Œuvres de P. Corneille, Tome 06
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
DIRCÉ.
Impitoyable soif de gloire,
Dont l'aveugle et noble transport 780
Me fait précipiter ma mort
Pour faire vivre ma mémoire,
Arrête pour quelques moments
Les impétueux sentiments
De cette inexorable envie, 785
Et souffre qu'en ce triste et favorable jour,
Avant que te donner ma vie,
Je donne un soupir à l'amour.
Ne crains pas qu'une ardeur si belle
Ose te disputer un cœur 790
Qui de ton illustre rigueur
Est l'esclave le plus fidèle.
Ce regard tremblant et confus,
Qu'attire un bien qu'il n'attend plus,
N'empêche pas qu'il ne se dompte. 795
Il est vrai qu'il murmure, et se dompte à regret;
Mais s'il m'en faut rougir de honte,
Je n'en rougirai qu'en secret.
L'éclat de cette renommée
Qu'assure un si brillant trépas 800
Perd la moitié de ses appas
Quand on aime et qu'on est aimée.
L'honneur, en monarque absolu,
Soutient ce qu'il a résolu
Contre les assauts qu'on te livre. 805
Il est beau de mourir pour en suivre les lois;
Mais il est assez doux de vivre
Quand l'amour a fait un beau choix.
Toi qui faisois toute la joie
Dont sa flamme osoit me flatter,810
Prince que j'ai peine à quitter,
A quelques honneurs qu'on m'envoie,
Accepte ce foible retour
Que vers toi d'un si juste amour
fait la douloureuse tendresse.815
Sur les bords de la tombe où tu me vois courir,
Je crains les maux que je te laisse,
Quand je fais gloire de mourir.
J'en fais gloire, mais je me cache
Un comble affreux de déplaisirs;820
Je fais taire tous mes desirs,
Mon cœur à soi-même s'arrache [254].
Cher Prince, dans un tel aveu,
Si tu peux voir quel est mon feu,
Vois combien il se violente. 825
Je meurs l'esprit content, l'honneur m'en fait la loi;
Mais j'aurois vécu plus contente,
Si j'avois pu vivre pour toi.
SCÈNE II.
JOCASTE, DIRCÉ.
DIRCÉ.
Tout est-il prêt, Madame, et votre Tirésie
Attend-il aux autels la victime choisie?830
JOCASTE.
Non, ma fille; et du moins nous aurons quelques jours
A demander au ciel un plus heureux secours.
On prépare à demain exprès d'autres victimes.
Le peuple ne vaut pas [255] que vous payiez ses crimes:
Il aime mieux périr qu'être ainsi conservé;835
Et le Roi même, encor que vous l'ayez bravé,
Sensible à vos malheurs autant qu'à ma prière,
Vous offre sur ce point liberté toute entière.
DIRCÉ.
C'est assez vainement qu'il m'offre un si grand bien,
Quand le ciel ne veut pas que je lui doive rien;840
Et ce n'est pas à lui de mettre des obstacles
Aux ordres souverains que donnent ses oracles.
JOCASTE.
L'oracle n'a rien dit.
DIRCÉ.
Mais mon père a parlé;
L'ordre de nos destins par lui s'est révélé;
Et des morts de son rang les ombres immortelles 845
Servent souvent aux Dieux de truchements fidèles.
JOCASTE.
Laissez la chose en doute, et du moins hésitez
Tant qu'on ait par leur bouche appris leurs volontés.
DIRCÉ.
JOCASTE.
Ma fille, il est toujours assez tôt de mourir.
DIRCÉ.
Madame, il n'est jamais trop tôt de secourir;
Et pour un mal si grand qui réclame notre aide,
Il n'est point de trop sûr ni de trop prompt remède.
Plus nous le différons, plus ce mal devient grand [256].855
J'assassine tous ceux que la peste surprend;
Aucun n'en peut mourir qui ne me laisse un crime:
Je viens d'étouffer seule et Sostrate et Phædime;
Et durant ce refus des remèdes offerts,
La Parque se prévaut des moments que je perds. 860
Hélas! si sa fureur dans ces pertes [257] publiques
Enveloppoit Thésée après ses domestiques!
Si nos retardements....
JOCASTE.
Vivez pour lui, Dircé:
Ne lui dérobez point un cœur si bien placé.
Avec tant de courage ayez quelque tendresse; 865
Agissez en amante aussi bien qu'en princesse.
Vous avez liberté toute entière en ces lieux:
Le Roi n'y prend pas garde, et je ferme les yeux.
C'est vous en dire assez: l'amour est un doux maître;
Et quand son choix est beau, son ardeur doit paroître [258].
DIRCÉ.
Je n'ose demander si de pareils avis
Portent des sentiments que vous ayez suivis.
Votre second hymen put avoir d'autres causes;
Mais j'oserai vous dire, à bien juger des choses,
Que pour avoir reçu la vie en votre flanc, 875
J'y dois avoir sucé [259] fort peu de votre sang.
Celui du grand Laïus, dont je m'y suis formée,
Trouve bien qu'il est doux d'aimer et d'être aimée;
Mais il ne peut trouver qu'on soit digne du jour
Quand aux soins de sa gloire on préfère l'amour. 880
Je sais sur les grands cœurs ce qu'il se fait d'empire:
J'avoue, et hautement, que le mien en soupire;
Mais quoi qu'un si beau choix puisse avoir de douceurs,
Je garde un autre exemple aux princesses mes sœurs.
JOCASTE.
Je souffre tout de vous en l'état où vous êtes. 885
Si vous ne savez pas même ce que vous faites,
Le chagrin inquiet du trouble où je vous vois
Vous peut faire oublier que vous parlez à moi;
Mais quittez ces dehors d'une vertu sévère,
Et souvenez-vous mieux que je suis votre mère. 890
DIRCÉ.
Ce chagrin inquiet, pour se justifier,
N'a qu'à prendre chez vous l'exemple d'oublier.
Quand vous mîtes le sceptre en une autre famille,
Vous souvint-il assez que j'étois votre fille?
JOCASTE.
Vous n'étiez qu'un enfant.
DIRCÉ.
J'avois déjà des yeux, 895
Et sentois dans mon cœur le sang de mes aïeux;
C'étoit ce même sang dont vous m'avez fait naître
Qui s'indignoit dès lors qu'on lui donnât un maître,
Et que vers soi Laïus aime mieux rappeler
Que de voir qu'à vos yeux on l'ose ravaler. 900
Il oppose ma mort à l'indigne hyménée
Où par raison d'État il me voit destinée;
Il la fait glorieuse, et je meurs plus pour moi
Que pour ces malheureux qui se sont fait un roi.
Le ciel en ma faveur prend ce cher interprète, 905
Pour m'épargner l'affront de vivre encor sujette;
Et s'il a quelque foudre, il saura le garder
Pour qui m'a fait des lois où j'ai dû commander.
JOCASTE.
Souffrez qu'à ses éclairs votre orgueil se dissipe:
Ce foudre vous menace un peu plus tôt qu'Œdipe; 910
Et le Roi n'a pas lieu d'en redouter les coups,
Quand parmi tout son peuple ils n'ont choisi que vous.
DIRCÉ.
Madame, il se peut faire encor qu'il me prévienne:
S'il sait ma destinée, il ignore la sienne;
Le ciel pourra venger ses ordres retardés. 915
Craignez ce changement que vous lui demandez.
Souvent on l'entend mal quand on le croit entendre:
L'oracle le plus clair se fait le moins comprendre.
Moi-même je le dis sans comprendre pourquoi;
Et ce discours en l'air m'échappe malgré moi.920
Pardonnez cependant à cette humeur hautaine:
Je veux parler en fille, et je m'explique en reine.
Vous qui l'êtes encor, vous savez ce que c'est,
Et jusqu'où nous emporte un si haut intérêt.
Si je n'en ai le rang, j'en garde la teinture. 925
Le trône a d'autres droits que ceux de la nature.
J'en parle trop peut-être alors qu'il faut mourir.
Hâtons-nous d'empêcher ce peuple de périr;
Et sans considérer quel fut vers moi son crime,
Puisque le ciel le veut, donnons-lui sa victime. 930
JOCASTE.
Demain ce juste ciel pourra s'expliquer mieux [260].
Cependant vous laissez bien du trouble en ces lieux;
Et si votre vertu pouvoit croire mes larmes,
Vous nous épargneriez cent mortelles alarmes.
DIRCÉ.
Dussent avec vos pleurs tous vos Thébains s'unir, 935
Ce que n'a pu l'amour, rien ne doit l'obtenir.
SCÈNE III.
ŒDIPE, JOCASTE, DIRCÉ.
DIRCÉ.
A quel propos, Seigneur, voulez-vous qu'on diffère,
Qu'on dédaigne un remède à tous si salutaire?
Chaque instant que je vis vous enlève un sujet,
Et l'État s'affoiblit par l'affront qu'on me fait.940
Cette ombre de pitié n'est qu'un comble d'envie:
Vous m'avez envié le bonheur de ma vie;
Et je vous vois par là jaloux de tout mon sort,
Jusques à m'envier la gloire de ma mort.
ŒDIPE.
Qu'on perd de temps, Madame, alors qu'on vous fait grâce!
DIRCÉ.
Le ciel m'en a trop fait pour souffrir qu'on m'en fasse.
JOCASTE.
Faut-il voir votre esprit obstinément aigri,
Quand ce qu'on fait pour vous doit l'avoir attendri?
DIRCÉ.
Faut-il voir son envie à mes vœux opposée,
Quand il ne s'agit plus d'Æmon ni de Thésée? 950
ŒDIPE.
Il s'agit de répandre un sang si précieux,
Qu'il faut un second ordre et plus exprès des Dieux.
Doutez-vous qu'à mourir je ne sois toute prête,
Quand les Dieux par mon père ont demandé ma tête?
ŒDIPE.
Je vous connois, Madame, et je n'ai point douté 955
De cet illustre excès de générosité;
Mais la chose après tout n'est pas encor si claire,
Que cet ordre nouveau ne nous soit nécessaire.
DIRCÉ.
Quoi? mon père tantôt parloit obscurément?
ŒDIPE.
Je n'en ai rien connu que depuis un moment. 960
C'est un autre que vous peut-être qu'il menace.
DIRCÉ.
Si l'on ne m'a trompée, il n'en veut qu'à sa race.
ŒDIPE.
Je sais qu'on vous a fait un fidèle rapport;
Mais vous pourriez mourir et perdre votre mort;
Et la Reine sans doute étoit bien inspirée, 965
Alors que par ses pleurs elle l'a différée.
JOCASTE.
Je ne reçois qu'en trouble un si confus espoir.
ŒDIPE.
Ce trouble augmentera peut-être avant ce soir.
JOCASTE.
Vous avancez des mots que je ne puis comprendre.
ŒDIPE.
Vous vous plaindrez fort peu de ne les point entendre:
Nous devons bientôt voir le mystère éclairci.
Madame, cependant vous êtes libre ici;
La Reine vous l'a dit, on vous a dû le dire;
Et si vous m'entendez, ce mot doit vous suffire.
DIRCÉ.
Quelque secret motif qui vous aye excité 975
A ce tardif excès de générosité,
Je n'emporterai point de Thèbes dans Athènes
La colère des Dieux et l'amas de leurs haines,
Qui pour premier objet pourroient choisir l'époux
Pour qui j'aurois osé mériter leur courroux. 980
Vous leur faites demain offrir un sacrifice?
ŒDIPE.
J'en espère pour vous un destin plus propice.
DIRCÉ.
J'y trouverai ma place et ferai mon devoir.
Quant au reste, Seigneur, je n'en veux rien savoir:
J'y prends si peu de part, que sans m'en mettre en peine,
Je vous laisse expliquer votre énigme à la Reine.
Mon cœur doit être las d'avoir tant combattu,
Et fuit un piége adroit qu'on tend à sa vertu.
SCÈNE IV.
JOCASTE, ŒDIPE, SUITE [261].
ŒDIPE.
Madame, quand des Dieux la réponse funeste,
De peur d'un parricide et de peur d'un inceste,990
Sur le mont Cythéron fit exposer ce fils
Pour qui tant de forfaits avoient été prédits,
Sûtes-vous faire choix d'un ministre fidèle?
JOCASTE.
Aucun pour le feu Roi n'a montré plus de zèle,
Et quand par des voleurs il fut assassiné,995
Ce digne favori l'avoit accompagné.
Par lui seul on a su cette noire aventure;
On le trouva percé d'une large blessure,
Si baigné dans son sang, et si près de mourir,
Qu'il fallut une année et plus pour l'en guérir. 1000
ŒDIPE.
Est-il mort?
JOCASTE.
Non, Seigneur: la perte de son maître
Fut cause qu'en la cour il cessa de paroître;
Mais il respire encore, assez vieil et cassé;
Et Mégare, sa fille, est auprès de Dircé.
ŒDIPE.
Où fait-il sa demeure?
JOCASTE.
Au pied de cette roche 1005
Que de ces tristes murs nous voyons la plus proche.
ŒDIPE.
Tâchez de lui parler.
JOCASTE.
J'y vais tout de ce pas.
Qu'on me prépare un char pour aller chez Phorbas [262].
Son dégoût de la cour pourroit sur un message
S'excuser par caprice et prétexter son âge. 1010
Dans une heure au plus tard je saurai vous revoir.
Mais que dois-je lui dire, et qu'en faut-il savoir?
Un bruit court depuis peu qu'il vous a mal servie,
Que ce fils qu'on croit mort est encor plein de vie.
L'oracle de Laïus par là devient douteux, 1015
Et tout ce qu'il a dit peut s'étendre sur deux.
JOCASTE.
Seigneur, ou sur ce bruit je suis fort abusée,
Ou ce n'est qu'un effet de l'amour de Thésée:
Pour sauver ce qu'il aime et vous embarrasser,
Jusques à votre oreille il l'aura fait passer;1020
Mais Phorbas aisément convaincra d'imposture
Quiconque ose à sa foi faire une telle injure.
ŒDIPE.
L'innocence de l'âge aura pu l'émouvoir.
JOCASTE.
Je l'ai toujours connu ferme dans son devoir;
Mais si déjà ce bruit vous met en jalousie, 1025
Vous pouvez consulter le devin Tirésie [263],
Publier sa réponse, et traiter d'imposteur
De cette illusion le téméraire auteur.
ŒDIPE.
Je viens de le quitter, et de là vient ce trouble
Qu'en mon cœur alarmé chaque moment redouble. 1030
«Ce prince, m'a-t-il dit, respire en votre cour:
Vous pourrez le connoître avant la fin du jour;
Mais il pourra vous perdre en se faisant connoître.
Puisse-t-il ignorer quel sang lui donne l'être!»
Voilà ce qu'il m'a dit d'un ton si plein d'effroi, 1035
Qu'il l'a fait rejaillir [264] jusqu'en l'âme d'un roi.
Ce fils, qui devoit être inceste et parricide,
Doit avoir un cœur lâche, un courage perfide;
Et par un sentiment facile à deviner,
Il ne se cache ici que pour m'assassiner: 1040
C'est par là qu'il aspire à devenir monarque,
Et vous le connoîtrez bientôt à cette marque.
Quoi qu'il en soit, Madame, allez trouver Phorbas:
Tirez-en, s'il se peut, les clartés qu'on n'a pas.
Tâchez en même temps de voir aussi Thésée: 1045
Dites-lui qu'il peut faire une conquête aisée,
Qu'il ose pour Dircé, que je n'en verrai rien.
J'admire un changement si confus que le mien:
Tantôt dans leur hymen je croyois voir ma perte,
J'allois pour l'empêcher jusqu'à la force ouverte;1050
Et sans savoir pourquoi, je voudrois que tous deux
Fussent, loin de ma vue, au comble de leurs vœux,
Que les emportements d'une ardeur mutuelle
M'eussent débarrassé de son amant et d'elle.
Bien que de leur vertu rien ne me soit suspect,1055
Je ne sais quelle horreur me trouble à leur aspect;
Ma raison la repousse, et ne m'en peut défendre;
Moi-même en cet état je ne puis me comprendre;
Et l'énigme du Sphinx fut moins obscur [265] pour moi
Que le fond de mon cœur ne l'est dans cet effroi: 1060
Plus je le considère, et plus je m'en irrite.
Mais ce prince paroît, souffrez que je l'évite;
Et si vous vous sentez l'esprit moins interdit,
Agissez avec lui comme je vous ai dit.
SCÈNE V.
JOCASTE, THÉSÉE.
JOCASTE.
Prince, que faites-vous? quelle pitié craintive, 1065
Quel faux respect des Dieux tient votre flamme oisive?
Avez-vous oublié comme il faut secourir?
THÉSÉE.
Dircé n'est plus, Madame, en état de périr:
Le ciel vous rend un fils, et ce n'est qu'à ce prince
Qu'est dû le triste honneur de sauver sa province.1070
JOCASTE.
C'est trop vous assurer sur l'éclat d'un faux bruit.
THÉSÉE.
C'est une vérité dont je suis mieux instruit.
JOCASTE.
Vous le connoissez donc?
THÉSÉE.
A l'égal de moi-même.
JOCASTE.
De quand?
THÉSÉE.
De ce moment.
JOCASTE.
Et vous l'aimez?
THÉSÉE.
Je l'aime
Jusqu'à mourir du coup dont il sera percé. 1075
Mais cette amitié cède à l'amour de Dircé?
THÉSÉE.
Hélas! cette princesse à mes desirs si chère
En un fidèle amant trouve un malheureux frère,
Qui mourroit de douleur d'avoir changé de sort,
N'étoit le prompt secours d'une plus digne mort,1080
Et qu'assez tôt connu pour mourir au lieu d'elle
Ce frère malheureux meurt en amant fidèle.
JOCASTE.
Quoi? vous seriez mon fils [266]?
THÉSÉE.
Et celui de Laïus.
JOCASTE.
Qui vous a pu le dire?
THÉSÉE.
Un témoin qui n'est plus.
Phædime, qu'à mes yeux vient de ravir la peste:1085
Non qu'il m'en ait donné la preuve manifeste;
Mais Phorbas, ce vieillard qui m'exposa jadis,
Répondra mieux que lui de ce que je vous dis,
Et vous éclaircira touchant une aventure
Dont je n'ai pu tirer qu'une lumière obscure.1090
Ce peu qu'en ont pour moi les soupirs d'un mourant
Du grand droit de régner seroit mauvais garant.
Mais ne permettez pas que le Roi me soupçonne,
Comme si ma naissance ébranloit sa couronne,
Quelque honneur, quelques droits qu'elle ait pu m'acquérir,
Je ne viens disputer que celui de mourir.
JOCASTE.
Je ne sais si Phorbas avouera votre histoire;
Mais qu'il l'avoue ou non, j'aurai peine à vous croire.
Avec votre mourant Tirésie est d'accord,
A ce que dit le Roi, que mon fils n'est point mort. 1100
C'est déjà quelque chose; et toutefois mon âme
Aime à tenir suspecte une si belle flamme.
Je ne sens point pour vous l'émotion du sang,
Je vous trouve en mon cœur toujours en même rang [267];
J'ai peine à voir un fils où j'ai cru voir un gendre;1105
La nature avec vous refuse de s'entendre,
Et me dit en secret, sur votre emportement,
Qu'il a bien peu d'un frère, et beaucoup d'un amant;
Qu'un frère a pour des sœurs une ardeur plus remise,
A moins que sous ce titre un amant se déguise,1110
Et qu'il cherche en mourant la gloire et la douceur
D'arracher à la mort ce qu'il nomme sa sœur.
THÉSÉE.
Que vous connoissez mal ce que peut la nature!
Quand d'un parfait amour elle a pris la teinture,
Et que le désespoir d'un illustre projet1115
Se joint aux déplaisirs d'en voir périr l'objet,
Il est doux de mourir pour une sœur si chère.
Je l'aimois en amant, je l'aime encore en frère;
C'est sous un autre nom le même empressement:
Je ne l'aime pas moins, mais je l'aime autrement.1120
L'ardeur sur la vertu fortement établie
Par ces retours du sang ne peut être affoiblie;
Et ce sang qui prêtoit sa tendresse à l'amour
A droit d'en emprunter les forces à son tour.
JOCASTE.
Eh bien! soyez mon fils, puisque vous voulez l'être;1125
Mais donnez-moi la marque où je le dois connoître.
Vous n'êtes point ce fils, si vous n'êtes méchant:
Le ciel sur sa naissance imprima ce penchant;
J'en vois quelque partie en ce desir inceste;
Mais pour ne plus douter, vous chargez-vous du reste?
Êtes-vous l'assassin et d'un père et d'un roi?
THÉSÉE.
Ah! Madame, ce mot me fait pâlir d'effroi.
JOCASTE.
C'étoit là de mon fils la noire destinée;
Sa vie à ces forfaits par le ciel condamnée
N'a pu se dégager de cet astre ennemi, 1135
Ni de son ascendant s'échapper à demi.
Si ce fils vit encore, il a tué son père:
C'en est l'indubitable et le seul caractère;
Et le ciel, qui prit soin de nous en avertir,
L'a dit trop hautement pour se voir démentir. 1140
Sa mort seule pouvoit le dérober au crime.
Prince, renoncez donc à toute votre estime:
Dites que vos vertus sont crimes déguisés;
Recevez tout le sort que vous vous imposez;
Et pour remplir un nom dont vous êtes avide, 1145
Acceptez ceux d'inceste et de fils parricide.
J'en croirai ces témoins que le ciel m'a prescrits,
Et ne vous puis donner mon aveu qu'à ce prix.
THÉSÉE.
Quoi? la nécessité des vertus et des vices [268]
D'un astre impérieux doit suivre les caprices,1150
Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions [269]
Au plus bizarre effet de ses prédictions?
L'âme est donc toute esclave: une loi souveraine
Vers le bien ou le mal incessamment l'entraîne;
Et nous ne recevons ni crainte ni desir1155
De cette liberté qui n'a rien à choisir,
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime.
Qu'on massacre les rois, qu'on brise les autels,
C'est la faute des Dieux, et non pas des mortels.1160
De toute la vertu sur la terre épandue,
Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due;
Ils agissent en nous quand nous pensons agir;
Alors qu'on délibère on ne fait qu'obéir;
Et notre volonté n'aime, hait, cherche, évite,1165
Que suivant que d'en haut leur bras la précipite.
D'un tel aveuglement daignez me dispenser.
Le ciel, juste à punir, juste à récompenser,
Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire,
Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.1170
N'enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien
Dans ce profond abîme où nous ne voyons rien:
Delphes a pu vous faire une fausse réponse;
L'argent put inspirer la voix qui les prononce;
Cet organe des Dieux put se laisser gagner1175
A ceux que ma naissance éloignoit de régner;
Et par tous les climats on n'a que trop d'exemples
Qu'il est ainsi qu'ailleurs des méchants dans les temples.
Du moins puis-je assurer que dans tous mes combats
Je n'ai jamais souffert de seconds que mon bras;1180
Que je n'ai jamais vu ces lieux de la Phocide
Où fut par des brigands commis ce parricide;
Que la fatalité des plus pressants malheurs
Ne m'auroit pu réduire à suivre des voleurs;
Que j'en ai trop puni pour en croître le nombre....1185
JOCASTE.
Mais Laïus a parlé, vous en avez vu l'ombre:
De l'oracle avec elle on voit tant de rapport,
Qu'on ne peut qu'à ce fils en imputer la mort;
Et c'est le dire assez qu'ordonner qu'on efface
Un grand crime impuni par le sang de sa race.1190
Attendons toutefois ce qu'en dira Phorbas:
Autre que lui n'a vu ce malheureux trépas;
Et de ce témoin seul dépend la connoissance
Et de ce parricide et de votre naissance.
Si vous êtes coupable, évitez-en les yeux;1195
Et de peur d'en rougir, prenez d'autres aïeux.
THÉSÉE.
Je le verrai, Madame, et sans inquiétude.
Ma naissance confuse a quelque incertitude;
Mais pour ce parricide, il est plus que certain
Que ce ne fut jamais un crime de ma main. 1200
FIN DU TROISIÈME ACTE.