les sourcils froncés légèrement, elle tendait les cordes, préludait, chantait enfin, en s'accompagnant, une chanson espagnole. Elle ne faisait que fredonner d'abord, afin de ne pas gêner la conversation de sa mère et de Gilbert ; mais à mesure que la chanson accentuait son rythme, précipitait son allure, la chanteuse s'animait, oubliait de se contraindre. Elle n'avait qu'un filet de voix et ce filet était âcre ; mais cette âcreté même, cette chaleur nerveuse s'accordait avec ce qu'elle essayait de dire, avec le rauque dialecte, les coups de soleil et d'ombre, les élans de passion et les langueurs subites de la habanera.
Gilbert ne perdait pas une note.
Mais Bernard intervenait :
— Pas si vite, tu manques l'effet, faisait-il observer à sa sœur. Et il reprenait le motif à sa façon. J'en suis sûr, expliquait-il. C'est comme ça qu'Anita le donnait aux Folies Toulousaines. Demande-le plutôt à Adrien. Elle lui a coûté assez cher à apprendre, cette habanera ; il ne l'oubliera pas de si tôt…
— Suffit! ripostait Claire. Je te dispense de me parler des maîtresses d'Adrien…
C'était sans doute indiscret d'en écouter plus long, et Gilbert se le reprochait un peu ; mais les histoires que lui contait Mme Mériel étaient d'un si médiocre intérêt : cancans de village, racontars de sacristie, le séminariste ne résistait pas à la curiosité de suivre les propos du frère et de la sœur.
— Les maîtresses d'Adrien? répliquait Bernard ; sois tranquille, je ne les connais pas toutes. Mais cette Anita était vraiment une bonne fille. Tu aurais tort de lui en vouloir. C'est elle qui m'a présenté à Adrien. Et elle m'a donné d'excellents tuyaux sur lui. Il paraît que…
— Assez, assez! insistait Claire. On pourrait nous entendre…
— Baste! reprenait Bernard, tu sais bien que maman est dure d'oreille, et quant à Gilbert, s'il entend, et bien, que veux-tu que ça lui fasse? Il en a entendu d'autres, notre cher abbé! Allons! parce qu'il porte une robe au lieu d'un veston et qu'on lui a rasé le sommet du crâne, faudrait-il pas se gêner avec notre petit Gil? Avec ça qu'il ne sait pas ce que parler veut dire. Tiens pas plus tard qu'il y a un mois, le soir de ma colle, au Pré Catelan, on m'a montré son ancien béguin, Rose Fonarme, les plus belles épaules de Toulouse. Il allait bien, avant sa conversion, Monsieur l'abbé!
— Tais-toi, je te prie, laisse l'abbé Gilbert tranquille! ordonnait Claire. Adrien et toi, vous n'êtes seulement pas capables de le comprendre. C'est très bien, ce qu'il a fait, oui, très bien, de s'être retourné comme ça tout d'un coup, de s'être donné à Dieu. Ne blague pas. C'est plus intelligent, avoue-le, que de s'abrutir au café, ou d'aller prendre sa culotte au cercle, comme le dit élégamment ce brave Adrien…
Bernard avouait ; mais il ne voulait pas que sa sœur dît du mal de son fiancé.
— C'est un chic type, affirmait-il ; il s'habille comme un ange, ses cravates sont un rêve. Et comme il se tient bien à cheval!…
— Ajoute, souriait Claire, qu'il a la poche bien garnie et que son futur beau-frère puise à volonté dans sa poche ; n'est-il pas vrai, mon petit Bernard?
— Si tu n'as pas confiance dans mon jugement, demande à l'abbé Resongle, répondait modestement Bernard…
Et Claire :
— Oh! l'abbé! Il suffit qu'Adrien ait promis une statue de la Sainte-Vierge à la fabrique, pour qu'il lui trouve toute espèce de mérites. Vous vous entendez tous pour m'obliger à le prendre.
Claire se taisait, un pli au front, soucieuse ; puis, haussant légèrement les épaules :
— Celui-là ou un autre, qu'importe d'ailleurs? soupirait-elle, puisque je n'aurais jamais l'occasion de choisir. Que je prenne mon mari des mains de l'abbé Bouzigues ou de l'abbé Resongle…? Puis après un nouveau silence : C'est égal, concluait-elle, je n'ai pas encore dit mon dernier mot.
— En effet, tu as la ressource de rester vieille fille, plaisantait Bernard, sœur gâteau, tante à héritage. Voilà un bel avenir…
Pendant que ces étranges confidences se murmuraient entre le frère et la sœur, Mme Mériel achevait d'expliquer à Gilbert la brouille récemment survenue entre l'abbé Bouzigues et sa servante. Tous les deux l'avaient prise pour arbitre : mission délicate, à laquelle le séminariste l'encourageait par de vagues assentiments.
Il était tout au malheur de Claire.
Ainsi, se disait-il, voilà une jeune fille riche, jolie, adulée, heureuse en apparence, et au fond, quelle misère! Donnée, livrée, presque au premier venu. Et pour tout appui, pour tout conseil, un frère sans cœur, une mère sans cervelle. Oui, mais elle est coquette. C'est sa coquetterie qui la perd, autant que la faiblesse de sa mère… Inutile de la plaindre. Allons! dis qu'elle a des yeux qui te parlent et que ses louanges te montent à la tête, concluait-il. Tu ne t'apitoierais pas tant sur elle, mauvais chrétien, si elle avait le malheur d'être laide.
Gilbert détourna les yeux aussitôt.
Une chambrière entrait en même temps, appelait ces dames. La couturière venait d'arriver de Toulouse.
Et Claire, se levant, battait des mains.
— Vite, maman ; c'est mon amazone qu'on apporte. Bravo! Je serai prête pour le rallye-paper des Saint-Elix, à Radegonde!
Mme Mériel s'excusait auprès de Gilbert à qui Mlle Claire offrait la main de haut et en plongeant, selon la mode de l'année.
Gilbert et Bernard étaient seuls.
— Maintenant, à nous deux, mon cher abbé, disait Bernard. Tout à l'heure, à propos de ces répétitions, je n'ai pas voulu faire de la peine à ma mère. Mais, vous savez, le bachot? je m'en fiche. Pensez donc! avant d'être bachelier de philosophie, il me faudrait — je me connais — trois ans au bas mot. Trois ans! Est-ce que j'ai une tête à me laisser coffrer pendant trois ans? Toute la vie, alors! Zut! Je plaque le bachot.
— Et que comptez-vous faire?
— Rien ; je chasserai, je monterai à cheval comme mon beau-frère. Je me marierai… plus tard… L'abbé Resongle me trouvera bien un parti ; je m'adresserai à mes anciens maîtres du Caousou. Parlez-moi de ceux-là, pour dénicher des héritières. Quelque jeune fille du commerce, une ancienne élève du Sacré-Cœur qui sera trop heureuse de décrasser ses écus en épousant le beau-frère de M. de Favaron. Oh! je ne suis pas exigeant pour la dot : trois cent mille francs ; de quoi monter ma maison, mon écurie : un cob à deux fins pour la selle et pour la charrette anglaise, une paire d'anglo-normands pour le landau. Et puis c'est tout.
— Je vois que vous êtes un garçon raisonnable et de goûts modestes, répondit Gilbert. Cependant il me semble qu'un diplôme ne nuirait pas à vos projets d'avenir. La peau d'âne de l'Université complèterait heureusement l'effet des parchemins beau-fraternels. Pensez-y ; et, si le cœur vous en dit, comptez sur moi. Vous devez être un peu rouillé, j'en ai peur ; nous referons connaissance avec les classiques latins, avec Virgile, avec Horace…
— Eh, eh! Horace a du bon, appuyait Bernard. Il connaissait les femmes, ce gaillard-là. Eh, eh! Ils ne s'embêtaient pas les Romains!
Gilbert avait rougi…
— Monsieur Mériel, reprit-il gravement ; nous avons été camarades ; je ne l'ai pas oublié, je ne vous demande pas de l'oublier non plus. Je vous prie seulement de vous rappeler mon nouveau costume. Simple question de nuances ; je compte sur votre savoir-vivre pour ne pas me contraindre à vous les faire observer.