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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE.

ŒDIPE, DYMAS.

DYMAS.

Seigneur, il est trop vrai que le peuple murmure,

Qu'il rejette sur vous sa funeste aventure,1610

Et que de tous côtés on n'entend que mutins

Qui vous nomment l'auteur de leurs mauvais destins.

D'un devin suborné les infâmes prestiges

De l'ombre, disent-ils, ont fait tous les prodiges:

L'or mouvoit ce fantôme; et pour perdre Dircé,1615

Vos présents lui dictoient ce qu'il a prononcé:

Tant ils conçoivent mal qu'un si grand roi consente

A venger son trépas sur sa race innocente,

Qu'il assure son sceptre, aux dépens de son sang,

A ce bras impuni qui lui perça le flanc,1620

Et que par cet injuste et cruel sacrifice,

Lui-même de sa mort il se fasse justice!

ŒDIPE.

Ils ont quelque raison de tenir pour suspect

Tout ce qui s'est montré tantôt à leur aspect;

Et je n'ose blâmer cette horreur que leur donne1625

L'assassin de leur roi qui porte sa couronne.

Moi-même, au fond du cœur, de même horreur frappé,

Je veux fuir le remords de son trône occupé;

Et je dois cette grâce à l'amour de la Reine,

D'épargner ma présence aux devoirs de sa haine,1630

Puisque de notre hymen les liens mal tissus

Par ces mêmes devoirs semblent être rompus.

Je vais donc à Corinthe [275] achever mon supplice.

Mais ce n'est pas au peuple à se faire justice:

L'ordre que tient le ciel à lui choisir des rois1635

Ne lui permet jamais d'examiner son choix;

Et le devoir aveugle y doit toujours souscrire,

Jusqu'à ce que d'en haut on veuille s'en dédire.

Pour chercher mon repos, je veux bien me bannir;

Mais s'il me bannissoit, je saurois l'en punir;1640

Ou si je succombois sous sa troupe mutine,

Je saurois l'accabler du moins sous ma ruine.

DYMAS.

Seigneur, jusques ici ses plus grands déplaisirs

Pour armes contre vous n'ont pris que des soupirs;

Et cet abattement que lui cause la peste1645

Ne souffre à son murmure aucun dessein funeste.

Mais il faut redouter que Thésée et Dircé

N'osent pousser plus loin ce qu'il a commencé.

Phorbas même est à craindre, et pourroit le réduire

Jusqu'à se vouloir mettre en état de vous nuire.1650

ŒDIPE.

Thésée a trop de cœur pour une trahison;

Et d'ailleurs j'ai promis de lui faire raison.

Pour Dircé, son orgueil dédaignera sans doute

L'appui tumultueux que ton zèle redoute.

Phorbas est plus à craindre, étant moins généreux;1655

Mais il nous est aisé de nous assurer d'eux.

Fais-les venir tous trois, que je lise en leur âme

S'il prêteroient la main à quelque sourde trame.

Commence par Phorbas: je saurai démêler

Quels desseins....

PAGE [276].

Un vieillard demande à vous parler.

Il se dit de Corinthe, et presse.

ŒDIPE.

Il vient me faire

Le funeste rapport du trépas de mon père:

Préparons nos soupirs à ce triste récit.

Qu'il entre.... Cependant fais ce que je t'ai dit.

SCÈNE II.

ŒDIPE, IPHICRATE, SUITE.

ŒDIPE.

Eh bien! Polybe est mort [277]?

IPHICRATE.

Oui, Seigneur.

ŒDIPE.

Mais vous-même

Venir me consoler de ce malheur suprême!

Vous qui, chef du conseil, devriez maintenant,

Attendant mon retour, être mon lieutenant!

Vous, à qui tant de soins d'élever mon enfance

Ont acquis justement toute ma confiance!1670

Ce voyage me trouble autant qu'il me surprend.

IPHICRATE.

Le roi Polybe est mort; ce malheur est bien grand;

Mais comme enfin, Seigneur, il est suivi d'un pire,

Pour l'apprendre de moi faites qu'on se retire.

(Œdipe fait un signe de tête à sa suite, qui l'oblige à se retirer.)

ŒDIPE.

Ce jour est donc pour moi le grand jour des malheurs,

Puisque vous apportez un comble à mes douleurs.

J'ai tué le feu Roi jadis sans le connoître;

Son fils, qu'on croyoit mort, vient ici de renaître;

Son peuple mutiné me voit avec horreur;

Sa veuve mon épouse en est dans la fureur.1680

Le chagrin accablant qui me dévore l'âme

Me fait abandonner et peuple, et sceptre, et femme,

Pour remettre à Corinthe un esprit éperdu;

Et par d'autres malheurs je m'y vois attendu!

IPHICRATE.

Seigneur, il faut ici faire tête à l'orage;1685

Il faut faire ici ferme et montrer du courage.

Le repos à Corinthe en effet seroit doux;

Mais il n'est plus de sceptre à Corinthe pour vous.

ŒDIPE.

Quoi? l'on s'est emparé de celui de mon père?

IPHICRATE.

Seigneur, on n'a rien fait que ce qu'on a dû faire;1690

Et votre amour en moi ne voit plus qu'un banni,

De son amour pour vous trop doucement puni.

ŒDIPE.

Quel énigme [278]!

IPHICRATE.

Apprenez avec quelle justice

Ce roi vous a dû rendre un si mauvais office:

Vous n'étiez point son fils.

ŒDIPE.

Dieux! qu'entends-je?

IPHICRATE.

A regret

Ses remords en mourant ont rompu le secret.

Il vous gardoit encore une amitié fort tendre;

Mais le compte qu'aux Dieux la mort force de rendre

A porté dans son cœur un si pressant effroi,

Qu'il a remis Corinthe aux mains de son vrai roi.1700

ŒDIPE.

Je ne suis point son fils! et qui suis-je, Iphicrate?

IPHICRATE.

Un enfant exposé, dont le mérite éclate,

Et de qui par pitié j'ai dérobé les jours

Aux ongles des lions, aux griffes des vautours.

ŒDIPE.

Et qui m'a fait passer pour le fils de ce prince?1705

IPHICRATE.

Le manque d'héritiers ébranloit sa province.

Les trois que lui donna le conjugal amour

Perdirent en naissant la lumière du jour;

Et la mort du dernier me fit prendre l'audace

De vous offrir au Roi, qui vous mit en sa place.1710

Ce que l'on se promit de ce fils supposé

Réunit sous ses lois son État divisé;

Mais comme cet abus finit avec sa vie,

Sa mort de mon supplice auroit été suivie,

S'il n'eût donné cet ordre à son dernier moment [279],1715

Qu'un juste et prompt exil fût mon seul châtiment.

ŒDIPE.

Ce revers seroit dur pour quelque âme commune;

Mais je me fis toujours maître de ma fortune;

Et puisqu'elle a repris l'avantage du sang,

Je ne dois plus qu'à moi tout ce que j'eus de rang.1720

Mais n'as-tu point appris de qui j'ai reçu l'être?

IPHICRATE.

Seigneur, je ne puis seul vous le faire connoître.

Vous fûtes exposé jadis par un Thébain,

Dont la compassion vous remit en ma main,

Et qui, sans m'éclaircir touchant votre naissance,1725

Me chargea seulement d'éloigner votre enfance.

J'en connois le visage, et l'ai revu souvent,

Sans nous être tous deux expliqués plus avant:

Je lui dis qu'en éclat j'avois mis votre vie,

Et lui cachai toujours mon nom et ma patrie,1730

De crainte, en les sachant, que son zèle indiscret

Ne vînt mal à propos troubler notre secret.

Mais comme de sa part il connoît mon visage,

Si je le trouve ici, nous saurons davantage.

ŒDIPE.

Je serois donc Thébain à ce compte?

IPHICRATE.

Oui, Seigneur.1735

ŒDIPE.

Je ne sais si je dois le tenir à bonheur:

Mon cœur, qui se soulève, en forme un noir augure

Sur l'éclaircissement de ma triste aventure.

Où me reçûtes-vous?

IPHICRATE.

Sur le mont Cythéron.

ŒDIPE.

Ah! que vous me frappez par ce funeste nom!1740

Le temps, le lieu, l'oracle, et l'âge de la Reine,

Tout semble concerté pour me mettre à la gêne.

Dieux! seroit-il possible? Approchez-vous, Phorbas.

SCÈNE III.

ŒDIPE, IPHICRATE, PHORBAS [280].

IPHICRATE.

Seigneur, voilà celui qui vous mit en mes bras;

Permettez qu'à vos yeux je montre un peu de joie.1745

Se peut-il faire, ami, qu'encor je te revoie?

PHORBAS.

Que j'ai lieu de bénir ton retour fortuné!

Qu'as-tu fait de l'enfant que je t'avois donné?

Le généreux Thésée a fait gloire de l'être;

Mais sa preuve est obscure, et tu dois le connoître.1750

Parle.

IPHICRATE.

Ce n'est point lui, mais il vit en ces lieux.

PHORBAS.

Nomme-le donc, de grâce.

IPHICRATE.

Il est devant tes yeux.

PHORBAS.

Je ne vois que le Roi.

IPHICRATE.

C'est lui-même.

PHORBAS.

Lui-même!

IPHICRATE.

Oui: le secret n'est plus d'une importance extrême;

Tout Corinthe le sait. Nomme-lui ses parents.1755

PHORBAS.

En fussions-nous tous trois à jamais ignorants!

IPHICRATE.

Seigneur, lui seul enfin peut dire qui vous êtes.

ŒDIPE.

Hélas! je le vois trop; et vos craintes secrètes,

Qui vous ont empêchés de vous entr'éclaircir,

Loin de tromper l'oracle, ont fait tout réussir.1760

Voyez où m'a plongé votre fausse prudence:

Vous cachiez ma retraite, il cachoit ma naissance;

Vos dangereux secrets, par un commun accord,

M'ont livré tout entier aux rigueurs de mon sort:

Ce sont eux qui m'ont fait l'assassin de mon père;1765

Ce sont eux qui m'ont fait le mari de ma mère.

D'une indigne pitié le fatal contre-temps

Confond dans mes vertus ces forfaits éclatants:

Elle fait voir en moi, par un mélange infâme,

Le frère de mes fils et le fils de ma femme.1770

Le ciel l'avoit prédit: vous avez achevé;

Et vous avez tout fait quand vous m'avez sauvé.

PHORBAS.

Oui, Seigneur, j'ai tout fait, sauvant votre personne:

M'en punissent les Dieux si je me le pardonne!

SCÈNE IV.

ŒDIPE, IPHICRATE.

ŒDIPE.

Que n'obéissois-tu, perfide, à mes parents,1775

Qui se faisoient pour moi d'équitables tyrans?

Que ne lui disois-tu ma naissance et l'oracle,

Afin qu'à mes destins il pût mettre un obstacle?

Car, Iphicrate, en vain j'accuserois ta foi:

Tu fus dans ces destins aveugle comme moi;1780

Et tu ne m'abusois que pour ceindre ma tête

D'un bandeau dont par là tu faisois ma conquête.

IPHICRATE.

Seigneur, comme Phorbas avoit mal obéi,

Que l'ordre de son roi par là se vit trahi,

Il avoit lieu de craindre, en me disant le reste,1785

Que son crime par moi devenu manifeste [281]....

ŒDIPE.

Cesse de l'excuser. Que m'importe, en effet,

S'il est coupable ou non de tout ce que j'ai fait?

En ai-je moins de trouble, ou moins d'horreur en l'âme?

SCÈNE V.

ŒDIPE, DIRCÉ, IPHICRATE.

ŒDIPE.

Votre frère est connu; le savez-vous, Madame?1790

DIRCÉ.

Oui, Seigneur, et Phorbas m'a tout dit en deux mots.

ŒDIPE.

Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.

Vous n'appréhendez plus que le titre de frère

S'oppose à cette ardeur qui vous étoit si chère:

Cette assurance entière a de quoi vous ravir,1795

Ou plutôt votre haine a de quoi s'assouvir.

Quand le ciel de mon sort l'auroit faite l'arbitre,

Elle ne m'eût choisi rien de pis que ce titre.

DIRCÉ.

Ah! Seigneur, pour Æmon j'ai su mal obéir;

Mais je n'ai point été jusques à vous haïr.1800

La fierté de mon cœur, qui me traitoit de reine,

Vous cédoit en ces lieux la couronne sans peine;

Et cette ambition que me prêtoit l'amour

Ne cherchoit qu'à régner dans un autre séjour.

Cent fois de mon orgueil l'éclat le plus farouche1805

Aux termes odieux a refusé ma bouche:

Pour vous nommer tyran il falloit cent efforts;

Ce mot ne m'a jamais échappé sans remords.

D'un sang respectueux la puissance inconnue

A mes soulèvements mêloit la retenue;1810

Et cet usurpateur dont j'abhorrois la loi,

S'il m'eût donné Thésée, eût eu le nom de roi.

ŒDIPE.

C'étoit ce même sang dont la pitié secrète

De l'ombre de Laïus me faisoit l'interprète.

Il ne pouvoit souffrir qu'un mot mal entendu1815

Détournât sur ma sœur un sort qui m'étoit dû,

Et que votre innocence immolée à mon crime

Se fît de nos malheurs l'inutile victime.

DIRCÉ.

Quel crime avez-vous fait que d'être malheureux?

ŒDIPE.

Mon souvenir n'est plein que d'exploits généreux;1820

Cependant je me trouve inceste et parricide,

Sans avoir fait un pas que sur les pas d'Alcide,

Ni recherché partout que lois à maintenir,

Que monstres à détruire et méchants à punir.

Aux crimes malgré moi l'ordre du ciel m'attache:1825

Pour m'y faire tomber à moi-même il me cache [282];

Il offre, en m'aveuglant sur ce qu'il a prédit,

Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.

Hélas! qu'il est bien vrai qu'en vain on s'imagine

Dérober notre vie à ce qu'il nous destine!1830

Les soins de l'éviter font courir au-devant,

Et l'adresse à le fuir y plonge plus avant.

Mais si les Dieux m'ont fait la vie abominable,

Ils m'en font par pitié la sortie honorable,

Puisqu'enfin leur faveur mêlée à leur courroux 1835

Me condamne à mourir pour le salut de tous,

Et qu'en ce même temps qu'il faudroit que ma vie

Des crimes qu'il m'ont faits [283] traînât l'ignominie,

L'éclat de ces vertus que je ne tiens pas d'eux

Reçoit pour récompense un trépas glorieux.1840

DIRCÉ.

Ce trépas glorieux comme vous me regarde:

Le juste choix du ciel peut-être me le garde;

Il fit tout votre crime; et le malheur du Roi

Ne vous rend pas, Seigneur, plus coupable que moi.

D'un voyage fatal qui seul causa sa perte1845

Je fus l'occasion [284]; elle vous fut offerte:

Votre bras contre trois disputa le chemin;

Mais ce n'étoit qu'un bras qu'empruntoit le destin,

Puisque votre vertu qui servit sa colère

Ne put voir en Laïus ni de roi ni de père.1850

Ainsi j'espère encor que demain, par son choix,

Le ciel épargnera le plus grand de nos rois.

L'intérêt des Thébains et de votre famille

Tournera son courroux sur l'orgueil d'une fille

Qui n'a rien que l'État doive considérer,1855

Et qui contre son roi n'a fait que murmurer.

ŒDIPE.

Vous voulez que le ciel, pour montrer à la terre

Qu'on peut innocemment mériter le tonnerre,

Me laisse de sa haine étaler en ces lieux

L'exemple le plus noir et le plus odieux!1860

Non, non: vous le verrez demain au sacrifice

Par le choix que j'attends couvrir son injustice,

Et par la peine due à son propre forfait,

Désavouer ma main de tout ce qu'elle a fait.

SCÈNE VI.

ŒDIPE, THÉSÉE, DIRCÉ, IPHICRATE.

ŒDIPE.

Est-ce encor votre bras qui doit venger son père?1865

Son amant en a-t-il plus de droit que son frère,

Prince?

THÉSÉE.

Je vous en plains, et ne puis concevoir,

Seigneur....

ŒDIPE.

La vérité ne se fait que trop voir.

Mais nous pourrons demain être tous deux à plaindre,

Si le ciel fait le choix qu'il nous faut tous deux craindre.

S'il me choisit, ma sœur, donnez-lui votre foi:

Je vous en prie en frère, et vous l'ordonne en roi.

Vous, Seigneur, si Dircé garde encor sur votre âme

L'empire que lui fit une si belle flamme,

Prenez soin d'apaiser les discords de mes fils,1875

Qui par les nœuds du sang vous deviendront unis.

Vous voyez où des Dieux nous a réduits la haine.

Adieu: laissez-moi seul en consoler la Reine;

Et ne m'enviez pas un secret entretien,

Pour affermir son cœur sur l'exemple du mien.1880

SCÈNE VII.

THÉSÉE, DIRCÉ.

DIRCÉ.

Parmi de tels malheurs que sa constance est rare!

Il ne s'emporte point contre un sort si barbare;

La surprenante horreur de cet accablement

Ne coûte à sa grande âme aucun égarement;

Et sa haute vertu, toujours inébranlable,1885

Le soutient au-dessus de tout ce qui l'accable.

THÉSÉE.

Souvent, avant le coup qui doit nous accabler,

La nuit qui l'enveloppe a de quoi nous troubler:

L'obscur pressentiment d'une injuste disgrâce

Combat avec effroi sa confuse menace;1890

Mais quand ce coup tombé vient d'épuiser le sort

Jusqu'à n'en pouvoir craindre un plus barbare effort,

Ce trouble se dissipe, et cette âme innocente,

Qui brave impunément la fortune impuissante,

Regarde avec dédain ce qu'elle a combattu,1895

Et se rend toute entière à toute sa vertu.

SCÈNE VIII.

THÉSÉE, DIRCÉ, NÉRINE.

NÉRINE.

Madame....

DIRCÉ.

Que veux-tu, Nérine?

NÉRINE.

Hélas! la Reine....

DIRCÉ.

Que fait-elle?

NÉRINE.

Elle est morte; et l'excès de sa peine,

Par un prompt désespoir....

DIRCÉ.

Jusques où portez-vous,

Impitoyables Dieux, votre injuste courroux!1900

THÉSÉE.

Quoi? même aux yeux du Roi son désespoir la tue?

Ce monarque n'a pu....

NÉRINE.

Le Roi ne l'a point vue,

Et quant à son trépas, ses pressantes douleurs

L'ont cru devoir sur l'heure à de si grands malheurs.

Phorbas l'a commencé, sa main a fait le reste.1905

DIRCÉ.

Quoi? Phorbas....

NÉRINE.

Oui, Phorbas, par son récit funeste,

Et par son propre exemple, a su l'assassiner.

Ce malheureux vieillard n'a pu se pardonner;

Il s'est jeté d'abord aux genoux de la Reine,

Où, détestant l'effet de sa prudence vaine:1910

«Si j'ai sauvé ce fils pour être votre époux,

Et voir le Roi son père expirer sous ses coups,

A-t-il dit, la pitié qui me fit le ministre

De tout ce que le ciel eut pour vous de sinistre,

Fait place au désespoir d'avoir si mal servi,1915

Pour venger sur mon sang votre ordre mal suivi.

L'inceste où malgré vous tous deux je vous abîme

Recevra de ma main sa première victime:

J'en dois le sacrifice à l'innocente erreur

Qui vous rend l'un pour l'autre un objet plein d'horreur.»

Cet arrêt qu'à nos yeux lui-même il se prononce

Est suivi d'un poignard qu'en ses flancs il enfonce [285].

La Reine, à ce malheur si peu prémidité,

Semble le recevoir avec stupidité.

L'excès de sa douleur la fait croire insensible;1925

Rien n'échappe au dehors qui la rende visible;

Et tous ses sentiments, enfermés dans son cœur,

Ramassent en secret leur dernière vigueur.

Nous autres cependant, autour d'elle rangées,

Stupides ainsi qu'elle, ainsi qu'elle affligées,1930

Nous n'osons rien permettre à nos fiers déplaisirs,

Et nos pleurs par respect attendent ses soupirs.

Mais enfin tout à coup, sans changer de visage,

Du mort qu'elle contemple elle imite la rage,

Se saisit du poignard, et de sa propre main1935

A nos yeux comme lui s'en traverse le sein [286].

On diroit que du ciel l'implacable colère

Nous arrête les bras pour lui laisser tout faire.

Elle tombe, elle expire avec ces derniers mots:

«Allez dire à Dircé qu'elle vive en repos,1940

Que de ces lieux maudits en hâte elle s'exile;

Athènes a pour elle un glorieux asile,

Si toutefois Thésée est assez généreux

Pour n'avoir point d'horreur d'un sang si malheureux.»

THÉSÉE.

Ah! ce doute m'outrage; et si jamais vos charmes....

DIRCÉ.

Seigneur, il n'est saison que de verser des larmes.

La Reine, en expirant, a donc pris soin de moi!

Mais tu ne me dis point ce qu'elle a dit du Roi?

NÉRINE.

Son âme en s'envolant, jalouse de sa gloire,

Craignoit d'en emporter la honteuse mémoire; 1950

Et n'osant le nommer son fils ni son époux,

Sa dernière tendresse a toute été pour vous.

DIRCÉ.

Et je puis vivre encore après l'avoir perdue!

SCÈNE IX.

THÉSÉE, DIRCÉ, CLÉANTE, DYMAS, NÉRINE.

(Cléante sort d'un côté et Dymas de l'autre, environ quatre vers

après Cléante).

CLÉANTE.

La santé dans ces murs tout d'un coup répandue

Fait crier au miracle et bénir hautement1955

La bonté de nos dieux d'un si prompt changement.

Tous ces mourants, Madame, à qui déjà la peste

Ne laissoit qu'un soupir, qu'un seul moment de reste,

En cet heureux moment rappelés des abois,

Rendent grâces au ciel d'une commune voix;1960

Et l'on ne comprend point quel remède il applique

A rétablir sitôt l'allégresse publique.

DIRCÉ.

Que m'importe qu'il montre un visage plus doux,

Quand il fait des malheurs qui ne sont que pour nous?

Avez-vous vu le Roi, Dymas?

DYMAS.

Hélas, Princesse!1965

On ne doit qu'à son sang la publique allégresse.

Ce n'est plus que pour lui qu'il faut verser des pleurs:

Ses crimes inconnus avoient fait nos malheurs;

Et sa vertu souillée à peine s'est punie,

Qu'aussitôt de ces lieux la peste s'est bannie.1970

THÉSÉE.

L'effort de son courage a su nous éblouir:

D'un si grand désespoir il cherchoit à jouir,

Et de sa fermeté n'empruntoit les miracles

Que pour mieux éviter tout sorte [287] d'obstacles.

DIRCÉ.

Il s'est rendu par là maître de tout son sort.1975

Mais achève, Dymas, le récit de sa mort;

Achève d'accabler une âme désolée.

DYMAS.

Il n'est point mort, Madame; et la sienne, ébranlée

Par les confus remords d'un innocent forfait,

Attend l'ordre des Dieux pour sortir tout à fait.1980

DIRCÉ.

Que nous disois-tu donc?

DYMAS.

Ce que j'ose encor dire,

Qu'il vit et ne vit plus, qu'il est mort et respire;

Et que son sort douteux, qui seul reste à pleurer,

Des morts et des vivants semble le séparer [288].

J'étois auprès de lui sans aucunes alarmes [289];1985

Son cœur sembloit calmé, je le voyois sans armes,

Quand soudain, attachant ses deux mains sur ses yeux [290]:

«Prévenons, a-t-il dit, l'injustice des Dieux;

Commençons à mourir avant qu'ils nous l'ordonnent;

Qu'ainsi que mes forfaits mes supplices étonnent.1990

Ne voyons plus le ciel après sa cruauté:

Pour nous venger de lui dédaignons sa clarté;

Refusons-lui nos yeux, et gardons quelque vie

Qui montre encore à tous quelle est sa tyrannie.»

Là, ses yeux arrachés par ses barbares mains1995

Font distiller un sang qui rend l'âme aux Thébains.

Ce sang si précieux touche à peine la terre,

Que le courroux du ciel ne leur fait plus la guerre;

Et trois mourants guéris au milieu du palais

De sa part tout d'un coup nous annoncent la paix.2000

Cléante vous a dit que par toute la ville....

THÉSÉE.

Cessons de nous gêner d'une crainte inutile.

A force de malheurs le ciel fait assez voir

Que le sang de Laïus a rempli son devoir:

Son ombre est satisfaite; et ce malheureux crime2005

Ne laisse plus douter du choix de sa victime.

DIRCÉ.

Un autre ordre demain peut nous être donné.

Allons voir cependant ce prince infortuné,

Pleurer auprès de lui notre destin funeste,

Et remettons aux Dieux à disposer du reste.2010

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

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