Œuvres de P. Corneille, Tome 06
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE [57].
ÉDÜIGE, GARIBALDE.
ÉDÜIGE.
Je l'ai dit à mon maître, et je vous le redis:
Je me dois cette joie après de tels mépris;390
Et mes ardents souhaits de voir punir son change
Assurent ma conquête à quiconque me venge [58].
Suivez le mouvement d'un si juste courroux,
Et sans perdre de vœux obtenez-moi de vous.
Pour gagner mon amour il faut servir ma haine:395
A ce prix est le sceptre, à ce prix une reine;
Et Grimoald puni rendra digne de moi
Quiconque ose m'aimer, ou se veut faire roi.
GARIBALDE.
Mettre à ce prix vos feux et votre diadème,
C'est ne connoître pas votre haine et vous-même; 400
Et qui, sous cet espoir, voudroit vous obéir,
Chercheroit les moyens de se faire haïr.
Grimoald inconstant n'a plus pour vous de charmes,
Mais Grimoald puni vous coûteroit des larmes.
A cet objet sanglant, l'effort de la pitié405
Reprendroit tous les droits d'une vieille amitié
Et son crime en son sang éteint avec sa vie
Passeroit en celui qui vous auroit servie.
Quels que soient ses mépris, peignez-vous bien sa mort,
Madame, et votre cœur n'en sera pas d'accord.410
Quoi qu'un amant volage excite de colère,
Son change est odieux, mais sa personne est chère;
Et ce qu'a joint l'amour a beau se désunir,
Pour le rejoindre mieux il ne faut qu'un soupir.
Ainsi n'espérez pas que jamais on s'assure415
Sur les bouillants transports qu'arrache son parjure.
Si le ressentiment de sa légèreté
Aspire à la vengeance avec sincérité,
En quelques dignes mains qu'il veuille la remettre,
Il vous faut vous donner, et non pas vous promettre, 420
Attacher votre sort, avec le nom d'époux,
A la valeur du bras qui s'armera pour vous.
Tant qu'on verra ce prix en quelque incertitude,
L'oseroit-on punir de son ingratitude?
Votre haine tremblante est un mauvais appui425
A quiconque pour vous entreprendroit sur lui;
Et quelque doux espoir qu'offre cette colère [59],
Une plus forte haine en seroit le salaire.
Donnez-vous donc, Madame, et faites qu'un vengeur
N'ait plus à redouter le désaveu du cœur.430
ÉDÜIGE.
Que vous m'êtes cruel en faveur d'un infâme,
De vouloir, malgré moi, lire au fond de mon âme,
Où mon amour trahi, que j'éteins à regret,
Lui fait contre ma haine un partisan secret!
Quelques justes arrêts que ma bouche prononce,435
Ce sont de vains efforts où tout mon cœur renonce.
Ce lâche malgré moi l'ose encor protéger [60],
Et veut mourir du coup qui m'en pourroit venger.
Vengez-moi toutefois, mais d'une autre manière:
Pour conserver mes jours, laissez-lui la lumière.440
Quelque mort que je doive à son manque de foi,
Otez-lui Rodelinde, et c'est assez pour moi;
Faites qu'elle aime ailleurs, et punissez son crime [61]
Par ce désespoir même où son change m'abîme.
Faites plus: s'il est vrai que je puis tout sur vous,445
Ramenez cet ingrat tremblant à mes genoux,
Le repentir au cœur, les pleurs sur le visage,
De tant de lâchetés me faire un plein hommage,
Implorer le pardon qu'il ne mérite pas,
Et remettre en mes mains sa vie et son trépas.450
GARIBALDE.
Ajoutez-y, Madame, encor qu'à vos yeux même
Cette odieuse main perce un cœur qui vous aime,
Et que l'amant fidèle, au volage immolé,
Expie au lieu de lui ce qu'il a violé.
L'ordre en sera moins rude, et moindre le supplice,455
Que celui qu'à mes feux prescrit votre injustice:
Et le trépas en soi n'a rien de rigoureux
A l'égal de vous rendre un rival plus heureux.
ÉDÜIGE.
Duc, vous vous alarmez faute de me connoître:
Mon cœur n'est pas si bas qu'il puisse aimer un traître.
Je veux qu'il se repente, et se repente en vain,
Rendre haine pour haine, et dédain pour dédain;
Je veux qu'en vain son âme, esclave de la mienne,
Me demande sa grâce, et jamais ne l'obtienne,
Qu'il soupire sans fruit; et pour le punir mieux,465
Je veux même à mon tour vous aimer à ses yeux.
GARIBALDE.
Le pourrez-vous, Madame, et savez-vous vos forces?
Savez-vous de l'amour quelles sont les amorces?
Savez-vous ce qu'il peut, et qu'un visage aimé
Est toujours trop aimable à ce qu'il a charmé? 470
Si vous ne m'abusez, votre cœur vous abuse.
L'inconstance jamais n'a de mauvaise excuse;
Et comme l'amour seul fait le ressentiment,
Le moindre repentir obtient grâce à l'amant.
Quoi qu'il puisse arriver, donnez-vous cette gloire475
D'avoir sur cet ingrat rétabli ma victoire;
Sans songer qu'à me plaire exécutez mes lois,
Et pour l'événement laissez tout à mon choix:
Souffrez qu'en liberté je l'aime ou le néglige.
L'amant est trop payé quand son service oblige;480
Et quiconque en aimant aspire à d'autres prix
N'a qu'un amour servile et digne de mépris.
Le véritable amour jamais n'est mercenaire,
Il n'est jamais souillé de l'espoir du salaire,
Il ne veut que servir, et n'a point d'intérêt 485
Qu'il n'immole à celui de l'objet qui lui plaît.
Voyez donc Grimoald, tâchez à le réduire:
Faites-moi triompher au hasard de vous nuire;
Et si je prends pour lui des sentiments plus doux,
Vous m'aurez faite heureuse, et c'est assez pour vous.490
Je verrai par l'effort de votre obéissance
Où doit aller celui de ma reconnoissance.
Cependant, s'il est vrai que j'ai pu vous charmer,
Aimez-moi plus que vous, ou cessez de m'aimer:
C'est par là seulement qu'on mérite Édüige. 495
Je veux bien qu'on espère, et non pas qu'on exige.
Je ne veux rien devoir; mais lorsqu'on me sert bien,
On peut attendre tout de qui ne promet rien.
SCÈNE II.
GARIBALDE.
Quelle confusion! et quelle tyrannie
M'ordonne d'espérer ce qu'elle me dénie!500
Et de quelle façon est-ce écouter des vœux,
Qu'obliger un amant à travailler contre eux?
Simple, ne prétends pas, sur cet espoir frivole,
Que je tâche à te rendre un cœur que je te vole.
Je t'aime, mais enfin je m'aime plus que toi.505
C'est moi seul qui le porte à ce manque de foi;
Auprès d'un autre objet c'est moi seul qui l'engage:
Je ne détruirai pas moi-même mon ouvrage.
Il m'a choisi pour toi, de peur qu'un autre époux
Avec trop de chaleur n'embrasse ton courroux;510
Mais lui-même il se trompe en l'amant qu'il te donne.
Je t'aime, et puissamment, mais moins que la couronne;
Et mon ambition, qui tâche à te gagner,
Ne cherche en ton hymen que le droit de régner.
De tes ressentiments s'il faut que je l'obtienne, 515
Je saurai joindre encor cent haines à la tienne,
L'ériger en tyran par mes propres conseils,
De sa perte par lui dresser les appareils,
Mêler si bien l'adresse avec un peu d'audace,
Qu'il ne faille qu'oser pour me mettre en sa place;520
Et comme en t'épousant j'en aurai droit de toi,
Je t'épouserai, lors, mais pour me faire roi.
Mais voici Grimoald.
SCÈNE III.
GRIMOALD, GARIBALDE.
GRIMOALD.
Eh bien! quelle espérance,
Duc? et qu'obtiendrons-nous de ta persévérance?
GARIBALDE.
Ne me commandez plus, Seigneur, de l'adorer,525
Ou ne lui laissez plus aucun lieu d'espérer.
GRIMOALD.
Quoi? de tout mon pouvoir je l'avois irritée
Pour faire que ta flamme en fût mieux écoutée,
Qu'un dépit redoublé, la pressant contre moi,
La rendît plus facile à recevoir ta foi, 530
Et fît tomber ainsi par ses ardeurs nouvelles
Le dépôt de sa haine en des mains si fidèles [62]:
Cependant son espoir à mon trône attaché
Par aucun de nos soins n'en peut être arraché!
Mais as-tu bien promis ma tête à sa vengeance? 535
Ne l'as-tu point offerte avecque négligence,
Avec quelque froideur qui l'ait fait soupçonner
Que tu la promettois sans la vouloir donner?
GARIBALDE.
Je n'ai rien oublié de ce qui peut séduire
Un vrai ressentiment qui voudroit vous détruire;540
Mais son feu mal éteint ne se peut déguiser:
Son plus ardent courroux brûle de s'apaiser;
Et je n'obtiendrai point, Seigneur, qu'elle m'écoute,
Jusqu'à ce qu'elle ait vu votre hymen hors de doute,
Et que de Rodelinde étant l'illustre époux, 545
Vous chassiez de son cœur tout espoir d'être à vous.
GRIMOALD.
Hélas! je mets en vain toute chose en usage:
Ni prières ni vœux n'ébranlent son courage.
Malgré tous mes respects, je vois de jour en jour
Croître sa résistance autant que mon amour;550
Et si l'offre d'Unulphe à présent ne la touche,
Si l'intérêt d'un fils ne la rend moins farouche,
Désormais je renonce à l'espoir d'amollir
Un cœur que tant d'efforts ne font qu'enorgueillir.
GARIBALDE.
Non, non, Seigneur, il faut que cet orgueil vous cède; 555
Mais un mal violent veut un pareil remède.
Montrez-vous tout ensemble amant et souverain,
Et sachez commander, si vous priez en vain.
Que sert ce grand pouvoir qui suit le diadème,
Si l'amant couronné n'en use pour soi-même?560
Un roi n'est pas moins roi pour se laisser charmer,
Et doit faire obéir qui ne veut pas aimer.
GRIMOALD.
Porte, porte aux tyrans tes damnables maximes:
Je hais l'art de régner qui se permet des crimes.
De quel front donnerois-je un exemple aujourd'hui565
Que mes lois dès demain puniroient en autrui?
Le pouvoir absolu n'a rien de redoutable
Dont à sa conscience un roi ne soit comptable.
L'amour l'excuse mal, s'il règne injustement,
Et l'amant couronné doit n'agir qu'en amant.570
GARIBALDE.
Si vous n'osez forcer, du moins faites-vous craindre:
Daignez, pour être heureux, un moment vous contraindre;
Et si l'offre d'Unulphe en reçoit des mépris,
Menacez hautement de la mort de son fils [63].
GRIMOALD.
Que par ces lâchetés j'ose me satisfaire!575
GARIBALDE.
Si vous n'osez parler, du moins laissez-nous faire:
Nous saurons vous servir, Seigneur, et malgré vous.
Prêtez-nous seulement un moment de courroux,
Et permettez après qu'on l'explique et qu'on feigne
Ce que vous n'osez dire, et qu'il faut qu'elle craigne.580
Vous désavouerez tout. Après de tels projets,
Les rois impunément dédisent leurs sujets.
GRIMOALD.
Sachons ce qu'il a fait avant que de résoudre [64]
Si je dois en tes mains laisser gronder ce foudre.
SCÈNE IV.
GRIMOALD, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.
Que faut-il faire, Unulphe? est-il temps de mourir [65]?585
N'as-tu vu pour ton roi nul espoir de guérir?
UNULPHE.
Rodelinde, Seigneur, enfin plus raisonnable,
Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable:
Elle a reçu votre offre avec tant de douceur....
GRIMOALD.
Mais l'a-t-elle acceptée? as-tu touché son cœur?590
A-t-elle montré joie? en paroît-elle émue?
Peut-elle s'abaisser jusqu'à souffrir ma vue?
Qu'a-t-elle dit enfin?
UNULPHE.
Beaucoup, sans dire rien:
Elle a paisiblement souffert mon entretien;
Son âme à mes discours surprise, mais tranquille....595
GRIMOALD.
Ah! c'est m'assassiner d'un discours inutile:
Je ne veux rien savoir de sa tranquillité;
Dis seulement un mot de sa facilité.
Quand veut-elle à son fils donner mon diadème?
UNULPHE.
Elle en veut apporter la réponse elle-même.600
GRIMOALD.
Quoi? tu n'as su pour moi plus avant l'engager?
UNULPHE.
Seigneur, c'est assez dire à qui veut bien juger:
Vous n'en sauriez avoir une preuve plus claire.
Qui demande à vous voir ne veut pas vous déplaire;
Ses refus se seroient expliqués avec moi,605
Sans chercher la présence et le courroux d'un roi.
GRIMOALD.
Mais touchant cette époux qu'Édüige ranime?...
UNULPHE.
De ce discours en l'air elle fait peu d'estime:
L'artifice est si lourd, qu'il ne peut l'émouvoir,
Et d'une main suspecte il n'a point de pouvoir. 610
GARIBALDE.
Édüige elle-même est mal persuadée
D'un retour dont elle aime à vous donner l'idée;
Et ce n'est qu'un faux jour qu'elle a voulu jeter
Pour lui troubler la vue et vous inquiéter.
Mais déjà Rodelinde apporte sa réponse. 615
GRIMOALD.
Ah! j'entends mon arrêt sans qu'on me le prononce:
Je vais mourir, Unulphe, et ton zèle pour moi
T'abuse le premier, et m'abuse après toi.
UNULPHE.
Espérez mieux, Seigneur.
GRIMOALD.
Tu le veux, et j'espère.
Mais que cette douceur va devenir amère! 620
Et que ce peu d'espoir où tu me viens forcer
Rendra rudes les coups dont on va me percer [66]!
SCÈNE V [67].
GRIMOALD, RODELINDE, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.
Madame, il est donc vrai que votre âme sensible [68]
A la compassion s'est rendue accessible;
Qu'elle fait succéder dans ce cœur plus humain 625
La douceur à la haine et l'estime au dédain,
Et que laissant agir une bonté cachée,
A de si longs mépris elle s'est arrachée [69]?
RODELINDE.
Ce cœur dont tu te plains, de ta plainte est surpris:
Comte, je n'eus pour toi jamais aucun mépris; 630
Et ma haine elle-même auroit cru faire un crime
De t'avoir dérobé ce qu'on te doit d'estime.
Quand je vois ta conduite en mes propres États
Achever sur les cœurs l'ouvrage de ton bras,
Avec ces mêmes cœurs qu'un si grand art te donne635
Je dis que la vertu règne dans ta personne;
Avec eux je te loue, et je doute avec eux
Si sous leur vrai monarque ils seroient plus heureux:
Tant ces hautes vertus qui fondent ta puissance
Réparent ce qui manque à l'heur de ta naissance!640
Mais quoi qu'on en ait vu d'admirable et de grand,
Ce que m'en dit Unulphe aujourd'hui me surprend.
Un vainqueur dans le trône, un conquérant qu'on aime,
Faisant justice à tous, se la fait à soi-même!
Se croit usurpateur sur ce trône conquis!645
Et ce qu'il ôte au père, il veut le rendre au fils [70]!
Comte, c'est un effort à dissiper la gloire
Des noms les plus fameux dont se pare l'histoire,
Et que le grand Auguste ayant osé tenter [71],
N'osa prendre du cœur jusqu'à l'exécuter.650
Je viens donc y répondre, et de toute mon âme
Te rendre pour mon fils....
GRIMOALD.
Ah! c'en est trop, Madame;
Ne vous abaissez point à des remercîments:
C'est moi qui vous dois tout; et si mes sentiments....
RODELINDE.
Souffre les miens, de grâce, et permets que je mette655
Cet effort merveilleux en sa gloire parfaite [72],
Et que ma propre main tâche d'en arracher
Tout ce mélange impur dont tu le veux tacher;
Car enfin cet effort est de telle nature,
Que la source en doit être à nos yeux toute pure: 660
La vertu doit régner dans un si grand projet [73],
En être seule cause, et l'honneur seul objet;
Et depuis qu'on le souille ou d'espoir de salaire,
Ou de chagrin d'amour, ou de souci de plaire,
Il part indignement d'un courage abattu665
Où la passion règne, et non pas la vertu.
Comte, penses-y bien; et pour m'avoir aimée,
N'imprime point de tache à tant de renommée;
Ne crois que ta vertu: laisse-la seule agir,
De peur qu'un tel effort ne te donne à rougir [74]. 670
On publieroit de toi que les yeux d'une femme
Plus que ta propre gloire auroient touché ton âme,
On diroit qu'un héros si grand, si renommé,
Ne seroit qu'un tyran s'il n'avoit point aimé.
GRIMOALD.
Donnez-moi cette honte, et je la tiens à gloire:675
Faites de vos mépris ma dernière victoire,
Et souffrez qu'on impute à ce bras trop heureux
Que votre seul amour l'a rendu généreux.
Souffrez que cet amour, par un effort si juste,
Ternisse le grand nom et les hauts faits d'Auguste,680
Qu'il ait plus de pouvoir que ses vertus n'ont eu.
Qui n'adore que vous n'aime que la vertu.
Cet effort merveilleux est de telle nature [75],
Qu'il ne sauroit partir d'une source plus pure;
Et la plus noble enfin des belles passions 685
Ne peut faire de tache aux grandes actions.
RODELINDE.
Comte, ce qu'elle jette à tes yeux de poussière
Pour voir ce que tu fais les laisse sans lumière.
A ces conditions rendre un sceptre conquis,
C'est asservir la mère en couronnant le fils; 690
Et pour en bien parler, ce n'est pas tant le rendre,
Qu'au prix de mon honneur indignement le vendre.
Ta gloire en pourroit croître, et tu le veux ainsi;
Mais l'éclat de la mienne en seroit obscurci.
Quel que soit ton amour, quel que soit ton mérite, 695
La défaite et la mort de mon cher Pertharite,
D'un sanglant caractère ébauchant tes hauts faits,
Les peignent à mes yeux comme autant de forfaits;
Et ne pouvant les voir que d'un œil d'ennemie,
Je n'y puis prendre part sans entière infamie. 700
Ce sont des sentiments que je ne puis trahir:
Je te dois estimer, mais je te dois haïr;
Je dois agir en veuve autant qu'en magnanime,
Et porter cette haine aussi loin que l'estime.
GRIMOALD.
Ah! forcez-vous, de grâce, à des termes plus doux 705
Pour des crimes qui seuls m'ont fait digne de vous:
Par eux seuls ma valeur en tête d'une armée
A des plus grands héros atteint la renommée;
Par eux seuls j'ai vaincu, par eux seuls j'ai régné,
Par eux seuls ma justice a tant de cœurs gagné [76], 710
Par eux seuls j'ai paru digne du diadème,
Par eux seuls je vous vois, par eux seuls je vous aime,
Et par eux seuls enfin mon amour tout parfait
Ose faire pour vous ce qu'on n'a jamais fait.
RODELINDE.
Tu ne fais que pour toi, s'il t'en faut récompense;715
Et je te dis encor que toute ta vaillance,
T'ayant fait vers moi seule à jamais criminel,
A mis entre nous deux un obstacle éternel.
Garde donc ta conquête, et me laisse ma gloire;
Respecte d'un époux et l'ombre et la mémoire:720
Tu l'as chassé du trône et non pas de mon cœur.
GRIMOALD.
Unulphe, c'est donc là toute cette douceur!
C'est là comme son âme, enfin plus raisonnable,
Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable!
GARIBALDE.
Seigneur, souvenez-vous qu'il est temps de parler.725
GRIMOALD.
Oui, l'affront est trop grand pour le dissimuler:
Elle en sera punie, et puisqu'on me méprise,
Je deviendrai tyran de qui me tyrannise,
Et ne souffrirai plus qu'une indigne fierté
Se joue impunément de mon trop de bonté.730
RODELINDE.
Eh bien! deviens tyran: renonce à ton estime;
Renonce au nom de juste, au nom de magnanime....
GRIMOALD.
La vengeance est plus douce enfin que ces vains noms;
S'ils me font malheureux, à quoi me sont-ils bons?
Je me ferai justice en domptant qui me brave.735
Qui ne veut point régner mérite d'être esclave.
Allez, sans irriter plus longtemps mon courroux [77],
Attendre ce qu'un maître ordonnera de vous.
RODELINDE.
Qui ne craint point la mort craint peu quoi qu'il ordonne.
GRIMOALD.
Vous la craindrez peut-être en quelque autre personne. 740
RODELINDE.
Quoi? tu voudrois....
GRIMOALD.
Allez, et ne me pressez point;
On vous pourra trop tôt éclaircir sur ce point;
(Rodelinde rentre [78].)
Voilà tous les efforts qu'enfin j'ai pu me faire [79].
Toute ingrate qu'elle est, je tremble à lui déplaire [80];
Et ce peu que j'ai fait, suivi d'un désaveu,745
Gêne autant ma vertu comme il trahit mon feu.
Achève, Garibalde: Unulphe est trop crédule,
Il prend trop aisément un espoir ridicule;
Menace, puisqu'enfin c'est perdre temps qu'offrir.
Toi qui m'as trop flatté, viens m'aider à souffrir.750
FIN DU SECOND ACTE.