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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

GARIBALDE, RODELINDE.

GARIBALDE.

Ce n'est plus seulement l'offre d'un diadème

Que vous fait pour un fils un prince qui vous aime,

Et de qui le refus ne puisse être imputé

Qu'à fermeté de haine ou magnanimité:

Il y va de sa vie, et la juste colère755

Où jettent cet amant les mépris de la mère,

Veut punir sur le sang de ce fils innocent

La dureté d'un cœur si peu reconnoissant.

C'est à vous d'y penser: tout le choix qu'on vous donne,

C'est d'accepter pour lui la mort ou la couronne. 760

Son sort est en vos mains: aimer ou dédaigner

Le va faire périr ou le faire régner [81].

RODELINDE.

S'il me faut faire un choix d'une telle importance,

On me donnera bien le loisir que j'y pense.

GARIBALDE.

Pour en délibérer vous n'avez qu'un moment:765

J'en ai l'ordre pressant; et sans retardement,

Madame, il faut résoudre, et s'expliquer sur l'heure:

Un mot est bientôt dit. Si vous voulez qu'il meure,

Prononcez-en l'arrêt, et j'en prendrai la loi

Pour faire exécuter les volontés du Roi.770

RODELINDE.

Un mot est bientôt dit; mais dans un tel martyre

On n'a pas bientôt vu quel mot c'est qu'il faut dire;

Et le choix qu'on m'ordonne est pour moi si fatal,

Qu'à mes yeux des deux parts le supplice est égal.

Puisqu'il faut obéir, fais-moi venir ton maître [82].775

GARIBALDE.

Quel choix avez-vous fait?

RODELINDE.

Je lui ferai connoître

Que si....

GARIBALDE.

C'est avec moi qu'il vous faut achever:

Il est las désormais de s'entendre braver;

Et si je ne lui porte une entière assurance

Que vos desirs enfin suivent son espérance,780

Sa vue est un honneur qui vous est défendu.

RODELINDE.

Que me dis-tu, perfide? ai-je bien entendu?

Tu crains donc qu'une femme, à force de se plaindre,

Ne sauve une vertu que tu tâches d'éteindre,

Ne remette un héros au rang de ses pareils,785

Dont tu veux l'arracher par tes lâches conseils?

Oui, je l'épouserai, ce trop aveugle maître,

Tout cruel, tout tyran que tu le forces d'être:

Va, cours l'en assurer; mais penses-y deux fois.

Crains-moi, crains son amour, s'il accepte mon choix.790

Je puis beaucoup sur lui; j'y pourrai davantage,

Et régnerai peut-être après cet esclavage.

GARIBALDE.

Vous régnerez, Madame, et je serai ravi

De mourir glorieux pour l'avoir bien servi.

RODELINDE.

Va, je lui ferai voir que de pareils services 795

Sont dignes seulement des plus cruels supplices,

Et que de tous les maux dont les rois sont auteurs,

Ils s'en doivent venger sur de tels serviteurs.

Tu peux en attendant lui donner cette joie,

Que pour gagner mon cœur il a trouvé la voie, 800

Que ton zèle insolent et ton mauvais destin

A son amour barbare en ouvrent le chemin.

Dis-lui, puisqu'il le faut, qu'à l'hymen je m'apprête;

Mais fuis-nous, s'il s'achève, et tremble pour ta tête.

GARIBALDE.

Je veux bien à ce prix vous donner un grand roi. 805

RODELINDE.

Qu'à ce prix donc il vienne, et m'apporte sa foi.

SCÈNE II.

RODELINDE, ÉDÜIGE.

ÉDÜIGE.

Votre félicité sera mal assurée

Dessus un fondement de si peu de durée.

Vous avez toutefois de si puissants appas....

RODELINDE.

Je sais quelques secrets que vous ne savez pas;810

Et si j'ai moins que vous d'attraits et de mérite,

J'ai des moyens plus sûrs d'empêcher qu'on me quitte.

ÉDÜIGE.

Mon exemple....

RODELINDE.

Souffrez que je n'en craigne rien,

Et par votre malheur ne jugez pas du mien.

Chacun à ses périls peut suivre sa fortune [83], 815

Et j'ai quelques soucis que l'exemple importune.

ÉDÜIGE.

Ce n'est pas mon dessein de vous importuner.

RODELINDE.

Ce n'est pas mon dessein aussi de vous gêner;

Mais votre jalousie un peu trop inquiète

Se donne malgré moi cette gêne secrète. 820

ÉDÜIGE.

Je ne suis point jalouse, et l'infidélité....

RODELINDE.

Eh bien! soit jalousie ou curiosité,

Depuis quand sommes-nous en telle intelligence

Que tout mon cœur vous doive entière confidence?

ÉDÜIGE.

Je n'en prétends aucune, et c'est assez pour moi825

D'avoir bien entendu comme il accepte un roi.

RODELINDE.

On n'entend pas toujours ce qu'on croit bien entendre.

ÉDÜIGE.

De vrai, dans un discours difficile à comprendre,

Je ne devine point, et n'en ai pas l'esprit;

Mais l'esprit n'a que faire où l'oreille suffit. 830

RODELINDE.

Il faudroit que l'oreille entendît la pensée [84].

ÉDÜIGE.

J'entends assez la vôtre: on vous aura forcée;

On vous aura fait peur, ou de la mort d'un fils,

Ou de ce qu'un tyran se croit être permis,

Et l'on fera courir quelque mauvaise excuse 835

Dont la cour s'éblouisse et le peuple s'abuse.

Mais cependant ce cœur que vous m'abandonniez....

RODELINDE.

Il n'est pas temps encor que vous vous en plaigniez:

Comme il m'a fait des lois, j'ai des lois à lui faire.

ÉDÜIGE.

Il les acceptera pour ne vous pas déplaire; 840

Prenez-en sa parole, il sait bien la garder [85].

RODELINDE.

Pour remonter au trône on peut tout hasarder.

Laissez-m'en, quoi qu'il fasse, ou la gloire ou la honte,

Puisque ce n'est qu'à moi que j'en dois rendre conte [86].

Si votre cœur souffroit ce que souffre le mien, 845

Vous ne vous plairiez pas en un tel entretien;

Et votre âme à ce prix voyant un diadème,

Voudroit en liberté se consulter soi-même.

ÉDÜIGE.

Je demande pardon si je vous fais souffrir,

Et vais me retirer pour ne vous plus aigrir. 850

RODELINDE.

Allez, et demeurez dans cette erreur confuse:

Vous ne méritez pas que je vous désabuse.

ÉDÜIGE.

Ce cher amant sans moi vous entretiendra mieux,

Et je n'ai plus besoin de [87] rapport de mes yeux.

SCÈNE III.

GRIMOALD, RODELINDE, GARIBALDE [88].

RODELINDE.

Je me rends, Grimoald, mais non pas à la force: 855

Le titre que tu prends m'est une douce amorce,

Et s'empare si bien de mon affection,

Qu'elle ne veut de toi qu'une condition:

Si je n'ai pu t'aimer et juste et magnanime,

Quand tu deviens tyran je t'aime dans le crime; 860

Et pour moi ton hymen est un souverain bien,

S'il rend ton nom infâme aussi bien que le mien.

GRIMOALD.

Que j'aimerai, Madame, une telle infamie

Qui vous fera cesser d'être mon ennemie!

Achevez, achevez, et sachons à quel prix 865

Je puis mettre une borne à de si longs mépris:

Je ne veux qu'une grâce, et disposez du reste.

Je crains pour Garibalde une haine funeste,

Je la crains pour Unulphe: à cela près, parlez.

RODELINDE.

Va, porte cette crainte à des cœurs ravalés; 870

Je ne m'abaisse point aux foiblesses des femmes

Jusques à me venger de ces petites âmes.

Si leurs mauvais conseils me forcent de régner,

Je les en dois haïr, et sais les dédaigner.

Le ciel, qui punit tout, choisira pour leur peine 875

Quelques moyens plus bas que cette illustre haine.

Qu'ils vivent cependant, et que leur lâcheté

A l'ombre d'un tyran trouve sa sûreté.

Ce que je veux de toi porte le caractère

D'une vertu plus haute et digne de te plaire. 880

Tes offres n'ont point eu d'exemples jusqu'ici [89],

Et ce que je demande est sans exemple aussi;

Mais je veux qu'il te donne une marque infaillible

Que l'intérêt d'un fils ne me rend point sensible,

Que je veux être à toi sans le considérer, 885

Sans regarder en lui que craindre ou qu'espérer.

GRIMOALD.

Madame, achevez donc de m'accabler de joie.

Par quels heureux moyens faut-il que je vous croie?

Expliquez-vous, de grâce, et j'atteste les cieux

Que tout suivra sur l'heure un bien si précieux. 890

RODELINDE.

Après un tel serment j'obéis et m'explique.

Je veux donc d'un tyran un acte tyrannique:

Puisqu'il en veut le nom, qu'il le soit tout à fait;

Que toute sa vertu meure en un grand forfait,

Qu'il renonce à jamais aux glorieuses marques 895

Qui le mettoient au rang des plus dignes monarques;

Et pour le voir méchant, lâche, impie, inhumain,

Je veux voir ce fils même immolé de sa main.

GRIMOALD.

Juste ciel!

RODELINDE.

Que veux-tu pour marque plus certaine

Que l'intérêt d'un fils n'amollit point ma haine, 900

Que je me donne à toi sans le considérer,

Sans regarder en lui que craindre ou qu'espérer?

Tu trembles, tu pâlis, il semble que tu n'oses

Toi-même exécuter ce que tu me proposes!

S'il te faut du secours, je n'y recule pas, 905

Et veux bien te prêter l'exemple de mon bras.

Fais, fais venir ce fils, qu'avec toi je l'immole.

Dégage ton serment, je tiendrai ma parole.

Il faut bien que le crime unisse à l'avenir

Ce que trop de vertus empêchoit de s'unir. 910

Qui tranche du tyran [90] doit se résoudre à l'être.

Pour remplir ce grand nom as-tu besoin d'un maître,

Et faut-il qu'une mère, aux dépens de son sang,

T'apprenne à mériter cet effroyable rang?

N'en souffre pas la honte, et prends toute la gloire 915

Que cet illustre effort attache à ta mémoire.

Fais voir à tes flatteurs, qui te font trop oser,

Que tu sais mieux que moi l'art de tyranniser;

Et par une action aux seuls tyrans permise,

Deviens le vrai tyran de qui te tyrannise. 920

A ce prix je me donne, à ce prix je me rends;

Ou si tu l'aimes mieux, à ce prix je me vends,

Et consens à ce prix que ton amour m'obtienne,

Puisqu'il souille ta gloire aussi bien que la mienne.

GRIMOALD.

Garibalde, est-ce là ce que tu m'avois dit? 925

GARIBALDE.

Avec votre jalouse elle a changé d'esprit;

Et je l'avois laissée à l'hymen toute prête,

Sans que son déplaisir menaçât que ma tête.

Mais ces fureurs enfin ne sont qu'illusion,

Pour vous donner, Seigneur, quelque confusion; 930

Ne vous étonnez point, vous l'en verrez dédire.

GRIMOALD.

Vous l'ordonnez, Madame, et je dois y souscrire:

J'en ferai ma victime, et ne suis point jaloux

De vous voir sur ce fils porter les premiers coups.

Quelque honneur qui par là s'attache à ma mémoire, 935

Je veux bien avec vous en partager la gloire,

Et que tout l'avenir ait de quoi m'accuser

D'avoir appris de vous l'art de tyranniser.

Vous devriez pourtant régler mieux ce courage,

N'en pousser point l'effort jusqu'aux bords de la rage,

Ne lui permettre rien qui sentît la fureur,

Et le faire admirer sans en donner d'horreur.

Faire la furieuse et la désespérée,

Paroître avec éclat mère dénaturée,

Sortir hors de vous-même, et montrer à grand bruit 945

A quelle extrémité mon amour vous réduit,

C'est mettre avec trop d'art la douleur en parade;

Qui fait le plus de bruit n'est pas le plus malade:

Les plus grands déplaisirs sont les moins éclatants;

Et l'on sait qu'un grand cœur se possède en tout temps.

Vous le savez, Madame, et que les grandes âmes

Ne s'abaissent jamais aux foiblesses des femmes,

Ne s'aveuglent jamais ainsi hors de saison;

Que leur désespoir même agit avec raison,

Et que....

RODELINDE.

C'en est assez: sois-moi juge équitable [91], 955

Et dis-moi si le mien agit en raisonnable,

Si je parle en aveugle, ou si j'ai de bons yeux.

Tu veux rendre à mon fils le bien de ses aïeux,

Et toute ta vertu jusque-là t'abandonne,

Que tu mets en mon choix sa mort ou ta couronne! 960

Quand j'aurai satisfait tes vœux désespérés [92],

Dois-je croire ses jours beaucoup plus assurés?

Cet offre [93], ou, si tu veux, ce don du diadème

N'est, à le bien nommer, qu'un foible stratagème.

Faire un roi d'un enfant pour être son tuteur, 965

C'est quitter pour ce nom celui d'usurpateur;

C'est choisir pour régner un favorable titre;

C'est du sceptre et de lui te faire seul arbitre,

Et mettre sur le trône un fantôme pour roi

Jusques au premier fils qui te naîtra de moi, 970

Jusqu'à ce qu'on nous craigne, et que le temps arrive

De remettre en ses mains la puissance effective.

Qui veut bien l'immoler à son affection [94]

L'immoleroit sans peine à son ambition.

On se lasse bientôt de l'amour d'une femme; 975

Mais la soif de régner règne toujours sur l'âme;

Et comme la grandeur a d'éternels appas,

L'Italie est sujette à de soudains trépas.

Il est des moyens sourds pour lever un obstacle,

Et faire un nouveau roi sans bruit et sans miracle; 980

Quitte pour te forcer à deux ou trois soupirs,

Et peindre alors ton front d'un peu de déplaisirs.

La porte à ma vengeance en seroit moins ouverte:

Je perdrois avec lui tout le fruit de sa perte.

Puisqu'il faut qu'il périsse, il vaut mieux tôt que tard;

Que sa mort soit un crime, et non pas un hasard;

Que cette ombre innocente à toute heure m'anime,

Me demande à toute heure une grande victime;

Que ce jeune monarque, immolé de ta main,

Te rende abominable à tout le genre humain; 990

Qu'il t'excite partout des haines immortelles;

Que de tous tes sujets il fasse des rebelles.

Je t'épouserai lors, et m'y viens d'obliger,

Pour mieux servir ma haine, et pour mieux me venger,

Pour moins perdre de vœux contre ta barbarie, 995

Pour être à tous moments maîtresse de ta vie,

Pour avoir l'accès libre à pousser ma fureur,

Et mieux choisir la place à te percer le cœur [95].

Voilà, mon désespoir, voilà ses justes causes:

A ces conditions prends ma main, si tu l'oses. 1000

GRIMOALD.

Oui, je la prends, Madame, et veux auparavant....

SCÈNE IV.

PERTHARITE, GRIMOALD, RODELINDE, GARIBALDE, UNULPHE.

UNULPHE.

Que faites-vous, Seigneur? Pertharite est vivant [96]:

Ce n'est plus un bruit sourd, le voilà qu'on amène;

Des chasseurs l'ont surpris dans la forêt prochaine,

Où, caché dans un fort, il attendoit la nuit. 1005

GRIMOALD.

Je vois trop clairement quelle main le produit.

RODELINDE.

Est-ce donc vous, Seigneur? et les bruits infidèles

N'ont-ils semé de vous que de fausses nouvelles?

PERTHARITE.

Oui, cet époux si cher à vos chastes desirs,

Qui vous a tant coûté de pleurs et de soupirs.... 1010

GRIMOALD.

Va, fantôme insolent, retrouver qui t'envoie,

Et ne te mêle point d'attenter à ma joie [97].

Il est encore ici des supplices pour toi,

Si tu viens y montrer la vaine ombre d'un roi.

Pertharite n'est plus.

PERTHARITE.

Pertharite respire, 1015

Il te parle, il te voit régner dans son empire.

Que ton ambition ne s'effarouche pas

Jusqu'à me supposer toi-même un faux trépas [98]:

Il est honteux de feindre où l'on peut toutes choses.

Je suis mort, si tu veux; je suis mort, si tu l'oses,1020

Si toute ta vertu peut demeurer d'accord

Que le droit de régner me rend digne de mort.

Je ne viens point ici par de noirs artifices

De mon cruel destin forcer les injustices,

Pousser des assassins contre tant de valeur, 1025

Et t'immoler en lâche à mon trop de malheur.

Puisque le sort trahit ce droit de ma naissance,

Jusqu'à te faire un don de ma toute-puissance,

Règne sur mes États que le ciel t'a soumis;

Peut-être un autre temps me rendra des amis. 1030

Use mieux cependant de la faveur céleste:

Ne me dérobe pas le seul bien qui me reste,

Un bien où je te suis un obstacle éternel,

Et dont le seul desir est pour toi criminel.

Rodelinde n'est pas du droit de ta conquête: 1035

Il faut, pour être à toi, qu'il m'en coûte la tête;

Puisqu'on m'a découvert, elle dépend de toi;

Prends-la comme tyran, ou l'attaque en vrai roi.

J'en garde hors du trône encor les caractères,

Et ton bras t'a saisi de celui de mes pères. 1040

Je veux bien qu'il supplée au défaut de ton sang,

Pour mettre entre nous deux égalité de rang.

Si Rodelinde enfin tient ton âme charmée,

Pour voir qui la mérite il ne faut point d'armée.

Je suis roi, je suis seul, j'en suis maître, et tu peux 1045

Par un illustre effort faire place à tes vœux.

GRIMOALD.

L'artifice grossier n'a rien qui m'épouvante.

Édüige à fourber n'est pas assez savante;

Quelque adresse qu'elle aye, elle t'a mal instruit,

Et d'un si haut dessein elle a fait trop de bruit. 1050

Elle en fait avorter l'effet par la menace,

Et ne te produit plus que de mauvaise grâce.

PERTHARITE.

Quoi? je passe à tes yeux pour un homme attitré [99]?

GRIMOALD.

Tu l'avoueras toi-même ou de force ou de gré.

Il faut plus de secret alors qu'on veut surprendre, 1055

Et l'on ne surprend point quand on se fait attendre.

PERTHARITE.

Parlez, parlez, Madame, et faites voir à tous

Que vous avez des yeux pour connoître un époux.

GRIMOALD.

Tu veux qu'en ta faveur j'écoute ta complice!

Eh bien! parlez, Madame; achevez l'artifice. 1060

Est-ce là votre époux?

RODELINDE.

Toi qui veux en douter [100],

Par quelle illusion m'oses-tu consulter?

Si tu démens tes yeux, croiras-tu mon suffrage?

Et ne peux-tu sans moi connoître son visage?

Tu l'as vu tant de fois, au milieu des combats, 1065

Montrer, à tes périls, ce que pesoit son bras,

Et l'épée à la main, disputer en personne,

Contre tout ton bonheur, sa vie et sa couronne.

Si tu cherches une aide [101] à traiter d'imposteur

Un roi qui t'a fermé la porte de mon cœur, 1070

Consulte Garibalde, il tremble à voir son maître:

Qui l'osa bien trahir l'osera méconnoître;

Et tu peux recevoir de son mortel effroi

L'assurance qu'enfin tu n'attends pas de moi.

Un service si haut veut une âme plus basse; 1075

Et tu sais....

GRIMOALD.

Oui, je sais jusqu'où va votre audace.

Sous l'espoir de jouir de ma perplexité,

Vous cherchez à me voir l'esprit inquiété;

Et ces discours en l'air que l'orgueil vous inspire

Veulent persuader ce que vous n'osez dire, 1080

Brouiller la populace, et lui faire après vous

En un fourbe impudent respecter votre époux.

Poussez donc jusqu'au bout, devenez plus hardie:

Dites-nous hautement....

RODELINDE.

Que veux-tu que je die?

Il ne peut être ici que ce que tu voudras: 1085

Tes flatteurs en croiront ce que tu résoudras.

Je n'ai pas pour t'instruire assez de complaisance;

Et puisque son malheur l'a mis en ta puissance,

Je sais ce que je dois, si tu ne me le rends.

Achève de te mettre au rang des vrais tyrans. 1090

SCÈNE V.

GRIMOALD, PERTHARITE, GARIBALDE, UNULPHE.

GRIMOALD.

Que cet événement de nouveau m'embarrasse!

GARIBALDE.

Pour un fourbe chez vous la pitié trouve place [102]!

GRIMOALD.

Non, l'échafaud bientôt m'en fera la raison.

Que ton appartement lui serve de prison;

Je te le donne en garde, Unulphe.

PERTHARITE.

Prince, écoute: 1095

Mille et mille témoins te mettront hors de doute;

Tout Milan, tout Pavie....

GRIMOALD.

Allez, sans contester:

Vous aurez tout loisir de vous faire écouter.

(A Garibalde.)

Toi, va voir Édüige, et jette dans son âme [103]

Un si flatteur espoir du retour de ma flamme, 1100

Qu'elle-même, déjà s'assurant de ma foi [104],

Te nomme l'imposteur qu'elle déguise en roi.

SCÈNE VI.

GARIBALDE.

Quel revers imprévu! quel éclat de tonnerre

Jette en moins d'un moment tout mon espoir par terre!

Ce funeste retour, malgré tout mon projet,1105

Va rendre Grimoald à son premier objet;

Et s'il traite ce prince en héros magnanime,

N'ayant plus de tyran, je n'ai plus de victime:

Je n'ai rien à venger, et ne puis le trahir [105],

S'il m'ôte les moyens de le faire haïr.1110

N'importe toutefois, ne perdons pas courage;

Forçons notre fortune à changer de visage;

Obstinons Grimoald, par maxime d'État,

A le croire imposteur, ou craindre un attentat;

Accablons son esprit de terreurs chimériques,1115

Pour lui faire embrasser des conseils tyranniques;

De son trop de vertu sachons le dégager,

Et perdons Pertharite afin de le venger.

Peut-être qu'Édüige, à regret plus sévère,

N'osera l'accepter teint du sang de son frère,1120

Et que l'effet suivra notre prétention

Du côté de l'amour et de l'ambition.

Tâchons, quoi qu'il en soit, d'en achever l'ouvrage;

Et pour régner un jour mettons tout en usage.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

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