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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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SOPHONISBE.
TRAGÉDIE.

ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

SOPHONISBE, BOCCHAR, HERMINIE.

BOCCHAR.

Madame, il étoit temps qu'il vous vînt du secours:

Le siége étoit formé, s'il eût tardé deux jours;

Les travaux commencés alloient à force ouverte

Tracer autour des murs l'ordre de votre perte [633];

Et l'orgueil des Romains se promettoit l'éclat5

D'asservir par leur prise et vous et tout l'État.

Syphax a dissipé, par sa seule présence,

De leur ambition la plus fière espérance.

Ses troupes, se montrant au lever du soleil,

Ont de votre ruine arrêté l'appareil.10

A peine une heure ou deux elles ont pris haleine,

Qu'il les range en bataille au milieu de la plaine.

L'ennemi fait le même, et l'on voit des deux parts

Nos sillons hérissés de piques et de dards,

Et l'une et l'autre armée étaler même audace,15

Égale ardeur de vaincre, et pareille menace.

L'avantage du nombre est dans notre parti:

Ce grand feu des Romains en paroît ralenti;

Du moins de Lélius la prudence inquiète

Sur le point du combat nous envoie un trompette.20

On le mène à Syphax, à qui sans différer

De sa part il demande une heure à conférer.

Les otages reçus pour cette conférence,

Au milieu des deux camps l'un et l'autre s'avance;

Et si le ciel répond à nos communs souhaits,25

Le champ de la bataille enfantera la paix.

Voilà ce que le Roi m'a chargé de vous dire,

Et que de tout son cœur [634] à la paix il aspire,

Pour ne plus perdre aucun de ces moments si doux

Que la guerre lui vole en l'éloignant de vous.30

SOPHONISBE.

Le Roi m'honore trop d'une amour si parfaite.

Dites-lui que j'aspire à la paix qu'il souhaite,

Mais que je le conjure, en cet illustre jour,

De penser à sa gloire encor plus qu'à l'amour.

SCÈNE II.

SOPHONISBE, HERMINIE.

HERMINIE.

Madame, ou j'entends mal une telle prière,35

Ou vos vœux pour la paix n'ont pas votre âme entière;

Vous devez pourtant craindre un vainqueur irrité.

SOPHONISBE.

J'ai fait à Massinisse une infidélité.

Accepté par mon père, et nourri dans Carthage,

Tu vis en tous les deux l'amour croître avec l'âge.40

Il porta dans l'Espagne et mon cœur et ma foi;

Mais durant cette absence on disposa de moi [635].

J'immolai ma tendresse au bien de ma patrie:

Pour lui gagner Syphax, j'eusse immolé ma vie.

Il étoit aux Romains, et je l'en détachai;45

J'étois à Massinisse, et je m'en arrachai.

J'en eus de la douleur, j'en sentis de la gêne;

Mais je servois Carthage, et m'en revoyois reine;

Car afin que le change eût pour moi quelque appas,

Syphax de Massinisse envahit les États,50

Et mettoit à mes pieds l'une et l'autre couronne,

Quand l'autre étoit réduit à sa seule personne [636].

Ainsi contre Carthage et contre ma grandeur

Tu me vis n'écouter ni ma foi ni mon cœur.

HERMINIE.

Et vous ne craignez point qu'un amant ne se venge,55

S'il faut qu'en son pouvoir sa victoire vous range?

SOPHONISBE.

Nous vaincrons, Herminie; et nos destins jaloux

Voudront faire à leur tour quelque chose pour nous;

Mais si de ce héros je tombe en la puissance,

Peut-être aura-t-il peine à suivre sa vengeance,60

Et que ce même amour qu'il m'a plu de trahir

Ne se trahira pas jusques à me haïr.

Jamais à ce qu'on aime on n'impute d'offense:

Quelque doux souvenir prend toujours sa défense.

L'amant excuse, oublie; et son ressentiment65

A toujours, malgré lui, quelque chose d'amant.

Je sais qu'il peut s'aigrir, quand il voit qu'on le quitte

Par l'estime qu'on prend pour un autre mérite;

Mais lorsqu'on lui préfère un prince à cheveux gris,

Ce choix fait sans amour est pour lui sans mépris;70

Et l'ordre ambitieux d'un hymen politique

N'a rien que ne pardonne un courage héroïque:

Lui-même il s'en console, et trompe sa douleur

A croire que la main n'a point donné le cœur.

J'ai donc peu de sujet de craindre Massinisse;75

J'en ai peu de vouloir que la guerre finisse;

J'espère en la victoire, ou du moins en l'appui

Que son reste d'amour me saura faire en lui;

Mais le reste du mien, plus fort qu'on ne présume,

Trouvera dans la paix une prompte amertume;80

Et d'un chagrin secret la sombre et dure loi

M'y fait voir des malheurs qui ne sont que pour moi.

HERMINIE.

J'ai peine à concevoir que le ciel vous envoie

Des sujets de chagrin dans la commune joie,

Et par quel intérêt un tel reste d'amour85

Vous fera des malheurs en ce bienheureux jour.

SOPHONISBE.

Ce reste ne va point à regretter sa perte [637],

Dont je prendrois encor l'occasion offerte;

Mais il est assez fort pour devenir jaloux

De celle dont la paix le doit faire l'époux.90

Éryxe, ma captive, Éryxe, cette reine

Qui des Gétuliens naquit la souveraine,

Eut aussi bien que moi des yeux pour ses vertus,

Et trouva de la gloire à choisir mon refus.

Ce fut pour empêcher ce fâcheux [638] hyménée95

Que Syphax fit la guerre à cette infortunée,

La surprit dans sa ville, et fit en ma faveur

Ce qu'il n'entreprenoit que pour venger sa sœur;

Car tu sais qu'il l'offrit à ce généreux prince,

Et lui voulut pour dot remettre sa province.100

HERMINIE.

Je comprends encor moins que vous peut importer

A laquelle des deux il daigne s'arrêter.

Ce fut, s'il m'en souvient, votre prière expresse

Qui lui fit par Syphax offrir cette princesse;

Et je ne puis trouver matière à vos douleurs105

Dans la perte d'un cœur que vous donniez ailleurs.

SOPHONISBE.

Je le donnois [639], ce cœur où ma rivale aspire:

Ce don, s'il l'eût souffert, eût marqué mon empire,

Eût montré qu'un amant si maltraité par moi

Prenoit encor plaisir à recevoir ma loi.110

Après m'avoir perdue, il auroit fait connoître

Qu'il vouloit m'être encor tout ce qu'il pouvoit m'être,

Se rattacher à moi par les liens du sang,

Et tenir de ma main la splendeur de son rang;

Mais s'il épouse Éryxe, il montre un cœur rebelle115

Qui me néglige autant qu'il veut brûler pour elle,

Qui brise tous mes fers, et brave hautement

L'éclat de sa disgrâce et de mon changement.

HERMINIE.

Certes, si je l'osois, je nommerois caprice

Ce trouble ingénieux à vous faire un supplice,120

Et l'obstination des soucis superflus

Dont vous gêne ce cœur quand vous n'en voulez plus.

SOPHONISBE.

Ah! que de notre orgueil tu sais mal la foiblesse,

Quand tu veux que son choix n'ait rien qui m'intéresse!

Des cœurs que la vertu renonce à posséder,125

La conquête toujours semble douce à garder:

Sa rigueur n'a jamais le dehors si sévère [640],

Que leur perte au dedans ne lui devienne amère;

Et de quelque façon qu'elle nous fasse agir,

Un esclave échappé nous fait toujours rougir.130

Qui rejette un beau feu n'aime point qu'on l'éteigne:

On se plaît à régner sur ce que l'on dédaigne;

Et l'on ne s'applaudit d'un illustre refus

Qu'alors qu'on est aimée après qu'on n'aime plus.

Je veux donc, s'il se peut, que l'heureux Massinisse

Prenne tout autre hymen pour un affreux supplice,

Qu'il m'adore en secret, qu'aucune nouveauté

N'ose le consoler de ma déloyauté;

Ne pouvant être à moi, qu'il ne soit à personne,

Ou qu'il souffre du moins que mon seul choix le donne.

Je veux penser encor que j'en puis disposer,

Et c'est de quoi la paix me va désabuser.

Juge si j'aurai lieu d'en être satisfaite,

Et par ce que je crains vois ce que je souhaite.

Mais Éryxe déjà commence mon malheur,145

Et me vient par sa joie avancer ma douleur.

SCÈNE III.

SOPHONISBE, ÉRYXE, HERMINIE, BARCÉE.

ÉRYXE.

Madame, une captive oseroit-elle prendre

Quelque part au bonheur que l'on nous vient d'apprendre?

SOPHONISBE.

Le bonheur n'est pas grand, tant qu'il est incertain.

ÉRYXE.

On me dit que le Roi tient la paix en sa main;150

Et je n'ose douter qu'il ne l'ait résolue.

SOPHONISBE.

Pour être proposée, elle n'est pas conclue;

Et les grands intérêts qu'il y faut ajuster

Demandent plus d'une heure à les bien concerter.

ÉRYXE.

Alors que des deux chefs la volonté conspire....155

SOPHONISBE.

Que sert la volonté d'un chef qu'on peut dédire!

Il faut l'aveu de Rome, et que d'autre côté

Le sénat de Carthage accepte le traité.

ÉRYXE.

Lélius le propose; et l'on ne doit pas croire

Qu'au désaveu de Rome il hasarde sa gloire.160

Quant à votre sénat, le Roi n'en dépend point.

SOPHONISBE.

Le Roi n'a pas une âme infidèle à ce point:

Il sait à quoi l'honneur, à quoi sa foi l'engage;

Et je l'en dédirois, s'il traitoit sans Carthage.

ÉRYXE.

On ne m'avoit pas dit qu'il fallût votre aveu.165

SOPHONISBE.

Qu'on vous l'ait dit ou non, il m'importe assez peu.

ÉRYXE.

Je le crois; mais enfin donnez votre suffrage,

Et je vous répondrai de celui de Carthage [641].

SOPHONISBE.

Avez-vous en ces lieux quelque commerce?

ÉRYXE.

Aucun.

SOPHONISBE.

D'où le savez-vous donc?

ÉRYXE.

D'un peu de sens commun:

On y doit être las de perdre des batailles,

Et d'avoir à trembler pour ses propres murailles.

SOPHONISBE.

Rome nous auroit donc appris l'art de trembler.

Annibal....

ÉRYXE.

Annibal a pensé l'accabler;

Mais ce temps-là n'est plus, et la valeur d'un homme....

SOPHONISBE.

On ne voit point d'ici ce qui se passe à Rome.

En ce même moment peut-être qu'Annibal

Lui fait tout de nouveau craindre un assaut fatal,

Et que c'est pour sortir enfin de ces alarmes

Qu'elle nous fait parler de mettre bas les armes.180

ÉRYXE.

Ce seroit pour Carthage un bonheur signalé;

Mais, Madame, les Dieux vous l'ont-ils révélé?

A moins que de leur voix, l'âme la plus crédule

D'un miracle pareil feroit quelque scrupule.

SOPHONISBE.

Des miracles pareils arrivent quelquefois:185

J'ai vu Rome en état de tomber sous nos lois;

La guerre est journalière, et sa vicissitude

Laisse tout l'avenir dedans l'incertitude.

ÉRYXE.

Le passé le prépare, et le soldat vainqueur

Porte aux nouveaux combats plus de force et de cœur.

SOPHONISBE.

Et si j'en étois crue, on auroit le courage

De ne rien écouter sur ce désavantage,

Et d'attendre un succès hautement emporté

Qui remît notre gloire en plus d'égalité.

ÉRYXE.

On pourroit fort attendre.

SOPHONISBE.

Et durant cette attente195

Vous pourriez n'avoir pas l'âme la plus contente.

ÉRYXE.

J'ai déjà grand chagrin de voir que de vos mains

Mon sceptre a su passer en celles des Romains;

Et qu'aujourd'hui, de l'air dont s'y prend Massinisse,

Le vôtre a grand besoin que la paix l'affermisse.200

SOPHONISBE.

Quand de pareils chagrins voudront paroître au jour,

Si l'honneur vous est cher, cachez tout votre amour;

Et voyez à quel point votre gloire est flétrie

D'aimer un ennemi de sa propre patrie,

Qui sert des étrangers dont par un juste accord205

Il pouvoit nous aider à repousser l'effort.

ÉRYXE.

Dépouillé par votre ordre, ou par votre artifice,

Il sert vos ennemis pour s'en faire justice;

Mais si de les servir il doit être honteux,

Syphax sert, comme lui, des étrangers comme eux.210

Si nous les voulions tous bannir de notre Afrique,

Il faudroit commencer par votre république,

Et renvoyer à Tyr, d'où vous êtes sortis,

Ceux par qui nos climats sont presque assujettis.

Nous avons lieu d'avoir pareille jalousie215

Des peuples de l'Europe et de ceux de l'Asie;

Ou si le temps a pu vous naturaliser [642],

Le même cours du temps les peut favoriser.

J'ose vous dire plus: si le destin s'obstine

A vouloir qu'en ces lieux leur victoire domine,220

Comme vos Tyriens passent pour Africains,

Au milieu de l'Afrique il naîtra des Romains;

Et si de ce qu'on voit nous croyons le présage,

Il en pourra bien naître au milieu de Carthage

Pour qui notre amitié n'aura rien de honteux,225

Et qui sauront passer pour Africains comme eux.

SOPHONISBE.

Vous parlez un peu haut.

ÉRYXE.

Je suis amante et reine.

SOPHONISBE.

Et captive, de plus.

ÉRYXE.

On va briser ma chaîne;

Et la captivité ne peut abattre un cœur

Qui se voit assuré de celui du vainqueur:230

Il est tel dans vos fers que sous mon diadème.

N'outragez plus ce prince, il a ma foi, je l'aime;

J'ai la sienne, et j'en sais soutenir l'intérêt.

Du reste, si la paix vous plaît, ou vous déplaît,

Ce n'est pas mon dessein d'en pénétrer la cause:235

La bataille et la paix sont pour moi même chose.

L'une ou l'autre aujourd'hui finira mes ennuis;

Mais l'une vous peut mettre en l'état où je suis.

SOPHONISBE.

Je pardonne au chagrin d'un si long esclavage,

Qui peut avec raison vous aigrir le courage,240

Et voudrois vous servir malgré ce grand courroux.

ÉRYXE.

Craignez que je ne puisse en dire autant de vous.

Mais le Roi vient: adieu; je n'ai pas l'imprudence

De m'offrir pour troisième à votre conférence;

Et d'ailleurs, s'il vous vient demander votre aveu,245

Soit qu'il l'obtienne ou non, il importe fort peu.

SCÈNE IV.

SYPHAX, SOPHONISBE, HERMINIE, BOCCHAR.

SOPHONISBE.

Eh bien! Seigneur, la paix, l'avez-vous résolue?

SYPHAX.

Vous en êtes encor la maîtresse absolue,

Madame; et je n'ai pris trêve pour un moment,

Qu'afin de tout remettre à votre sentiment.250

On m'offre le plein calme, on m'offre de me rendre

Ce que dans mes États la guerre a fait surprendre,

L'amitié des Romains, que pour vous j'ai trahis.

SOPHONISBE.

Et que vous offre-t-on, Seigneur, pour mon pays?

SYPHAX.

Loin d'exiger de moi que j'y porte mes armes,255

On me laisse aujourd'hui tout entier à vos charmes:

On demande que neutre en ces dissensions,

Je laisse aller le sort de vos deux nations.

SOPHONISBE.

Et ne pourroit-on point vous en faire l'arbitre?

SYPHAX.

Le ciel sembloit m'offrir un si glorieux titre,260

Alors qu'on vit dans Cyrthe entrer d'un pas égal,

D'un côté Scipion, et de l'autre Asdrubal.

Je vis ces deux héros, jaloux de mon suffrage,

Le briguer, l'un pour Rome, et l'autre pour Carthage;

Je les vis à ma table, et sur un même lit [643];265

Et comme ami commun, j'aurois [644] eu tout crédit.

Votre beauté, Madame, emporta la balance:

De Carthage pour vous j'embrassai l'alliance;

Et comme on ne veut point d'arbitre intéressé,

C'est beaucoup aux vainqueurs d'oublier le passé.270

En l'état où je suis, deux batailles perdues,

Mes villes, la plupart surprises ou rendues,

Mon royaume d'argent et d'hommes affoibli,

C'est beaucoup de me voir tout d'un coup rétabli.

Je reçois sans combat le prix de la victoire;275

Je rentre sans péril en ma première gloire;

Et ce qui plus que tout a lieu de m'être doux,

Il m'est permis enfin de vivre auprès de vous.

SOPHONISBE.

Quoi que vous résolviez, c'est à moi d'y souscrire;

J'oserai toutefois m'enhardir à vous dire280

Qu'avec plus de plaisir je verrois ce traité,

Si j'y voyois pour vous ou gloire ou sûreté.

Mais, Seigneur, m'aimez-vous encor?

SYPHAX.

Si je vous aime?

SOPHONISBE.

Oui, m'aimez-vous encor, Seigneur?

SYPHAX.

Plus que moi-même.

SOPHONISBE.

Si mon amour égal rend vos jours fortunés,285

Vous souvient-il encor de qui vous le [645] tenez?

SYPHAX.

De vos bontés, Madame.

SOPHONISBE.

Ah! cessez, je vous prie,

De faire en ma faveur outrage à ma patrie.

Un autre avoit le choix de mon père et le mien;

Elle seule pour vous rompit ce doux lien.290

Je brûlois d'un beau feu, je promis de l'éteindre;

J'ai tenu ma parole, et j'ai su m'y contraindre.

Mais vous ne tenez pas, Seigneur, à vos amis

Ce qu'acceptant leur don vous leur avez promis;

Et pour ne pas user vers vous d'un mot trop rude,295

Vous montrez pour Carthage un peu d'ingratitude.

Quoi? vous qui lui devez ce bonheur de vos jours,

Vous que mon hyménée engage à son secours,

Vous que votre serment attache à sa défense [646],

Vous manquez de parole et de reconnoissance,300

Et pour remercîment de me voir en vos mains.

Vous la livrez vous-même en celles des Romains [647]!

Vous brisez le pouvoir dont vous m'avez reçue,

Et je serai le prix d'une amitié rompue,

Moi qui pour en étreindre [648] à jamais les grands nœuds,

Ai d'un amour si juste éteint les plus beaux feux!

Moi que vous protestez d'aimer plus que vous-même!

Ah! Seigneur, le dirai-je? est-ce ainsi que l'on m'aime?

SYPHAX.

Si vous m'aimiez, Madame, il vous seroit bien doux

De voir comme je veux ne vous devoir qu'à vous:310

Vous ne vous plairiez pas à montrer dans votre âme

Les restes odieux d'une première flamme,

D'un amour dont l'hymen qu'on a vu nous unir

Devroit avoir éteint jusques au souvenir.

Vantez-moi vos appas, montrez avec courage315

Ce prix impérieux dont m'achète Carthage;

Avec tant de hauteur prenez son intérêt,

Qu'il me faille en esclave agir comme il lui plaît;

Au moindre soin des miens traitez-moi d'infidèle,

Et ne me permettez de régner que sous elle;320

Mais épargnez ce comble aux malheurs que je crains,

D'entendre aussi vanter ces beau feux mal éteints,

Et de vous en voir l'âme encor toute obsédée

En ma présence même en caresser l'idée.

SOPHONISBE.

Je m'en souviens, Seigneur, lorsque vous oubliez325

Quels vœux mon changement vous a sacrifiés,

Et saurai l'oublier, quand vous ferez justice

A ceux qui vous ont fait un si grand sacrifice.

Au reste, pour ouvrir tout mon cœur avec vous,

Je n'aime point Carthage à l'égal d'un époux;330

Mais bien que moins soumise à son destin qu'au vôtre

Je crains également et pour l'un et pour l'autre,

Et ce que je vous suis ne sauroit empêcher

Que le plus malheureux ne me soit le plus cher.

Jouissez de la paix qui vous vient d'être offerte,335

Tandis que j'irai plaindre et partager sa perte:

J'y mourrai sans regret, si mon dernier moment

Vous laisse en quelque état de régner sûrement;

Mais Carthage détruite, avec quelle apparence

Oserez-vous garder cette fausse espérance?340

Rome, qui vous redoute et vous flatte aujourd'hui,

Vous craindra-t-elle encor, vous voyant sans appui,

Elle qui de la paix ne jette les amorces

Que par le seul besoin de séparer vos forces [649],

Et qui dans Massinisse, et voisin, et jaloux,345

Aura toujours de quoi se brouiller avec vous?

Tous deux vous devront tout. Carthage abandonnée

Vaut pour l'un et pour l'autre une grande journée.

Mais un esprit aigri n'est jamais satisfait

Qu'il n'ait vengé l'injure en dépit du bienfait.350

Pensez-y: votre armée est la plus forte en nombre;

Les Romains ont tremblé dès qu'ils en ont vu l'ombre;

Utique à l'assiéger retient leur Scipion [650];

Un temps bien pris peut tout: pressez l'occasion.

De ce chef éloigné la valeur peu commune355

Peut-être à sa personne attache leur fortune;

Il tient auprès de lui la fleur de leurs soldats.

En tout événement Cyrthe vous tend les bras;

Vous tiendrez, et longtemps, dedans cette retraite.

Mon père cependant répare sa défaite;360

Hannon a de l'Espagne amené du secours;

Annibal vient lui-même ici dans peu de jours [651].

Si tout cela vous semble un léger avantage,

Renvoyez-moi, Seigneur, me perdre avec Carthage:

J'y périrai sans vous; vous régnerez sans moi.365

Vous préserve le ciel de ce que je prévoi,

Et daigne son courroux, me prenant seul en butte,

M'exempter par ma mort de pleurer votre chute!

SYPHAX.

A des charmes si forts joindre celui des pleurs!

Soulever contre moi ma gloire et vos douleurs!370

C'est trop, c'est trop, Madame; il faut vous satisfaire:

Le plus grand des malheurs seroit de vous déplaire,

Et tous mes sentiments veulent bien se trahir

A la douceur de vaincre ou de vous obéir.

La paix eût sur ma tête assuré ma couronne;375

Il faut la refuser, Sophonisbe l'ordonne:

Il faut servir Carthage, et hasarder l'État.

Mais que deviendrez-vous, si je meurs au combat?

Qui sera votre appui, si le sort des batailles

Vous rend un corps sans vie au pied de nos murailles?380

SOPHONISBE.

Je vous répondrois bien qu'après votre trépas

Ce que je deviendrai ne vous regarde pas;

Mais j'aime mieux, Seigneur, pour vous tirer de peine,

Vous dire que je sais vivre et mourir en reine.

SYPHAX.

N'en parlons plus, Madame. Adieu: pensez à moi;385

Et je saurai, pour vous, vaincre ou mourir en roi [652].

FIN DU PREMIER ACTE.

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