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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE.

UNULPHE, ÉDÜIGE.

ÉDÜIGE.

Quoi? Grimoald s'obstine à perdre ainsi mon frère!

D'imposture et de fourbe il traite sa misère [130]! 1500

Et feignant de me rendre et son cœur et sa foi,

Il n'a point d'yeux pour lui ni d'oreilles pour moi!

UNULPHE.

Madame, n'accusez que le duc qui l'obsède:

Le mal, s'il en est cru, deviendra sans remède;

Et si le Roi suivoit ses conseils violents, 1505

Vous n'en verriez déjà que des effets sanglants.

ÉDÜIGE.

Jadis pour Grimoald il quitta Pertharite;

Et s'il le laisse vivre, il craint ce qu'il mérite.

UNULPHE.

Ajoutez qu'il vous aime, et veut par tous moyens

Rattacher ce vainqueur à ses derniers liens; 1510

Que Rodelinde à lui, par amour ou par force,

Assure entre vous deux un éternel divorce;

Et s'il peut une fois jusque-là l'irriter,

Par force ou par amour il croit vous emporter.

Mais vous n'avez, Madame, aucun sujet de crainte; 1515

Ce héros est à vous sans réserve et sans feinte,

Et....

ÉDÜIGE.

S'il quitte sans feinte un objet si chéri,

Sans doute au fond de l'âme il connoît son mari.

Mais s'il le connoissoit, en dépit de ce traître,

Qui pourroit l'empêcher de le faire paroître?1520

UNULPHE.

Sur le trône conquis il craint quelque attentat,

Et ne le méconnoît que par raison d'État.

C'est un aveuglement qu'il a cru nécessaire;

Et comme Garibalde animoit sa colère,

De ses mauvais conseils sans cesse combattu,1525

Il donnoit lieu de craindre enfin pour sa vertu.

Mais, Madame, il n'est plus en état de le croire.

Je n'ai pu voir longtemps ce péril pour sa gloire.

Quelque fruit que le duc espère en recueillir,

Je viens d'ôter au Roi les moyens de faillir.1530

Pertharite, en un mot, n'est plus en sa puissance.

Mais ne présumez pas que j'aye eu l'imprudence

De laisser à sa fuite un libre et plein pouvoir

De se montrer au peuple et d'oser l'émouvoir.

Pour fuir en sûreté, je lui prête main-forte,1540

Ou plutôt je lui donne une fidèle escorte,

Qui sous cette couleur de lui servir d'appui,

Le met hors du royaume, et me répond de lui.

J'empêche ainsi le duc d'achever son ouvrage,

Et j'en donne à mon roi ma tête pour otage.1540

Votre bonté, Madame, en prendra quelque soin.

ÉDÜIGE.

Oui, je serai pour toi criminelle au besoin:

Je prendrai, s'il le faut, sur moi toute la faute [131].

UNULPHE.

Ou je connois fort mal une vertu si haute,

Ou s'il revient à soi, lui-même tout ravi 1545

M'avouera le premier que je l'ai bien servi.

SCÈNE II.

GRIMOALD, ÉDÜIGE, UNULPHE.

GRIMOALD.

Que voulez-vous enfin, Madame, que j'espère?

Qu'ordonnez-vous de moi?

ÉDÜIGE.

Que fais-tu de mon frère?

Qu'ordonnes-tu de lui? prononce ton arrêt.

GRIMOALD.

Toujours d'un imposteur prendrez-vous l'intérêt?1550

ÉDÜIGE.

Veux-tu suivre toujours le conseil tyrannique

D'un traître qui te livre à la haine publique?

GRIMOALD.

Qu'en faveur de ce fourbe à tort vous m'accusez!

Je vous offre sa grâce, et vous la refusez.

ÉDÜIGE.

Cette offre est un supplice aux princes qu'on opprime:

Il ne faut point de grâce à qui se voit sans crime;

Et tes yeux, malgré toi, ne te font que trop voir

Que c'est à lui d'en faire, et non d'en recevoir.

Ne t'obstine donc plus à t'aveugler toi-même:

Sois tel que je t'aimois, si tu veux que je t'aime;1560

Sois tel que tu parus quand tu conquis Milan:

J'aime encor son vainqueur, mais non pas son tyran.

Rends-toi cette vertu pleine, haute, sincère,

Qui t'affermit si bien au trône de mon frère;

Rends-lui du moins son nom, si tu me rends ton cœur.

Qui peut feindre pour lui peut feindre pour la sœur;

Et tu ne vois en moi qu'une amante incrédule,

Quand je vois qu'avec lui ton âme dissimule.

Quitte, quitte en vrai roi les vertus des tyrans,

Et ne me cache plus un cœur que tu me rends. 1570

GRIMOALD.

Lisez-y donc vous-même: il est à vous, Madame;

Vous en voyez le trouble aussi bien que la flamme.

Sans plus me demander ce que vous connoissez,

De grâce, croyez-en tout ce que vous pensez.

C'est redoubler ensemble et mes maux et ma honte 1575

Que de forcer ma bouche à vous en rendre conte.

Quand je n'aurois point d'yeux, chacun en a pour moi.

Garibalde lui seul a méconnu son roi;

Et par un intérêt qu'aisément je devine,

Ce lâche, tant qu'il peut, par ma main l'assassine. 1580

Mais que plutôt le ciel me foudroie à vos yeux,

Que je songe à répandre un sang si précieux!

Madame, cependant mettez-vous en ma place:

Si je le reconnois, que faut-il que j'en fasse?

Le tenir dans les fers avec le nom de roi, 1585

C'est soulever pour lui ses peuples contre moi.

Le mettre en liberté, c'est le mettre à leur tête,

Et moi-même hâter l'orage qui s'apprête.

Puis-je m'assurer d'eux et souffrir son retour [132]?

Puis-je occuper son trône et le voir dans ma cour? 1590

Un roi, quoique vaincu, garde son caractère:

Aux fidèles sujets sa vue est toujours chère;

Au moment qu'il paroît, les plus grands conquérants,

Pour vertueux qu'ils soient, ne sont que des tyrans;

Et dans le fond des cœurs sa présence fait naître 1595

Un mouvement secret qui les rend à leur maître.

Ainsi mon mauvais sort a de quoi me punir

Et de le délivrer et de le retenir.

Je vois dans mes prisons sa personne enfermée

Plus à craindre pour moi qu'en tête d'une armée.1600

Là mon bras animé de toute ma valeur

Chercheroit avec gloire à lui percer le cœur;

Mais ici, sans défense, hélas! qu'en puis-je faire?

Si je pense régner, sa mort m'est nécessaire;

Mais soudain ma vertu s'arme si bien pour lui, 1605

Qu'en mille bataillons il auroit moins d'appui.

Pour conserver sa vie et m'assurer l'empire,

Je fais ce que je puis à le faire dédire:

Des plus cruels tyrans j'emprunte le courroux,

Pour tirer cet aveu de la Reine ou de vous;1610

Mais partout je perds temps, partout même constance

Rend à tous mes efforts pareille résistance.

Encor s'il ne falloit qu'éteindre ou dédaigner

En des troubles si grands la douceur de régner,

Et que pour vous aimer et ne vous point déplaire1615

Ce grand titre de roi ne fût pas nécessaire,

Je me vaincrois moi-même, et lui rendant l'État,

Je mettrois ma vertu dans son plus haut éclat.

Mais je vous perds, Madame, en quittant la couronne;

Puisqu'il vous faut un roi, c'est vous que j'abandonne;

Et dans ce cœur à vous par vos yeux combattu

Tout mon amour s'oppose à toute ma vertu.

Vous pour qui je m'aveugle avec tant de lumières,

Si vous êtes sensible encore à mes prières,

Daignez servir de guide à mon aveuglement, 1625

Et faites le destin d'un frère et d'un amant.

Mon amour de tous deux vous fait la souveraine:

Ordonnez-en vous-même, et prononcez en reine.

Je périrai content, et tout me sera doux,

Pourvu que vous croyiez que je suis tout à vous.1630

ÉDÜIGE.

Que tu me connois mal, si tu connois mon frère!

Tu crois donc qu'à ce point la couronne m'est chère,

Que j'ose mépriser un comte généreux

Pour m'attacher au sort d'un tyran trop heureux?

Aime-moi si tu veux, mais crois-moi magnanime: 1635

Avec tout cet amour garde-moi ton estime [133];

Crois-moi quelque tendresse encor pour mon vrai sang,

Qu'une haute vertu me plaît mieux qu'un haut rang,

Et que vers Gundebert je crois ton serment quitte,

Quand tu n'aurois qu'un jour régné pour Pertharite.

Milan, qui l'a vu fuir, et t'a nommé son roi,

De la haine d'un mort a dégagé ma foi.

A présent je suis libre, et comme vraie amante

Je secours malgré toi ta vertu chancelante,

Et dérobe mon frère à ta soif de régner,1645

Avant que tout ton cœur s'en soit laissé gagner.

Oui, j'ai brisé ses fers, j'ai corrompu ses gardes,

J'ai mis en sûreté tout ce que tu hasardes.

Il fuit, et tu n'as plus à traiter d'imposteur

De tes troubles secrets le redoutable auteur. 1650

Il fuit, et tu n'as plus à craindre de tempête [134].

Secourant ta vertu, j'assure ta conquête;

Et les soins que j'ai pris.... Mais la Reine survient.

SCÈNE III.

GRIMOALD, RODELINDE, ÉDÜIGE, UNULPHE.

GRIMOALD, à Rodelinde.

Que tardez-vous, Madame, et quel soin vous retient?

Suivez de votre époux le nom, l'image, ou l'ombre;

De ceux qui m'ont trahi croissez l'indigne nombre,

Et délivrez mes yeux, trop aisés à charmer,

Du péril de vous voir et de vous trop aimer.

Suivez: votre captif ne vous tient plus captive.

RODELINDE.

Rends-le-moi donc, tyran, afin que je le suive. 1660

A quelle indigne feinte oses-tu recourir,

De m'ouvrir sa prison quand tu l'as fait mourir!

Lâche, présumes-tu qu'un faux bruit de sa fuite

Cache de tes fureurs la barbare conduite?

Crois-tu qu'on n'ait point d'yeux pour voir ce que tu fais,

Et jusque dans ton cœur découvrir tes forfaits?

ÉDÜIGE.

Madame....

RODELINDE.

Eh bien! Madame, êtes-vous sa complice?

Vous chargez-vous pour lui de toute l'injustice?

Et sa main qu'il vous tend vous plaît-elle à ce prix [135]?

ÉDÜIGE.

Vous la vouliez tantôt teinte du sang d'un fils,1670

Et je puis l'accepter teinte du sang d'un frère,

Si je veux être sœur comme vous étiez mère.

RODELINDE.

Ne me reprochez point une juste fureur

Où des feux d'un tyran me réduisoit l'horreur;

Et puisque de sa foi vous êtes ressaisie, 1675

Faites cesser l'aigreur de votre jalousie.

ÉDÜIGE.

Ne me reprochez point des sentiments jaloux,

Quand je hais les tyrans autant ou plus que vous.

RODELINDE.

Vous pouvez les haïr quand Grimoald vous aime!

ÉDÜIGE.

J'aime en lui sa vertu plus que son diadème;1680

Et voyant quels motifs le font encore agir,

Je ne vois rien en lui qui me fasse rougir.

RODELINDE, à Grimoald.

Rougis-en donc toi seul, toi qui caches ton crime,

Qui t'immolant un roi, dérobes ta victime,

Et d'un grand ennemi déguisant tout le sort,1685

Le fais fourbe en sa vie et fuir après sa mort.

De tes fausses vertus les brillantes pratiques

N'élevoient que pour toi ces tombeaux magnifiques:

C'étoient de vains éclats de générosité,

Pour rehausser ta gloire avec impunité. 1690

Tu n'accablois son nom de tant d'honneurs funèbres

Que pour ensevelir sa mort dans les ténèbres,

Et lui tendre avec pompe un piége illustre et beau,

Pour le priver un jour des honneurs du tombeau.

Soûle-toi de son sang; mais rends-moi ce qui reste,

Attendant ma vengeance, ou le courroux céleste,

Que je puisse....

GRIMOALD, à Édüige.

Ah! Madame, où me réduisez-vous

Pour un fourbe qu'elle aime à nommer son époux?

Votre pitié ne sert qu'à me couvrir de honte,

Si quand vous me l'ôtez, il m'en faut rendre conte,1700

Et si la cruauté de mon triste destin

De ce que vous sauvez me nomme l'assassin.

UNULPHE

Seigneur, je crois savoir la route qu'il a prise;

Et si Sa Majesté veut que je l'y conduise,

Au péril de ma tête en moins d'une heure ou deux,

Je m'offre de la rendre à l'objet de ses vœux.

Allons, allons, Madame, et souffrez que je tâche....

RODELINDE, à Unulphe.

O d'un lâche tyran ministre encor plus lâche,

Qui sous un faux semblant d'un peu d'humanité

Penses contre mes pleurs faire sa sûreté! 1710

Que ne dis-tu plutôt que ses justes alarmes

Aux yeux des bons sujets veulent cacher mes larmes,

Qu'il lui faut me bannir, de crainte que mes cris

Du peuple et de la cour émeuvent les esprits?

Traître, si tu n'étois de son intelligence,1715

Pourroit-il refuser ta tête à sa vengeance?

Que devient, Grimoald, que devient ton courroux?

Tes ordres en sa garde avoient mis mon époux.

Il a brisé ses fers, il sait où va sa fuite;

Si je le veux rejoindre, il s'offre à ma conduite;1720

Et quand son sang devroit te répondre du sien,

Il te voit, il te parle, et n'appréhende rien!

GRIMOALD, à Rodelinde.

Quand ce qu'il fait pour vous hasarderoit ma vie,

Je ne puis le punir de vous avoir servie.

Si j'avois cependant quelque peur que vos cris 1725

De la cour et du peuple émussent les esprits,

Sans vous prier de fuir pour finir mes alarmes,

J'aurois trop de moyens de leur cacher vos larmes.

Mais vous êtes, Madame, en pleine liberté;

Vous pouvez faire agir toute votre fierté [136], 1730

Porter dans tous les cœurs ce qui règne en votre âme:

Le vainqueur du mari ne peut craindre la femme.

Mais que veut ce soldat [137]?

SCÈNE IV.

GRIMOALD, RODELINDE, ÉDÜIGE, UNULPHE, Soldat [138].

SOLDAT.

Vous avertir, Seigneur,

D'un grand malheur ensemble et d'un rare bonheur.

Garibalde n'est plus, et l'imposteur infâme 1735

Qui tranche ici du roi lui vient d'arracher l'âme;

Mais ce même imposteur est en votre pouvoir.

GRIMOALD.

Que dis-tu, malheureux?

SOLDAT.

Ce que vous allez voir.

GRIMOALD.

O ciel! en quel état ma fortune est réduite,

S'il ne m'est pas permis de jouir de sa fuite! 1740

Faut-il que de nouveau mon cœur embarrassé

Ne puisse.... Mais dis-nous comment tout s'est passé.

SOLDAT.

Le duc, ayant appris quelles intelligences

Déroboient un tel fourbe à vos justes vengeances,

L'attendoit à main-forte, et lui fermant le pas: 1745

«A lui seul, nous dit-il; mais ne le blessons pas.

Réservons tout son sang aux rigueurs des supplices,

Et laissons par pitié fuir ses lâches complices.»

Ceux qui le conduisoient, du grand nombre étonnés,

Et par mes compagnons soudain environnés, 1750

Acceptent la plupart ce qu'on leur facilite,

Et s'écartent sans bruit de ce faux Pertharite.

Lui, que l'ordre reçu nous forçoit d'épargner

Jusqu'à baisser l'épée et le trop dédaigner,

S'ouvre en son désespoir parmi nous un passage,1755

Jusque sur notre chef pousse toute sa rage,

Et lui plonge trois fois un poignard dans le sein,

Avant qu'aucun de nous ait pu voir son dessein.

Nos bras étoient levés pour l'en punir sur l'heure;

Mais le duc par nos mains ne consent pas qu'il meure,

Et son dernier soupir est un ordre nouveau

De garder tout son sang à celle d'un bourreau.

Ainsi ce fugitif retombe dans sa chaîne,

Et vous pouvez, Seigneur, ordonner de sa peine:

Le voici.

GRIMOALD.

Quel combat pour la seconde fois! 1765

SCÈNE V.

PERTHARITE, GRIMOALD, RODELINDE, ÉDÜIGE, UNULPHE, Soldats.

PERTHARITE.

Tu me revois, tyran qui méconnois les rois;

Et j'ai payé pour toi d'un si rare service

Celui qui rend ma tête à ta fausse justice.

Pleure, pleure ce bras qui t'a si bien servi;

Pleure ce bon sujet que le mien t'a ravi [139]. 1770

Hâte-toi de venger ce ministre fidèle:

C'est toi qu'à sa vengeance en mourant il appelle.

Signale ton amour, et parois aujourd'hui,

S'il fut digne de toi, plus digne encor de lui.

Mais cesse désormais de traiter d'imposture1775

Les traits que sur mon front imprime la nature.

Milan m'a vu passer, et partout en passant

J'ai vu couler ses pleurs pour son prince impuissant;

Tu lui déguiserois en vain ta tyrannie:

Pousses-en jusqu'au bout l'insolente manie;1780

Et quoi que ta fureur te prescrive pour moi,

Ordonne de mes jours comme de ceux d'un roi.

GRIMOALD.

Oui, tu l'es en effet, et j'ai su te connoître,

Dès le premier moment que je t'ai vu paroître.

Si j'ai fermé les yeux, si j'ai voulu gauchir,1785

Des maximes d'État j'ai voulu t'affranchir,

Et ne voir pas ma gloire indignement trahie

Par la nécessité de m'immoler ta vie.

De cet aveuglement les soins mystérieux

Empruntoient les dehors d'un tyran furieux, 1790

Et forçoient ma vertu d'en souffrir l'artifice,

Pour t'arracher ton nom par l'effroi du supplice.

Mais mon dessein n'étoit que de t'intimider,

Ou d'obliger quelqu'un à te faire évader.

Unulphe a bien compris, en serviteur fidèle, 1795

Ce que ma violence attendoit de son zèle;

Mais un traître pressé par d'autres intérêts

A rompu tout l'effet de mes desirs secrets.

Ta main, grâces au ciel, nous en a fait justice.

Cependant ton retour m'est un nouveau supplice;1800

Car enfin que veux-tu que je fasse de toi?

Puis-je porter ton sceptre et te traiter de roi [140]?

Ton peuple qui t'aimoit pourra-t-il te connoître,

Et souffrir à tes yeux les lois d'un autre maître?

Toi-même pourras-tu, sans entreprendre rien, 1805

Me voir jusqu'au trépas possesseur de ton bien?

Pourras-tu négliger l'occasion offerte,

Et refuser ta main ou ton ordre à ma perte [141]?

Si tu n'étois qu'un lâche, on auroit quelque espoir

Qu'enfin tu pourrois vivre, et ne rien émouvoir; 1810

Mais qui me croit tyran, et hautement me brave,

Quelque foible qu'il soit, n'a point le cœur d'esclave,

Et montre une grande âme au-dessus du malheur,

Qui manque de fortune, et non pas de valeur.

Je vois donc malgré moi ma victoire asservie 1815

A te rendre le sceptre, ou prendre encor ta vie;

Et plus l'ambition trouble ce grand effort,

Plus ceux de ma vertu me refusent ta mort.

Mais c'est trop retenir ma vertu prisonnière:

Je lui dois comme à toi liberté toute entière; 1820

Et mon ambition a beau s'en indigner,

Cette vertu triomphe, et tu t'en vas régner.

Milan, revois ton prince, et reprends ton vrai maître,

Qu'en vain pour t'aveugler j'ai voulu méconnoître;

Et vous que d'imposteur à regret j'ai traité....1825

PERTHARITE.

Ah! c'est porter trop loin la générosité.

Rendez-moi Rodelinde, et gardez ma couronne,

Que pour sa liberté sans regret j'abandonne:

Avec ce cher objet tout destin m'est trop doux.

GRIMOALD.

Rodelinde et Milan et mon cœur sont à vous: 1830

Et je vous remettrois toute la Lombardie,

Si comme dans Milan je régnois dans Pavie.

Mais vous n'ignorez pas, Seigneur, que le feu Roi

En fit reine Édüige; et lui donnant ma foi,

Je promis....

ÉDÜIGE, à Grimoald.

Si ta foi t'oblige à la défendre, 1835

Ton exemple m'oblige encor plus à la rendre;

Et je mériterois un nouveau changement,

Si mon cœur n'égaloit celui de mon amant.

PERTHARITE, à Édüige.

Son exemple, ma sœur, en vain vous y convie.

Avec ce grand héros je vous laisse Pavie,1840

Et me croirois moi-même aujourd'hui malheureux,

Si je voyois sans sceptre un bras si généreux.

RODELINDE, à Grimoald.

Pardonnez si ma haine a trop cru l'apparence:

Je présumois beaucoup de votre violence;

Mais je n'aurois osé, Seigneur, en présumer 1845

Que vous m'eussiez forcée enfin à vous aimer.

GRIMOALD, à Rodelinde.

Vous m'avez outragé sans me faire injustice.

RODELINDE.

Qu'une amitié si ferme aujourd'hui nous unisse,

Que l'un et l'autre État en admire les nœuds,

Et doute avec raison qui règne de vous deux. 1850

PERTHARITE.

Pour en faire admirer la chaîne fortunée,

Allons mettre en éclat cette grande journée,

Et montrer à ce peuple, heureusement surpris,

Que des hautes vertus la gloire est le seul prix.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

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