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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

CAMILLE, ALBIANE.

CAMILLE.

Ton frère te l'a dit, Albiane?

ALBIANE.

Oui, Madame:

Galba choisit Pison, et vous êtes sa femme,

Ou pour en mieux parler, l'esclave de Lacus,

A moins d'un éclatant et généreux refus.760

CAMILLE.

Et que devient Othon?

ALBIANE.

Vous allez voir sa tête

De vos trois ennemis affermir la conquête:

Je veux dire assurer votre main à Pison,

Et l'empire aux tyrans qui font régner son nom.

Car comme il n'a pour lui qu'une suite d'ancêtres,765

Lacus et Martian vont être nos vrais maîtres;

Et Pison ne sera qu'un idole sacré [833]

Qu'ils tiendront sur l'autel pour répondre à leur gré.

Sa probité stupide autant comme farouche

A prononcer leurs lois asservira sa bouche;770

Et le premier arrêt qu'ils lui feront donner

Les défera d'Othon, qui les peut détrôner.

CAMILLE.

O Dieux! que je le plains!

ALBIANE.

Il est sans doute à plaindre,

Si vous l'abandonnez à tout ce qu'il doit craindre;

Mais comme enfin la mort finira son ennui,775

Je crains fort de vous voir plus à plaindre que lui.

CAMILLE.

L'hymen sur un époux donne quelque puissance.

ALBIANE.

Octavie a péri sur cette confiance.

Son sang qui fume encor vous montre à quel destin

Peut exposer vos jours [834] un nouveau Tigellin [835].780

Ce grand choix vous en donne à craindre deux ensemble;

Et pour moi, plus j'y songe, et plus pour vous je tremble.

CAMILLE.

Quel remède, Albiane?

ALBIANE.

Aimer, et faire voir....

CAMILLE.

Que l'amour est sur moi plus fort que le devoir?

ALBIANE.

Songez moins à Galba qu'à Lacus, qui vous brave,785

Et qui vous fait encor braver par un esclave.

Songez à vos périls, et peut-être à son tour

Ce devoir passera du côté de l'amour.

Bien que nous devions tout aux puissances suprêmes,

Madame, nous devons quelque chose à nous-mêmes;790

Surtout quand nous voyons des ordres dangereux,

Sous ces grands souverains, partir d'autres que d'eux.

CAMILLE.

Mais Othon m'aime-t-il?

ALBIANE.

S'il vous aime? ah! Madame.

CAMILLE.

On a cru que Plautine avoit toute son âme.

ALBIANE.

On l'a dû croire aussi, mais on s'est abusé:795

Autrement Vinius l'auroit-il proposé?

Auroit-il pu trahir l'espoir d'en faire un gendre?

CAMILLE.

En feignant de l'aimer que pouvoit-il prétendre?

ALBIANE.

De s'approcher de vous, et se faire en la cour

Un accès libre et sûr pour un plus digne amour.800

De Vinius par là gagnant la bienveillance,

Il a su le jeter dans une autre espérance,

Et le flatter d'un rang plus haut et plus certain,

S'il devenoit par vous empereur de sa main.

Vous voyez à ces soins que Vinius s'applique,805

En même temps qu'Othon auprès de vous s'explique.

CAMILLE.

Mais à se déclarer il a bien attendu.

ALBIANE.

Mon frère jusque-là vous en a répondu.

CAMILLE.

Tandis, tu m'as réduite à faire un peu d'avance,

A consentir qu'Albin combattît son silence,810

Et même Vinius, dès qu'il me l'a nommé,

A pu voir aisément qu'il pourroit être aimé.

ALBIANE.

C'est la gêne où réduit celles de votre sorte

La scrupuleuse loi du respect qu'on leur porte:

Il arrête les vœux, captive les desirs,815

Abaisse les regards, étouffe les soupirs,

Dans le milieu du cœur enchaîne la tendresse [836];

Et tel est en aimant le sort d'une princesse,

Que quelque amour qu'elle ait et qu'elle ait pu donner [837],

Il faut qu'elle devine, et force à deviner;820

Quelque peu qu'on lui die [838], on craint de lui trop dire:

A peine on se hasarde à jurer qu'on l'admire;

Et pour apprivoiser ce respect ennemi,

Il faut qu'en dépit d'elle elle s'offre à demi.

Voyez-vous comme Othon sauroit encor se taire,825

Si je ne l'avois fait enhardir par mon frère?

CAMILLE.

Tu le crois donc, qu'il m'aime?

ALBIANE.

Et qu'il lui seroit doux

Que vous eussiez pour lui l'amour qu'il a pour vous.

CAMILLE.

Hélas! que cet amour croit tôt ce qu'il souhaite!

En vain la raison parle, en vain elle inquiète,830

En vain la défiance ose ce qu'elle peut,

Il veut croire, et ne croit que parce qu'il le veut.

Pour Plautine ou pour moi je vois du stratagème,

Et m'obstine avec joie à m'aveugler moi-même.

Je plains cette abusée, et c'est moi qui la [839] suis835

Peut-être, et qui me livre à d'éternels ennuis;

Peut-être, en ce moment qu'il m'est doux de te croire,

De ses vœux à Plautine il assure la gloire:

Peut-être....

SCÈNE II.

CAMILLE, ALBIN, ALBIANE.

ALBIN.

L'Empereur vient ici vous trouver,

Pour vous dire son choix, et le faire approuver.840

S'il vous déplaît, Madame, il faut de la constance;

Il faut une fidèle et noble résistance;

Il faut....

CAMILLE.

De mon devoir je saurai prendre soin.

Allez chercher Othon pour en être témoin.

SCÈNE III.

GALBA, CAMILLE, ALBIANE.

GALBA.

Quand la mort de mes fils [840] désola ma famille,845

Ma nièce, mon amour vous prit dès lors pour fille;

Et regardant en vous les restes de mon sang,

Je flattai ma douleur en vous donnant leur rang.

Rome, qui m'a depuis chargé de son empire,

Quand sous le poids de l'âge à peine je respire,850

A vu ce même amour me le faire accepter,

Moins pour me seoir si haut que pour vous y porter.

Non que si jusque-là Rome pouvoit renaître,

Qu'elle fût en état de se passer de maître,

Je ne me crusse digne, en cet heureux moment,855

De commencer par moi son rétablissement [841];

Mais cet empire immense est trop vaste pour elle:

A moins que d'une tête un si grand corps chancelle;

Et pour le nom des rois son invincible horreur

S'est d'ailleurs si bien faite aux lois d'un empereur,860

Qu'elle ne peut souffrir, après cette habitude,

Ni pleine liberté, ni pleine servitude [842].

Elle veut donc un maître, et Néron condamné

Fait voir ce qu'elle veut en un front couronné.

Vindex, Rufus [843], ni moi, n'avons causé sa perte;865

Ses crimes seuls l'ont faite [844], et le ciel l'a soufferte,

Pour marque aux souverains, qu'ils doivent par l'effet

Répondre dignement au grand choix qu'il en fait.

Jusques à ce grand coup, un honteux esclavage

D'une seule maison nous faisoit l'héritage.870

Rome n'en a repris, au lieu de liberté,

Qu'un droit de mettre ailleurs la souveraineté;

Et laisser après moi dans le trône un grand homme,

C'est tout ce qu'aujourd'hui je puis faire pour Rome [845].

Prendre un si noble soin, c'est en prendre de vous:875

Ce maître qu'il lui faut vous est dû pour époux;

Et mon zèle s'unit à l'amour paternelle

Pour vous en donner un digne de vous et d'elle.

Jule et le grand Auguste ont choisi dans leur sang,

Ou dans leur alliance, à qui laisser ce rang.880

Moi, sans considérer aucun nœud domestique,

J'ai fait [846] ce choix comme eux, mais dans la République [847]:

Je l'ai fait de Pison; c'est le sang de Crassus,

C'est celui de Pompée, il en a les vertus,

Et ces [848] fameux héros dont il suivra la trace885

Joindront de si grands noms aux grands noms de ma race,

Qu'il n'est point d'hyménée en qui l'égalité

Puisse élever l'empire à plus de dignité.

CAMILLE.

J'ai tâché de répondre à cet amour de père

Par un tendre respect qui chérit et révère,890

Seigneur; et je vois mieux encor par ce grand choix,

Et combien vous m'aimez, et combien je vous dois.

Je sais ce qu'est Pison et quelle est sa noblesse;

Mais si j'ose à vos yeux montrer quelque foiblesse,

Quelque digne qu'il soit et de Rome et de moi,895

Je tremble à lui promettre et mon cœur et ma foi;

Et j'avouerai, Seigneur, que pour mon hyménée

Je crois tenir un peu de Rome où je suis née.

Je ne demande point la pleine liberté,

Puisqu'elle en a mis bas l'intrépide fierté;900

Mais si vous m'imposez la pleine servitude,

J'y trouverai, comme elle, un joug un peu bien rude.

Je suis trop ignorante en matière d'État

Pour savoir quel doit être un si grand potentat;

Mais Rome dans ses murs n'a-t-elle qu'un seul homme,

N'a-t-elle que Pison qui soit digne de Rome?

Et dans tous ses États n'en sauroit-on voir deux

Que puissent vos bontés hasarder à mes vœux?

Néron fit aux vertus une cruelle guerre,

S'il en a dépeuplé les trois parts de la terre,910

Et si, pour nous donner de dignes empereurs,

Pison seul avec vous échappe à ses fureurs.

Il est d'autres héros dans un si vaste empire;

Il en est qu'après vous on se plairoit d'élire,

Et qui sauroient mêler, sans vous faire rougir,915

L'art de gagner les cœurs au grand art de régir.

D'une vertu sauvage on craint un dur empire,

Souvent on s'en dégoûte au moment qu'on l'admire;

Et puisque ce grand choix me doit faire un époux,

Il seroit bon qu'il eût quelque chose de doux,920

Qu'on vît en sa personne également paroître

Les grâces d'un amant et les hauteurs d'un maître,

Et qu'il fût aussi propre à donner de l'amour

Qu'à faire ici trembler sous lui toute sa cour [849].

Souvent un peu d'amour dans les cœurs des monarques [850]

Accompagne assez bien leurs plus illustres marques.

Ce n'est pas qu'après tout je pense à résister:

J'aime à vous obéir, Seigneur, sans contester.

Pour prix d'un sacrifice où mon cœur se dispose,

Permettez qu'un époux me doive quelque chose.930

Dans cette servitude où se plaît mon desir,

C'est quelque liberté qu'un ou deux à choisir.

Votre Pison peut-être aura de quoi me plaire,

Quand il ne sera plus un mari nécessaire;

Et son amour pour moi sera plus assuré,935

S'il voit à quels rivaux je l'aurai préféré.

GALBA.

Ce long raisonnement dans sa délicatesse

A vos tendres respects mêle beaucoup d'adresse.

Si le refus n'est juste, il est doux et civil.

Parlez donc, et sans feinte, Othon vous plairoit-il?940

On me l'a proposé, qu'y trouvez-vous à dire?

CAMILLE.

L'avez-vous cru d'abord indigne de l'empire,

Seigneur?

GALBA.

Non; mais depuis, consultant ma raison,

J'ai trouvé qu'il falloit lui préférer Pison.

Sa vertu, plus solide et toute inébranlable.945

Nous fera, comme Auguste, un siècle incomparable,

Où l'autre, par Néron dans le vice abîmé,

Ramènera ce luxe [851] où sa main l'a formé [852],

Et tous les attentats de l'infâme licence

Dont il osa souiller la suprême puissance.950

CAMILLE.

Othon près d'un tel maître a su se ménager,

Jusqu'à ce que le temps ait pu l'en dégager.

Qui sait faire sa cour se fait aux mœurs du prince;

Mais il fut tout à soi quand il fut en province;

Et sa haute vertu par d'illustres effets955

Y dissipa soudain ces vices contrefaits.

Chaque jour a sous vous grossi sa renommée;

Mais Pison n'eut jamais de charge ni d'armée;

Et comme il a vécu jusqu'ici sans emploi [853],

On ne sait ce qu'il vaut que sur sa bonne foi.960

Je veux croire, en faveur des héros de sa race,

Qu'il en a les vertus, qu'il en suivra la trace,

Qu'il en égalera les plus illustres noms;

Mais j'en croirois bien mieux de grandes actions.

Si dans un long exil il a paru sans vice,965

La vertu des bannis souvent n'est qu'artifice.

Sans vous avoir servi, vous l'avez ramené;

Mais l'autre est le premier qui vous ait couronné;

Dès qu'il vit deux partis, il se rangea du vôtre [854]:

Ainsi l'un vous doit tout, et vous devez à l'autre.970

GALBA.

Vous prendrez donc le soin de m'acquitter vers lui;

Et comme pour l'empire il faut un autre appui,

Vous croirez que Pison est plus digne de Rome:

Pour ne plus en douter suffit que je le nomme.

CAMILLE.

Pour Rome et son empire, après vous je le croi;975

Mais je doute si l'autre est moins digne de moi.

GALBA.

Doutez-en: un tel doute est bien digne d'une âme

Qui voudroit de Néron revoir le siècle infâme,

Et qui voyant qu'Othon lui ressemble le mieux....

CAMILLE.

Choisissez de vous-même, et je ferme les yeux.980

Que vos seules bontés de tout mon sort ordonnent:

Je me donne en aveugle à qui qu'elles me donnent.

Mais quand vous consultez Lacus et Martian,

Un époux de leur main me paroît un tyran;

Et si j'ose tout dire en cette conjoncture [855],985

Je regarde Pison comme leur créature,

Qui régnant par leur ordre et leur prêtant sa voix,

Me forcera moi-même à recevoir leurs lois.

Je ne veux point d'un trône où je sois leur captive,

Où leur pouvoir m'enchaîne, et quoi qu'il en arrive,990

J'aime mieux un mari qui sache être empereur,

Qu'un mari qui le soit et souffre un gouverneur.

GALBA.

Ce n'est pas mon dessein de contraindre les âmes.

N'en parlons plus: dans Rome il sera d'autres femmes [856]

A qui Pison en vain n'offrira pas sa foi.995

Votre main est à vous, mais l'empire est à moi.

SCÈNE IV.

GALBA, OTHON, CAMILLE, ALBIN, ALBIANE.

GALBA.

Othon, est-il bien vrai que vous aimiez Camille?

OTHON.

Cette témérité m'est sans doute inutile;

Mais si j'osois, Seigneur, dans mon sort adouci....

GALBA.

Non, non: si vous l'aimez, elle vous aime aussi.1000

Son amour près de moi vous rend de tels offices,

Que je vous en fais don pour prix de vos services.

Ainsi, bien qu'à Lacus j'aye accordé pour vous

Qu'aujourd'hui de Plautine on vous verra l'époux [857],

L'illustre et digne ardeur d'une flamme si belle1005

M'en fait révoquer l'ordre, et vous obtient pour elle.

OTHON.

Vous m'en voyez de joie interdit et confus.

Quand je me prononçois moi-même un prompt refus,

Que j'attendois l'effet d'une juste colère,

Je suis assez heureux pour ne vous pas déplaire!1010

Et loin de condamner des vœux trop élevés....

GALBA.

Vous savez mal encor combien vous lui devez:

Son cœur de telle force à votre hymen aspire,

Que pour mieux être à vous, il renonce à l'empire.

Choisissez donc ensemble, à communs sentiments,1015

Des charges dans ma cour, ou des gouvernements;

Vous n'avez qu'à parler.

OTHON.

Seigneur, si la Princesse....

GALBA.

Pison n'en voudra pas dédire ma promesse.

Je l'ai nommé César, pour le faire empereur:

Vous savez ses vertus, je réponds de son cœur.1020

Adieu. Pour observer la forme accoutumée,

Je le vais de ma main présenter à l'armée.

Pour Camille, en faveur de cet heureux lien,

Tenez-vous assuré qu'elle aura tout mon bien:

Je la fais dès ce jour mon unique héritière [858].1025

SCÈNE V.

OTHON, CAMILLE, ALBIN, ALBIANE.

CAMILLE.

Vous pouvez voir par là mon âme toute entière,

Seigneur; et je voudrois en vain la déguiser,

Après ce que pour vous l'amour me fait oser.

Ce que Galba pour moi prend le soin de vous dire....

OTHON.

Quoi donc, Madame? Othon vous coûteroit l'empire?

Il sait mieux ce qu'il vaut, et n'est pas d'un tel prix

Qu'il le faille acheter par ce noble mépris.

Il se doit opposer à cet effort d'estime

Où s'abaisse pour lui ce cœur trop magnanime,

Et par un même effort de magnanimité,1035

Rendre une âme si haute au trône mérité.

D'un si parfait amour quelles que soient les causes....

CAMILLE.

Je ne sais point, Seigneur, faire valoir les choses:

Et dans ce prompt succès dont nos cœurs sont charmés.

Vous me devez bien moins que vous ne présumez.1040

Il semble que pour vous je renonce à l'empire,

Et qu'un amour aveugle ait su me le prescrire.

Je vous aime, il est vrai; mais si l'empire est doux,

Je crois m'en assurer quand je me donne à vous.

Tant que vivra Galba, le respect de son âge,1045

Du moins apparemment, soutiendra son suffrage:

Pison croira régner; mais peut-être qu'un jour

Rome se permettra de choisir à son tour.

A faire un empereur alors quoi qui l'excite,

Qu'elle en veuille la race, ou cherche le mérite,1050

Notre union aura des voix de tous côtés,

Puisque j'en ai le sang, et vous les qualités.

Sous un nom si fameux qui vous rend préférable,

L'héritier de Galba sera considérable:

On aimera ce titre en un si digne époux,1055

Et l'empire est à moi, si l'on me voit à vous.

OTHON.

Ah! Madame, quittez cette vaine espérance

De nous voir quelque jour remettre en la balance:

S'il faut que de Pison on accepte la loi,

Rome, tant qu'il vivra, n'aura plus d'yeux pour moi;

Elle a beau murmurer contre un indigne maître,

Elle en souffre, pour lâche ou méchant qu'il puisse être.

Tibère étoit cruel, Caligule brutal,

Claude foible, Néron en forfaits sans égal:

Il se perdit lui-même à force de grands crimes;1065

Mais le reste a passé pour princes légitimes.

Claude même, ce Claude et sans cœur et sans yeux,

A peine les ouvrit qu'il devint furieux;

Et Narcisse et Pallas, l'ayant mis en furie,

Firent sous son aveu régner la barbarie.1070

Il régna toutefois, bien qu'il se fît haïr,

Jusqu'à ce que Néron se fâchât d'obéir;

Et ce monstre ennemi de la vertu romaine

N'a succombé que tard sous la commune haine.

Par ce qu'ils ont osé, jugez sur vos refus1075

Ce qu'osera Pison gouverné par Lacus.

Il aura peine à voir, lui qui pour vous soupire,

Que votre hymen chez moi laisse un droit à l'empire.

Chacun sur ce penchant voudra faire sa cour;

Et le pouvoir suprême enhardit bien l'amour.1080

Si Néron, qui m'aimoit, osa m'ôter Poppée [859],

Jugez, pour ressaisir votre main usurpée,

Quel scrupule on aura du plus noir attentat

Contre un rival ensemble et d'amour et d'État.

Il n'est point ni d'exil, ni de Lusitanie [860],1085

Qui dérobe à Pison le reste de ma vie;

Et je sais trop la cour pour douter un moment,

Ou des soins de sa haine, ou de l'événement.

CAMILLE.

Et c'est là ce grand cœur qu'on croyoit intrépide!

Le péril, comme un autre, à mes yeux l'intimide!1090

Et pour monter au trône, et pour me posséder,

Son espoir le plus beau n'ose rien hasarder!

Il redoute Pison! Dites-moi donc, de grâce,

Si d'aimer en lieu même [861] on vous a vu l'audace,

Si pour vous et pour lui le trône eut même appas,1095

Êtes-vous moins rivaux pour ne m'épouser pas?

A quel droit voulez-vous que cette haine cesse

Pour qui lui disputa ce trône et sa maîtresse,

Et qu'il veuille oublier, se voyant souverain,

Que vous pouvez dans l'âme en garder le dessein?1100

Ne vous y trompez plus: il a vu dans cette âme

Et votre ambition et toute votre flamme,

Et peut tout contre vous, à moins que contre lui

Mon hymen chez Galba vous assuré un appui.

OTHON.

Eh bien! il me perdra pour vous avoir aimée;1105

Sa haine sera douce à mon âme enflammée;

Et tout mon sang n'a rien que je veuille épargner,

Si ce n'est que par là que vous pouvez régner.

Permettez cependant à cet amour sincère

De vous redire encor ce qu'il n'ose vous taire:1110

En l'état qu'est Pison, il vous faut aujourd'hui

Renoncer à l'empire, ou le prendre avec lui.

Avant qu'en décider, pensez-y bien, Madame;

C'est votre intérêt seul qui fait parler ma flamme.

Il est mille douceurs dans un grade si haut1115

Où peut-être avez-vous moins pensé qu'il ne faut.

Peut-être en un moment serez-vous détrompée;

Et si j'osois encor vous parler de Poppée,

Je dirois que sans doute elle m'aimoit un peu,

Et qu'un trône alluma bientôt un autre feu.1120

Le ciel vous a fait l'âme et plus grande et plus belle;

Mais vous êtes princesse, et femme enfin comme elle.

L'horreur de voir une autre au rang qui vous est dû,

Et le juste chagrin d'avoir trop descendu,

Presseront en secret cette âme de se rendre1125

Même au plus foible espoir de le pouvoir reprendre.

Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer;

Mais l'empire en tout temps a de quoi les charmer.

L'amour passe, ou languit; et pour fort qu'il puisse être,

De la soif de régner, il n'est pas toujours maître.1130

CAMILLE.

Je ne sais quel amour je vous ai pu donner,

Seigneur; mais sur l'empire il aime à raisonner:

Je l'y trouve assez fort, et même d'une force

A montrer qu'il connoît tout ce qu'il a d'amorce,

Et qu'à ce qu'il me dit touchant un si grand choix,1135

Il a daigné penser un peu plus d'une fois.

Je veux croire avec vous qu'il est ferme et sincère,

Qu'il me dit seulement ce qu'il n'ose me taire;

Mais à parler sans feinte....

OTHON.

Ah! Madame, croyez....

CAMILLE.

Oui, j'en croirai Pison à qui vous m'envoyez;1140

Et vous, pour vous donner quelque peu plus [862] de joie,

Vous en croirez Plautine à qui je vous renvoie.

Je n'en suis point jalouse, et le dis sans courroux:

Vous n'aimez que l'empire, et je n'aimois que vous.

N'en appréhendez rien, je suis femme, et princesse,1145

Sans en avoir pourtant l'orgueil ni la foiblesse;

Et votre aveuglement me fait trop de pitié

Pour l'accabler encor de mon inimité [863].

OTHON.

Que je vois d'appareils, Albin, pour ma ruine!

ALBIN.

Seigneur, tout est perdu, si vous voyez Plautine.1150

OTHON.

Allons-y toutefois: le trouble où je me voi

Ne peut souffrir d'avis que d'un cœur tout à moi.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

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