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Le vœu d'être chaste: roman

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I

Benedicamus Domino!

Fraîche, un peu rude, avec les cadences prosodiques encore usitées dans les séminaires toulousains, la voix de l'excitateur montait, promenée d'étage en étage, le long des corridors bas de plafond, que bordaient les chambres des élèves : trois étages pareils avec le large corridor au milieu et les deux ailes en retour plongeant sur la cour étroite, puits d'ombre que dominait au nord, rose vif ou rose pâle selon les heures, le clocher de Saint-Sernin, de l'insigne basilique.

Benedicamus Domino!

La ruche s'éveillait. Les Deo gratias, aigus ou graves, bâillés par les dormeurs, articulés pieusement par les dévots, répondaient à l'invitation du dignitaire, aux deux coups qu'il frappait, en passant, à chaque porte. Mais les dormeurs étaient en petit nombre. Le signal du réveil était en même temps, ce jour-là, le signal du départ pour les vacances.

Dans une heure, aussitôt la messe dite, le grand séminaire allait se vider pour deux mois.

De sa chambre au troisième, au bout de l'aile gauche — en Sibérie, comme on disait entre camarades, par opposition à l'Italie (aile droite) et à la France (corps de logis principal), pays privilégié où habitaient les mal portants et les anciens — Gilbert Nohèdes écoutait venir l'appel matinal. Soulevé un peu sur le traversin, les mains jointes, il regardait devant lui. A cette heure et dans cette saison — on était aux premiers jours d'août — la chambre se trouvait encore dans l'ombre. Seules, dans l'encadrement de la croisée, au-dessus des façades grises de la cour, la flèche et les dernières assises du grand clocher voisin s'exhaussaient en apothéose, dans l'or blanc du jeune soleil.

Gilbert regardait sans voir ; il méditait, non pas au fil de ses songeries, mais selon les règles que les maîtres de l'oraison ont instituées pour le bien des âmes. Le sujet qu'il avait choisi, l'avant-veille, — il est d'usage que le même serve deux jours de suite, — était la vocation ou pour mieux dire sa vocation, l'opération de la grâce qui l'avait disposé au sacerdoce. Aussitôt éveillé, le séminariste s'était préparé par un acte de foi, un acte de contrition, une invocation au Saint-Esprit ; il avait récité le Confiteor et le Veni sancte.

Puis, ayant ainsi purifié ses lèvres et son cœur, il avait abordé le premier point de son sujet, la vue, l'intelligence du travail divin qui s'était fait en lui, l'histoire de son âme.

C'était sa vie d'enfant qu'il évoquait d'abord, le balbutiement des prières, becquée surnaturelle versée de la bouche de sa mère à sa bouche, les petites chapelles, les processions pour rire, la dévotion en sucre du premier âge.

Sa mère! Elle planait sur ce passé d'innocence. Oh! la main ferme et douce qui l'avait conduit pour la première fois au confessionnal, à la table sainte. Oh! les doigts pieux qui enseignaient ses doigts à égrener le chapelet.

Mais qu'elle était loin cette première floraison de piété mignarde! La vie avait marché. L'initiateur maintenant, l'oracle, c'était l'homme : le père, le professeur, le camarade.

Gilbert avait connu l'orgueil d'apprendre, la curiosité des voiles qui tombent — et après celui-là, un autre! — Il avait connu aussi, hélas! dans une confidence chuchotée, dans un livre dévoré en cachette, la perversité qui se glisse, qui commence son travail de mort.

Gilbert se souvenait. Le collège! La puberté triste entre les murs maussades, les fronts lourds des lectures mauvaises, les esprits en révolte ; et, les jours de congé, la ruée ensemble vers le plaisir, vers la débauche.

Puis, brusquement, pendant l'année de philosophie, le malheur était venu, la mort, presque coup sur coup, de ses parents. Et c'est là que la grâce l'attendait.

Le séminariste n'avait pas oublié le lieu ni l'heure où il avait reçu le premier choc. Il revoyait le village natal et la chambre obscure, aux volets fermés en signe de deuil, où, demeuré seul après l'enterrement de son père, il avait, en feuilletant les papiers du mort, découvert, dans une lettre de sa défunte mère, le triste drame qui avait, quelques années avant, bouleversé le foyer conjugal. Un adultère ; une faute grave du mari. Et cette faute n'était pas la première. Certains passages de la lettre en témoignaient : des allusions à des erreurs, à des hontes anciennes. Pauvre femme! Comment Gilbert n'avait-il rien vu, rien compris de son supplice? Comment n'avait-il pas deviné le secret de ces doigts pâles en caresse dans ses cheveux, de ces baisers de fièvre sur sa bouche?

L'orphelin se rappelait son trouble, il revivait le frisson de ses mains où tremblait l'écriture accusatrice, l'angoisse profonde, le retour sur lui-même, sur l'indignité de sa vie, qui l'avait fait se jeter à genoux dans un recours à Dieu.

Mais il n'était pas encore mûr pour le vrai repentir. Le geste commencé était resté en suspens, les paroles essentielles n'avaient pas été dites. La liberté des vacances, l'inauguration de la vie d'étudiant avaient écarté cette velléité de conversion. Avant d'être meilleur, il fallait qu'il fût pire.

Gilbert avait fait comme les camarades ; comme eux, avec eux, il avait été l'habitué des bastringues, le client des débits d'amour. Et cette folie avait duré un an. Puis, quand il était enlisé déjà, quand tout semblait perdu, le salut était venu, le miracle. Oui, le miracle, car, plus Gilbert y réfléchissait, plus il lui paraissait impossible qu'il se fût tiré d'affaire tout seul, sans le secours d'en-haut.

Assez banale, en somme, était l'aventure initiale d'où était sortie la crise. Le fait d'avoir été ramassé par la police dans une bagarre entre les danseurs — étudiants ou grisets — d'un bal de faubourg, l'ennui de coucher au poste, en compagnie de filous et d'ivrognes, ne suffisaient pas à expliquer un pareil changement.

Et c'était là, pourtant, dans cette ordure, que la grâce était venue le chercher. Jet de lumière au fond de sa misère morale, vomissement de ses fautes, élan vers le mieux, l'homme s'était ressaisi. Le chrétien se retrouva quelques jours après.

Ce fut à Saint-Sernin, pendant que le prêtre célébrait une messe anniversaire de la mort de sa mère — pieuse observance qui avait survécu aux pratiques religieuses depuis longtemps méprisées. A mesure que se succédaient à l'autel les phases du grand mystère, voilà que l'enfant oublieux de son âme avait senti tressaillir, ressuscités par l'intercession de la morte, son rêve ancien de vie chrétienne, sa soif de purification, de paix en Dieu, tout ce qui sommeillait en lui de l'hérédité maternelle.

Gilbert se souvenait : comment il s'était levé, il avait erré, la messe dite, autour de l'abside sous le regard des saints, des têtes mitrées d'évêques, des fronts nimbés des jeunes martyrs ; comment, en compagnie des dévotes matinales, il s'était agenouillé devant les reliquaires, il avait tourné autour des confessionnaux ; comment encore, avec l'idée, avec le désir de l'aveu, le nom lui était venu du confesseur possible, de l'abbé Védrune, directeur au grand séminaire, un saint homme dont tout le diocèse s'accordait à célébrer les vertus ; comment enfin, poussé par l'invisible, il avait frappé à la porte du séminaire, à la porte du prêtre.

Et là le miracle : la confession, l'absolution, cette saveur de la pureté, matérielle presque, comme la fraîcheur d'un fruit dans la bouche. L'acte accompli, l'action de grâces dite, c'était l'attrait de la cloche appelant la communauté à la prière, le charme de cette direction paternelle où sa volonté s'était si doucement anéantie, la vocation enfin.

Benedicamus Domino!

L'avertissement pieux se rapprochait, jetait sur pied l'un après l'autre les voisins de chambre de Gilbert. Il sautait du lit à son tour, se vêtait, s'abluait rapidement, endossait, après l'avoir baisée ainsi qu'il est prescrit, la livrée sacerdotale. Sur l'ordre de la cloche, il se mêlait à la procession muette qui descendait à la chapelle. Et en descendant, en s'agenouillant à sa place dans le chœur, il revenait à sa méditation.

C'était maintenant le grand séminaire qu'il évoquait : une année de piété, de recueillement, de travail sous la discipline sulpicienne. Il recommençait en pensée ses parcours quotidiens, ses allées et venues à heure fixe, le long des corridors blancs où des sentences latines l'escortaient, proclamant la règle, exhortant aux vertus chrétiennes ; il reprenait les examens de conscience, bras croisés, dans la salle d'exercices, habitée par les portraits des supérieurs défunts, têtes blanches, surplis blancs, en apparition sur les murs ; il se remémorait les repas sanctifiés par la prose lue à haute voix de quelque naïf annaliste, bénis du haut de leurs cadres par les anciens archevêques, prélats de cour, mines opulentes et fleuries, en contraste avec les figures avisées et rudes des dignitaires plus récents.

Et, après le réfectoire sobre, venait la récréation grave, la promenade quatre par quatre — chiffre réglementaire — , la conversation le long de la terrasse, dans la cour, sous les tilleuls symétriques, dociles aux ciseaux. Puis, les heures de travail, la compagnie des livres dans la chambre dépouillée, sur la table de bois blanc où s'accoude un moment, paresseuse ou lasse, la pensée en ascension vers l'absolu, et les bons sommeils dans le lit de pauvre que garde le geste bienveillant des saintes images. Quoi encore? la promenade du mercredi à la maison de campagne du séminaire ; au lieu des murs, la clôture des arbres, les saisons résumées dans les fleurs des parterres, l'ombre des allées droites sous les futaies sévères, où reposent — nichée d'âmes blanches dans les cyprès noirs — les séminaristes et les directeurs défunts. Mais de ces séjours heureux, de ces châteaux de l'âme, où s'était délectée la piété de Gilbert, le plus aimé de tous avait été la chapelle, cette chapelle où il allait prier une dernière fois avant de partir. Que d'émotions sous ces voûtes légères, devant ces coupoles peintes d'où se penchaient en des attitudes nobles des figures de symbole! la messe en pleine nuit, l'hiver — mystère dans le mystère — à pointe d'aube, au printemps, avec la blancheur de la lumière naissante, comme un visage de vierge curieuse, aux vitraux, et les visites au saint sacrement, plongées rapides dans le surnaturel, prosternations solennelles des quarante heures, le front collé à la fraîcheur des marches de l'autel.

L'abbé Gilbert avait épuisé le premier point de sa méditation ; il avait sondé les voies obscures de la grâce ; il avait admiré le travail en son cœur de la miséricorde divine.

Après l'adoration, la contrition allait venir. Les motifs ne manquaient pas.

Hélas! quel usage avait-il fait des bontés de Dieu, comment y avait-il répondu?

Le séminariste s'anéantissait, écrasé par le sentiment de son indignité. Il se reprochait sa tiédeur, ses défaillances. Il s'effrayait de son peu de courage à dompter la nature, à dépouiller le vieil homme. S'il avait à peu près réussi à gouverner ses actes, combien de fois s'était-il égaré en pensée!

Ces constatations l'alarmaient davantage au seuil des vacances. Lui qui n'était pas arrivé à se vaincre, à se sanctifier dans l'atmosphère de vertu qu'il respirait au grand séminaire, que deviendrait-il dans le monde, exposé chaque jour aux périls de la nature et de la chair?

Gilbert aurait souhaité ne pas changer d'air encore, ne pas quitter l'abri des vieux murs, l'aile paternelle de l'abbé Védrune. Mais l'abbé Védrune s'était refusé à son désir. Avant le diaconat, avant même les ordres mineurs, il était prudent qu'il essayât ses forces, qu'il éprouvât sa vocation.

Gilbert s'était rendu ; l'épreuve allait commencer. Et c'était ici le troisième point de la méditation, la conclusion pratique, la mise en résolution de l'état d'âme créé par l'examen et par le repentir : résolution d'obéir ponctuellement au règlement des vacances, tel que l'avait tracé l'abbé Védrune, résolution de fuir les dissipations mondaines, de se recueillir dans l'oraison et le travail.

Ces bons propos, le séminariste les mettait sous la protection de la Sainte-Vierge, de la toute-puissante Dame qui planait en assomption aux voûtes de la chapelle.

Sub tuum praesidium… Les yeux fermés, les mains jointes dans une concentration fervente de tout son être, Gilbert donnait, offrait ses vacances à Marie. Des désirs de pureté, des élans d'amour jaillissaient de lui, s'épanouissaient en gerbes de roses et de lis. Et c'était vraiment le bouquet spirituel que les maîtres de la vie intérieure placent au sommet de l'oraison parfaite.

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