Œuvres de P. Corneille, Tome 06
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
GRIMOALD, GARIBALDE.
GARIBALDE.
Je ne m'en dédis point, Seigneur, ce prompt retour [106]
N'est qu'une illusion qu'on fait à votre amour.
Je ne l'ai vu que trop aux discours d'Édüige:
Comme sensiblement votre change l'afflige,
Et qu'avec le feu roi ce fourbe a du rapport,
Sa flamme au désespoir fait ce dernier effort 1130
Rodelinde, comme elle, aime à vous mettre en peine.
L'une sert son amour et l'autre sert sa haine;
Ce que l'une produit, l'autre ose l'avouer,
Et leur inimitié s'accorde à vous jouer [107].
L'imposteur cependant, quoi qu'on lui donne à feindre,
Le soutient d'autant mieux qu'il ne voit rien à craindre;
Car soit que ses discours puissent vous émouvoir
Jusqu'à rendre Édüige à son premier pouvoir;
Soit que malgré sa fourbe et vaine et languissante,
Rodelinde sur vous reste toute-puissante,1140
A l'une ou l'autre enfin votre âme à l'abandon
Ne lui pourra jamais refuser ce pardon.
GRIMOALD.
Tu dis vrai, Garibalde, et déjà je le donne
A qui voudra des deux partager ma couronne:
Non que j'espère encore amollir ce rocher,1145
Que ni respects ni vœux n'ont jamais su toucher.
Si j'aimai Rodelinde, et si pour n'aimer qu'elle,
Mon âme à qui m'aimoit s'est rendue infidèle;
Si d'éternels dédains, si d'éternels ennuis,
Les bravades, la haine et le trouble où je suis,1150
Ont été jusqu'ici toute la récompense
De cet amour parjure où mon cœur se dispense [108],
Il est temps désormais que par un juste effort
J'affranchisse mon cœur de cet indigne sort.
Prenons l'occasion que nous fait Édüige: 1155
Aimons cette imposture où son amour l'oblige.
Elle plaint un ingrat de tant de maux soufferts,
Et lui prête la main pour le tirer des fers [109].
Aimons, encore un coup, aimons son artifice,
Aimons-en le secours, et rendons-lui justice. 1160
Soit qu'elle en veuille au trône ou n'en veuille qu'à moi,
Qu'elle aime Grimoald ou qu'elle aime le Roi,
Qu'elle ait beaucoup d'amour ou beaucoup de courage,
Je dois tout à la main qui rompt mon esclavage.
Toi qui ne la servois qu'afin de m'obéir,1165
Qui tâchois par mon ordre à m'en faire haïr,
Duc, ne t'y force plus, et rends-moi ma parole [110]:
Que je rende à ses feux tout ce que je leur vole,
Et que je puisse ainsi d'une même action
Récompenser sa flamme ou son ambition.1170
GARIBALDE.
Je vous la rends, Seigneur; mais enfin prenez garde
A quels nouveaux périls cet effort vous hasarde,
Et si ce n'est point croire un peu trop promptement
L'impétueux transport d'un premier mouvement.
L'imposteur impuni passera pour monarque:1175
Tout le peuple en prendra votre bonté pour marque;
Et comme il est ardent après la nouveauté,
Il s'imaginera son rang seul respecté.
Je sais bien qu'aussitôt votre haute vaillance
De ce peuple mutin domptera l'insolence; 1180
Mais tenez-vous fort sûr ce que vous prétendez
Du côté d'Édüige, à qui vous vous rendez?
J'ai pénétré, Seigneur, jusqu'au fond de son âme,
Où je n'ai vu pour vous aucun reste de flamme:
Sa haine seule agit, et cherche à vous ôter1185
Ce que tous vos desirs s'efforcent d'emporter.
Elle veut, il est vrai, vous rappeler vers elle;
Mais pour faire à son tour l'ingrate et la cruelle,
Pour vous traiter de lâche, et vous rendre soudain
Parjure pour parjure et dédain pour dédain.1190
Elle veut que votre âme, esclave de la sienne,
Lui demande sa grâce, et jamais ne l'obtienne:
Ce sont ses mots exprès; et pour vous punir mieux,
Elle me veut aimer, et m'aimer à vos yeux:
Elle me l'a promis.
SCÈNE II.
GRIMOALD, GARIBALDE, ÉDÜIGE.
ÉDÜIGE.
Je te l'ai promis, traître! 1195
Oui, je te l'ai promis, et l'aurois fait peut-être,
Si ton âme, attachée à mes commandements,
Eût pu dans ton amour suivre mes sentiments [111].
J'avois mis mes secrets en bonne confidence!
Vois par là, Grimoald, quelle est ton imprudence,
Et juge, par les miens lâchement déclarés,
Comme les tiens sur lui peuvent être assurés.
Qui trahit sa maîtresse aisément fait connoître
Que sans aucun scrupule il trahiroit son maître,
Et que des deux côtés laissant flotter sa foi,1205
Son cœur n'aime en effet ni son maître ni moi.
Il a son but à part, Grimoald, prends-y garde:
Quelque dessein qu'il ait, c'est toi seul qu'il regarde.
Examine ce cœur, juges-en comme il faut.
Qui m'aime et me trahit aspire encor plus haut.1210
GARIBALDE.
Vous le voyez, Seigneur, avec quelle injustice
On me fait criminel quand je vous rends service.
Mais de quoi n'est capable un malheureux amant
Que la peur de vous perdre agite incessamment,
Madame? Vous voulez que le Roi vous adore,1215
Et pour l'en empêcher je ferois plus encore:
Je ne m'en défends point, et mon esprit jaloux
Cherche tous les moyens de l'éloigner de vous.
Je ne vous saurois voir entre les bras d'un autre;
Mon amour, si c'est crime, a l'exemple du vôtre. 1220
Que ne faites-vous point pour obliger le Roi
A quitter Rodelinde, et vous rendre sa foi?
Est-il rien en ces lieux que n'ait mis en usage
L'excès de votre ardeur ou de votre courage?
Pour être tout à vous, j'ai fait tous mes efforts;1225
Mais je n'ai point encor fait revivre les morts.
J'ai dit des vérités dont votre cœur murmure;
Mais je n'ai point été jusques à l'imposture,
Et je n'ai point poussé des sentiments si beaux
Jusqu'à faire sortir les ombres des tombeaux [112]. 1230
Ce n'est point mon amour qui produit Pertharite:
Ma flamme ignore encor cet art qui ressuscite;
Et je ne vois en elle enfin rien à blâmer,
Sinon que je trahis, si c'est trahir qu'aimer.
ÉDÜIGE.
De quel front et de quoi cet insolent m'accuse?1235
GRIMOALD.
D'un mauvais artifice et d'une foible ruse.
Votre dessein, Madame, étoit mal concerté:
On ne m'a point surpris quand on s'est présenté [113].
Vous m'aviez préparé vous-même à m'en défendre,
Et me l'ayant promis, j'avois lieu de l'attendre. 1240
Consolez-vous pourtant, il a fait son effet:
Je suis à vous, Madame, et j'y suis tout à fait.
Si je vous ai trahie, et si mon cœur volage
Vous a volé longtemps un légitime hommage,
Si pour un autre objet le vôtre en fut banni1245
Les maux que j'ai soufferts m'en ont assez puni.
Je recouvre la vue, et reconnois mon crime:
A mes feux rallumés ce cœur s'offre en victime;
Oui, Princesse, et pour être à vous jusqu'au trépas,
Il demande un pardon qu'il ne mérite pas.1250
Votre propre bonté qui vous en sollicite
Obtient déjà celui de ce faux Pertharite.
Un si grand attentat blesse la majesté;
Mais s'il est criminel, je l'ai moi-même été.
Faites grâce, et j'en fais; oubliez, et j'oublie. 1255
Il reste seulement que lui-même il publie,
Par un aveu sincère, et sans rien déguiser,
Que pour me rendre à vous il vouloit m'abuser,
Qu'il n'empruntoit ce nom que par votre ordre même.
Madame, assurez-vous par là mon diadème,1260
Et ne permettez pas que cette illusion
Aux mutins contre nous prête d'occasion.
Faites donc qu'il l'avoue, et que ma grâce offerte,
Tout imposteur qu'il est, le dérobe à sa perte;
Et délivrez par là de ces troubles soudains1265
Le sceptre qu'avec moi je remets en vos mains.
ÉDÜIGE.
J'avois eu jusqu'ici ce respect pour ta gloire,
Qu'en te nommant tyran, j'avois peine à me croire:
Je me tenois suspecte, et sentois que mon feu
Faisoit de ce reproche un secret désaveu;1270
Mais tu lèves le masque, et m'ôtes de scrupule.
Je ne puis plus garder ce respect ridicule;
Et je vois clairement, le masque étant levé,
Que jamais on n'a vu tyran plus achevé.
Tu fais adroitement le doux et le sévère,1275
Afin que la sœur t'aide à massacrer le frère:
Tu fais plus, et tu veux qu'en trahissant son sort,
Lui-même il se condamne et se livre à la mort,
Comme s'il pouvoit être amoureux de la vie
Jusqu'à la racheter par une ignominie,1280
Ou qu'un frivole espoir de te revoir à moi
Me pût rendre perfide et lâche comme toi.
Aime-moi, si tu veux, déloyal; mais n'espère
Aucun secours de moi pour t'immoler mon frère.
Si je te menaçois tantôt de son retour,1285
Si j'en donnois l'alarme à ton nouvel amour,
C'étoient discours en l'air inventés par ma flamme,
Pour brouiller ton esprit et celui de sa femme.
J'avois peine à te perdre, et parlois au hasard,
Pour te perdre du moins quelques moments plus tard;
Et quand par ce retour il a su nous surprendre,
Le ciel m'a plus rendu que je n'osois attendre.
GRIMOALD.
Madame....
ÉDÜIGE.
Tu perds temps; je n'écoute plus rien,
Et j'attends ton arrêt pour résoudre le mien.
Agis, si tu le veux, en vainqueur magnanime; 1295
Agis comme tyran [114], et prends cette victime:
Je suivrai ton exemple, et sur tes actions
Je réglerai ma haine ou mes affections.
Il suffit à présent que je te désabuse,
Pour payer ton amour ou pour punir ta ruse.
Adieu.1300
SCÈNE III.
GRIMOALD, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.
Que veut Unulphe?
Il est de mon devoir
De vous dire, Seigneur, que chacun le vient voir.
J'ai permis à fort peu de lui rendre visite;
Mais tous l'ont reconnu pour le vrai Pertharite.
Le peuple même parle, et déjà sourdement1305
On entend des discours semés confusément....
GARIBALDE.
Voyez en quels périls vous jette l'imposture:
Le peuple déjà parle, et sourdement murmure.
Le feu va s'allumer, si vous ne l'éteignez.
Pour perdre un imposteur, qu'est-ce que vous craignez?
La haine d'Édüige, elle qui ne prépare
A vos submissions qu'une fierté barbare?
Elle que vos mépris ayant mise en fureur,
Rendent opiniâtre à vous mettre en erreur?
Elle qui n'a plus soif que de votre ruine? 1315
Elle dont la main seule en conduit la machine?
De semblables malheurs se doivent dédaigner,
Et la vertu timide est mal propre à régner.
Épousez Rodelinde, et malgré son fantôme,
Assurez-vous l'État, et calmez le royaume; 1320
Et livrant l'imposteur à ses mauvais destins,
Otez dès aujourd'hui tout prétexte aux mutins.
GRIMOALD.
Oui, je te croirai, duc; et dès demain sa tête,
Abattue à mes pieds, calmera la tempête.
Qu'on le fasse venir, et qu'on mande avec lui 1325
Celle qui de sa fourbe est le second appui,
La reine qui me brave et qui par grandeur d'âme [115]
Semble avoir quelque gêne à se nommer sa femme.
Ses pleurs vous toucheront.
GRIMOALD.
Je suis armé contre eux.
GARIBALDE.
L'amour vous séduira.
GRIMOALD.
Je n'en crains point les feux [116];
Ils ont peu de pouvoir quand l'âme est résolue.
GARIBALDE.
Agissez donc, Seigneur, de puissance absolue:
Soutenez votre sceptre avec l'autorité
Qu'imprime au front des rois leur propre majesté.
Un roi doit pouvoir tout, et ne sait pas bien l'être 1335
Quand au fond de son cœur il souffre un autre maître.
SCÈNE IV.
GRIMOALD, PERTHARITE, RODELINDE, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.
Viens, fourbe, viens, méchant, éprouver ma bonté,
Et ne la réduis pas à la sévérité.
Je veux te faire grâce: avoue et me confesse [117]
D'un si hardi dessein qui t'a fourni l'adresse, 1340
Qui des deux l'a formé, qui t'a le mieux instruit:
Tu m'entends; et surtout fais cesser ce faux bruit;
Détrompe mes sujets, ta prison est ouverte;
Sinon, prépare-toi dès demain à ta perte;
N'y force pas ton prince; et sans plus t'obstiner, 1345
Mérite le pardon qu'il cherche à te donner.
Que tu perds lâchement de ruse et d'artifice,
Pour trouver à me perdre une ombre de justice,
Et sauver les dehors d'une adroite vertu [118]
Dont aux yeux éblouis tu parois revêtu! 1350
Le ciel te livre exprès une grande victime,
Pour voir si tu peux être et juste et magnanime;
Mais il ne t'abandonne après tout que son sang:
Tu ne lui peux ôter ni son nom ni son rang:
Je mourrai comme roi né pour le diadème;1355
Et bientôt mes sujets, détrompés par toi-même,
Connoîtront par ma mort qu'ils n'adorent en toi [119]
Que de fausses couleurs qui te peignent en roi.
Hâte donc cette mort, elle t'est nécessaire;
Car puisqu'enfin tu veux la vérité sincère [120],1360
Tout ce qu'entre tes mains je forme de souhaits,
C'est d'affranchir bientôt ces malheureux sujets.
Crains-moi, si je t'échappe; et sois sûr de ta perte,
Si par ton mauvais sort la prison m'est ouverte.
Mon peuple aura des yeux pour connoître son roi,1365
Et mettra différence entre un tyran et moi:
Il n'a point de fureur que soudain je n'excite.
Voilà, dedans tes fers, l'espoir de Pertharite;
Voilà des vérités qu'il ne peut déguiser,
Et l'aveu qu'il te faut pour te désabuser. 1370
RODELINDE.
Veux-tu pour t'éclaircir de plus illustres marques [121]?
Veux-tu mieux voir le sang de nos premiers monarques?
Ce grand cœur....
GRIMOALD.
Oui, Madame, il est fort bien instruit
A montrer de l'orgueil et fourber à grand bruit.
Mais si par son aveu la fourbe reconnue 1375
Ne détrompe aujourd'hui la populace émue,
Qu'il prépare sa tête, et vous-même en ce lieu
Ne pensez qu'à lui dire un éternel adieu.
SCÈNE V.
PERTHARITE, RODELINDE.
PERTHARITE.
Madame, vous voyez où l'amour m'a conduit.
J'ai su que de ma mort il couroit un faux bruit,
Des desirs du tyran j'ai su la violence;
J'en ai craint sur ce bruit la dernière insolence,
Et n'ai pu faire moins que de tout exposer,1385
Pour vous revoir encore et vous désabuser.
J'ai laissé hasarder à cette digne envie
Les restes languissants d'une importune vie,
A qui l'ennui mortel d'être éloigné de vous
Sembloit à tous moments porter les derniers coups;
Car, je vous l'avouerai, dans l'état déplorable
Où m'abîme du sort la haine impitoyable,
Où tous mes alliés me refusent leurs bras [122],
Mon plus cuisant chagrin est de ne vous voir pas.
Je bénis mon destin, quelques maux qu'il m'envoie,
Puisqu'il peut consentir à ce moment de joie;
Et bien qu'il ose encor de nouveau me trahir,
En un moment si doux je ne puis le haïr.
RODELINDE.
C'étoit donc peu, Seigneur, pour mon âme affligée,
De toute la misère où je me vois plongée;1400
C'étoit peu des rigueurs de ma captivité,
Sans celle où votre amour vous a précipité;
Et pour dernier outrage où son excès m'expose,
Il faut vous voir mourir et m'en savoir la cause!
Je ne vous dirai point que ce moment m'est doux.
Il met à trop haut prix ce qu'il me rend de vous;
Et votre souvenir m'auroit bien su défendre
De tout ce qu'un tyran auroit osé prétendre.
N'attendez point de moi de soupirs ni de pleurs:
Ce sont amusements de légères douleurs. 1410
L'amour que j'ai pour vous hait ces molles bassesses
Où d'un sexe craintif descendent les foiblesses;
Et contre vos malheurs j'ai trop su m'affermir,
Pour ne dédaigner pas l'usage de gémir.
D'un déplaisir si grand la noble violence 1415
Se résout toute entière en ardeur de vengeance,
Et méprisant l'éclat, porte tout son effort
A sauver votre vie, ou venger votre mort.
Je ferai l'un ou l'autre, ou périrai moi-même.
PERTHARITE.
Aimez plutôt, Madame, un vainqueur qui vous aime.
Vous avez assez fait pour moi, pour votre honneur;
Il est temps de tourner du côté du bonheur,
De ne plus embrasser des destins trop sévères,
Et de laisser finir mes jours et vos misères.
Le ciel, qui vous destine à régner en ces lieux, 1425
M'accorde au moins le bien de mourir à vos yeux.
J'aime à lui voir briser une importune chaîne
De qui les nœuds rompus vous font heureuse reine;
Et sous votre destin je veux bien succomber,
Pour remettre en vos mains ce que j'en fis tomber.1430
RODELINDE.
Est-ce là donc, Seigneur, la digne récompense [123]
De ce que pour votre ombre on m'a vu de constance?
Quand je vous ai cru mort, et qu'un si grand vainqueur,
Sa conquête à mes pieds, m'a demandé mon cœur,
Quand toute autre en ma place eût peut-être fait gloire
De cet hommage entier de toute sa victoire....
PERTHARITE.
Je sais que vous avez dignement combattu:
Le ciel va couronner aussi votre vertu;
Il va vous affranchir de cette inquiétude
Que pouvoit de ma mort former l'incertitude, 1440
Et vous mettre sans trouble en pleine liberté
De monter au plus haut de la félicité [124].
Que dis-tu, cher époux?
PERTHARITE.
Que je vois sans murmure
Naître votre bonheur de ma triste aventure.
L'amour me ramenoit, sans pouvoir rien pour vous.
Que vous envelopper dans l'exil d'un époux,
Vous dérober sans bruit à cette ardeur infâme
Où s'opposent ma vie et le nom de ma femme.
Pour changer avec gloire, il vous faut mon trépas [125];
Et s'il vous faut régner, je ne le perdrai pas. 1450
Après tant de malheurs que mon amour vous cause,
Il est temps que ma mort vous serve à quelque chose,
Et qu'un victorieux à vos pieds abattu
Cesse de renoncer à toute sa vertu.
D'un conquérant si grand et d'un héros si rare 1455
Vous faites trop longtemps un tyran, un barbare;
Il l'est, mais seulement pour vaincre vos refus.
Soyez à lui, Madame, il ne le sera plus;
Et je tiendrai ma vie heureusement perdue,
Puisque....
RODELINDE.
N'achève point un discours qui me tue [126],
Et ne me force point à mourir de douleur [127],
Avant qu'avoir pu rompre ou venger ton malheur.
Moi qui l'ai dédaigné dans son char de victoire,
Couronné de vertus encor plus que de gloire,
Magnanime, vaillant, juste, bon, généreux, 1465
Pour m'attacher à l'ombre, au nom d'un malheureux,
Je pourrois à ta vue, aux dépens de ta vie,
Épouser d'un tyran l'horreur et l'infamie,
Et trahir mon honneur, ma naissance, mon rang,
Pour baiser une main fumante de ton sang [128]: 1470
Ah! tu me connois mieux, cher époux.
PERTHARITE.
Non, Madame,
Il ne faut point souffrir ce scrupule en votre âme.
Quand ces devoirs communs ont d'importunes lois,
La majesté du trône en dispense les rois:
Leur gloire est au-dessus des règles ordinaires, 1475
Et cet honneur n'est beau que pour les cœurs vulgaires.
Sitôt qu'un roi vaincu tombe aux mains du vainqueur,
Il a trop mérité la dernière rigueur.
Ma mort pour Grimoald ne peut avoir de crime:
Le soin de s'affermir lui rend tout légitime. 1480
Quand j'aurai dans ses fers cessé de respirer,
Donnez-lui votre main, sans rien considérer:
Épargnez les efforts d'une impuissante haine,
Et permettez au ciel de vous faire encor reine.
RODELINDE.
Épargnez-moi, Seigneur, ce cruel sentiment. 1485
Vous qui savez....
SCÈNE VI.
PERTHARITE, RODELINDE, UNULPHE.
UNULPHE.
Madame, achevez promptement:
Le Roi, de plus en plus se rendant intraitable,
Mande vers lui ce prince, ou faux, ou véritable.
PERTHARITE.
Adieu, puisqu'il le faut; et croyez qu'un époux
A tous les sentiments qu'il doit avoir de vous [129].1490
Il voit tout votre amour et tout votre mérite;
Et mourant sans regret, à regret il vous quitte.
RODELINDE.
Adieu, puisqu'on m'y force; et recevez ma foi
Que l'on me verra digne et de vous et de moi.
PERTHARITE.
Ne vous exposez point au même précipice. 1495
RODELINDE.
Le ciel hait les tyrans, et nous fera justice.
PERTHARITE.
Hélas! s'il étoit juste, il vous auroit donné
Un plus puissant monarque, ou moins infortuné.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.