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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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SOPHONISBE
TRAGÉDIE.
1663

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NOTICE.

Sophonisbe fut l'héroïne de la première tragédie italienne que Jean Georges Trissino, dit le Trissin, fit jouer à Vicence vers 1514. Le succès de cette œuvre engagea plusieurs de nos auteurs dramatiques à traiter à leur tour le même sujet [566], mais aucun ne réussit aussi bien que Mairet, dont l'ouvrage, antérieur de plusieurs années au Cid, a toujours été considéré comme la première pièce régulière qui ait été écrite en France. «Ce fut M. Chapelain, lit-on dans le Segraisiana [567], qui fut cause que l'on commença à observer la règle de vingt-quatre heures dans les pièces de théâtre; et parce qu'il falloit premièrement le faire agréer aux comédiens, qui imposoient alors la loi aux auteurs, sachant que M. le comte de Fiesque, qui avoit infiniment de l'esprit, avoit du crédit auprès d'eux, il le pria de leur en parler, comme il fit. Il communiqua la chose à M. Mairet, qui fit la Sophonisbe, qui est la première pièce où cette règle est observée.»

Jusqu'au succès du Cid, Mairet fut l'ami de Corneille; mais il devint alors un de ses plus fougueux adversaires, et ce ne fut que sur un ordre formel de Richelieu qu'il cessa de répandre dans le public d'insolents libelles contre le nouvel ouvrage [568]. Plus tard un rapprochement eut lieu et les inimitiés s'apaisèrent; mais lorsque Corneille entreprit de traiter à son tour le sujet de Sophonisbe, Mairet en conçut un chagrin que les bons procédés de Corneille [569] ne purent calmer. «Ah! vraiment, écrit à ce sujet un contemporain, j'oubliois de vous dire que le pauvre Mairet est malade, et que l'on dit que c'est le dépit qu'il a de ce qu'on a refait sa Sophonisbe, qui lui cause cette maladie; celui qui l'a entrepris devoit bien attendre qu'il fût mort, pour ne pas donner à des enfants, en présence d'un père âgé de quatre-vingt-quinze ans, la mort qu'il a prétendu leur donner; je crois toutefois qu'ils n'en auront que la peur [570].» Il faudrait se garder du reste de prendre à la lettre les quatre-vingt-quinze ans dont il est question ici; si le poëte était déjà fort passé de mode, l'homme n'était pas pour cela très-âgé: il n'était l'aîné de Corneille que de deux ans, et n'avait par conséquent que soixante et un ans lors de la représentation de la nouvelle Sophonisbe.

Cette représentation eut lieu au mois de janvier 1663, comme nous l'apprend Loret, qui en rend compte en ces termes dans sa Muse historique du 20 de ce mois:

Cette pièce de conséquence,

Qu'avec extrême impatience

On attendoit de jour en jour

Dans tout Paris et dans la cour,

Pièce qui peut être appelée

Sophonisbe renouvelée,

Maintenant se joue à l'Hôtel (de Bourgogne [571]),

Avec applaudissement tel,

Et si grand concours de personnes,

De hautes dames, de mignonnes,

D'esprit beaux en perfection,

Et de gens de condition,

Que de longtemps pièce nouvelle

Ne reçut tant d'éloges qu'elle.

Je ne m'embarrasserai point

A déduire de point en point

Ses plus importantes matières

Ni ses plus brillantes lumières.

Pour dignement les concevoir,

Il faut les ouïr et les voir.

Je veux pourtant dans notre histoire

Prouver son mérite et sa gloire

Par un invincible argument;

Car en disant tant seulement

Que cette pièce nompareille

Est l'ouvrage du grand Corneille,

C'est pousser la louange à bout,

Et qui dit Corneille dit tout.

Quelques jours après on lisait dans la Gazette [572]: «Le 27, Leurs Majestés eurent dans l'appartement de la Reine la représentation de la Sophonisbe du sieur Corneille par la troupe royale, Monsieur et Madame s'y étant trouvés avec toute la cour.»

Nous sommes obligé d'avouer que tout le monde ne parle pas avec autant d'enthousiasme que Loret de l'effet produit par cette pièce: «Durant tout ce spectacle, dit l'abbé d'Aubignac [573], le théâtre n'éclata que quatre ou cinq fois au plus.» Mais de Visé lui répond [574]: «Vous devriez faire connoître de quoi vous entendez parler, et si c'est des vers ou du sujet; car pour me servir de vos termes, il est constant que les vers en sont si forts et si beaux, qu'ils font éclater plus de cent fois; c'est-à-dire, pour m'expliquer en termes plus clairs, qu'ils obligent les spectateurs à donner de visibles marques de leur admiration.» Un autre défenseur de Corneille, sans contester les assertions de d'Aubignac, donne du fait qu'il avance une explication des plus naïves: «Les spectateurs, dit-il, sont sans cesse dans l'admiration et sentent une joie intérieure qui les retient dans un profond silence [575]

Une critique de Sophonisbe, sur laquelle nous aurons à revenir tout à l'heure [576], a le rare mérite de nous nommer tous les acteurs qui ont joué d'original dans cette tragédie, et de nous faire connaître leur genre de talent. «Je vais vous dire un mot de chaque personnage, et commencer par celui de Sophonisbe. Je crois vous devoir dire, avant que de passer outre, que ce rôle, qui est le plus considérable de la pièce, est joué par Mlle des Œillets [577], qui est une des premières actrices du monde, et qui soutient bien la haute réputation qu'elle s'est acquise depuis longtemps. Je ne lui donne point d'éloges, parce que je ne lui en pourrois assez donner; je me contenterai seulement de dire qu'elle joue divinement ce rôle et au delà de tout ce que l'on se peut imaginer; que M. de Corneille lui en doit être obligé, et que quand vous n'iriez voir cette pièce que pour voir jouer cette inimitable comédienne, vous en sortiriez le plus satisfait du monde....» Le rôle de Syphax, ajoute l'auteur de cette critique, «est joué par M. de Montfleury [578], qui fait beaucoup paroître tout ce qu'il dit, qui joue avec jugement, qui pousse tout à fait bien les grandes passions, et qui ne manque jamais de faire remarquer tous les beaux endroits de ses rôles.... Je passe à celui d'Erixe, que représente Mlle de Beauchâteau [579]. Sa réputation est assez établie, et je ne puis rien dire à son avantage que tout le monde ne sache. Je vous entretiendrois de son esprit, si je ne craignois de sortir de mon sujet, et si je n'appréhendois que la quantité de choses que j'aurois à vous en raconter ne me fît demeurer trop longtemps sur une si riche et si vaste matière.... Après l'inutile rôle d'Erixe, voyons si celui de Massinisse, qui est plus nécessaire à la pièce, y apporte quelques beautés. Oui; mais elles ne viennent pas de l'auteur, mais de celui qui le représente, puisque c'est M. de Floridor [580], qui a un air si dégagé, et qui joue de si bonne grâce que les personnes d'esprit ne se peuvent lasser de dire qu'il joue en honnête homme. Il paroît véritablement ce qu'il représente, dans toutes les pièces qu'il joue. Tous les auditeurs souhaiteroient de le voir sans cesse, et sa démarche, son air et ses actions ont quelque chose de si naturel, qu'il n'est pas nécessaire qu'il parle pour attirer l'admiration de tout le monde. Pour lui donner enfin beaucoup de louanges, il suffit de le nommer, puisque son nom porte avec soi tous les éloges que l'on lui pourroit donner. Je puis dire hardiment toutes ces choses, sans craindre de donner de la jalousie à ceux qui sont de la même profession: il y a longtemps qu'il est au-dessus de l'envie et que tout le monde avoue que c'est le plus grand comédien du monde et un des plus galants hommes et de la plus agréable conversation.... Le dernier rôle considérable dont je vous parlerai, et dont je ne vous entretiendrai pas longtemps, est celui de Lélius, que joue M. de la Fleur, qui peut passer pour un grand comédien, et qui s'est fait admirer de tout le monde dans Commode et dans Stilicon [581]

Notre critique ne pousse pas plus avant sa revue des acteurs de Sophonisbe: «Je ne parlerai point, dit-il, des suivantes, et de plusieurs autres personnages de peu de conséquence....» Mais il ne donne pas à entendre que ces rôles aient été mal remplis. On pourrait le conclure, ce semble, de ce qu'en a dit d'Aubignac, s'il était possible d'ajouter quelque foi aux remarques d'un observateur aussi partial. Voici du reste de quelle manière ce dernier s'exprime à ce sujet: «Les femmes qui jouent ces rôles sont ordinairement de mauvaises actrices, qui déplaisent aussitôt qu'elles ouvrent la bouche: de sorte que soit par le peu d'intérêt qu'elles ont au théâtre, par la froideur de leurs sentiments, ou par le dégoût de leur récit, on ne les écoute point; c'est le temps que les spectateurs prennent pour s'entretenir de ce qui s'est passé, ou pour manger leurs confitures....» Mais Donneau de Visé, devenu un peu tardivement le défenseur de Corneille, ne laisse pas ces objections sans réponse: «Vous ne vous contentez pas, dit-il, de condamner celles que vous nommez suivantes [582], votre critique s'attache encore aux personnes qui les représentent, et vous en faites un portrait aussi désavantageux qu'il est peu ressemblant; mais quand elles seroient de méchantes actrices, quand elles ne seroient point belles, et que ce que vous dites seroit aussi véritable qu'il se trouve faux dans la pièce que vous reprenez, dites-moi, je vous prie, à quoi sert cette remarque [583]

Nous avons vu Corneille déclarer que la prison où il avait placé Ægée dans sa Médée produisait un effet désagréable, et qu'il est préférable de donner aux principaux acteurs, lorsque la situation l'exige, «des gardes qui les suivent, et n'affoiblissent ni le spectacle ni l'action, comme dans Polyeucte et dans Héraclius [584].» Mais dans Sophonisbe il a fait paraître Syphax enchaîné, et un de ses critiques le lui a reproché en ces termes: «Je ne dirai rien de ses chaînes, on sait assez qu'elles pèsent présentement à tous ceux qui les voient, et que l'on ne peut plus les souffrir, si ce n'est aux tragédies de collége [585].» Lélius dit toutefois:

Détachez-lui ces fers, il suffit qu'on le garde [586];

mais il ne le dit que lorsque Syphax a porté ces fers pendant trois scènes; encore peut-être cet ordre de Lélius n'est-il qu'une concession, car dans cet ouvrage, comme dans plusieurs autres [587], des changements ont eu lieu entre la première représentation et l'impression. En effet, l'auteur des Nouvelles nouvelles dit en parlant du personnage de Lélius: «Il ne paroît dans cette pièce que pour dire à Massinisse qu'il se doit divertir avec Sophonisbe, et non la prendre pour femme. Il veut autoriser ce qu'il avance par des menteries, en disant que les Dieux n'ont jamais eu de femmes, en quoi il s'abuse grossièrement. On dit qu'il a retranché quelque chose de cet endroit, ce qui fait voir que plusieurs l'ont condamné aussi bien que moi [588].» Dans l'édition de 1663 et dans les suivantes, Lélius parle bien encore des Dieux à Massinisse, qui lui en a parlé le premier (voyez acte IV, scène III); mais il ne lui dit pas, ce qui avait choqué le critique, que les Dieux n'ont jamais eu de femmes.

Pour ces changements antérieurs à l'impression, la déclaration de l'abbé d'Aubignac est encore plus formelle; il dit à la fin de la deuxième édition de sa critique [589]: «Voilà ce que l'on pouvoit dire de Sophonisbe, selon ce qu'elle étoit dans les premières représentations, et quiconque approuvera les changements qu'elle a soufferts dans l'impression, autorisera le jugement que j'en ai fait. Je n'envie point à ceux qui la liront sans l'avoir vue le plaisir de n'y pas rencontrer les fautes que j'ai condamnées; et j'estime M. Corneille d'avoir fait, en la mettant sous la presse, ce qu'il devoit faire auparavant que de la mettre sur le théâtre [590]

D'Aubignac, il est vrai, est un témoin que les admirateurs de notre poëte seraient bien fondés à récuser; mais, tout en reconnaissant que le partial critique exagère sans doute l'importance des modifications, nous pensons que très-probablement Corneille en a fait au moins quelques-unes. Le soin qu'il a mis à corriger les diverses éditions de ses œuvres suffirait pour nous convaincre qu'avant l'impression de ses pièces il devait profiter des observations utiles que la représentation lui suggérait, quand même la confidence qu'il a faite sur ce point à ses lecteurs dans l'examen de Nicomède [591] ne dissiperait pas tous les doutes à ce sujet.

L'édition originale de Sophonisbe forme un volume in-12, de 6 feuillets et 76 pages, intitulé: Sophonisbe, tragedie. Par P. Corneille. Imprimée à Rouen. Et se vend à Paris, chez Guillaume de Luyne, Libraire Iuré, au Palais.... M.DC.LXIII. Auec priuilege du Roy.

Le privilége, donné à Paris le 4 mars 1663, est commun à Sophonisbe et à Persée et Démétrius, tragédie de Thomas Corneille, représentée à la fin de 1662. L'Achevé d'imprimer est du 10 avril 1663.

Dans cette même année 1663, Montfleury, fils de l'acteur qui jouait Syphax dans Sophonisbe, plaçait dans Impromptu de l'hôtel de Condé une scène [592] entre un marquis et une libraire du Palais, où il était question de la nouvelle pièce de Corneille [593]:

ALIS.

Monsieur, n'aurai-je point l'honneur de vous rien vendre?

LE MARQUIS.

Oui, mais je veux avoir de ces pièces du temps.

ALIS.

Voilà la Sophonisbe.

LE MARQUIS.

Avez-vous du bon sens?

ALIS.

Si j'en ai? Je le crois: c'est de Monsieur Corneille,

C'est du siècle présent l'honneur et la merveille;

Et les œuvres, Monsieur, d'un homme si vanté,

Le feront adorer de la postérité.

Nous n'avons point d'auteurs dont la veine pareille....

LE MARQUIS.

Eh! Madame, l'on sait ce que c'est que Corneille.

Les écrits qui parurent à l'occasion de Sophonisbe sont assez nombreux. On trouve d'abord dans la troisième partie des Nouvelles nouvelles, de Donneau de Visé, publiées à Paris, chez Gabriel Quinet, en 1663, un long examen de la pièce de Corneille, examen qui a été réimprimé par Granet dans son Recueil (tome I, p. 118), sous le titre de Critique de la Sophonisbe. C'est cette critique qui nous a fourni la plus grande partie des détails que nous avons donnés sur les acteurs qui ont joué la pièce d'original. La déclaration qui la termine et que l'auteur place dans la bouche d'un jeune homme nommé Straton, prouve que Donneau de Visé n'était animé d'aucun mauvais sentiment contre Corneille et qu'il ne songeait à autre chose qu'à attirer un peu sur lui-même l'attention du public: «L'on ne doit pas croire, dit-il, que la Sophonisbe soit méchante, parce que j'ai, ce semble, dit quelque chose à son désavantage. L'on ne parle jamais contre une pièce qu'elle n'ait du mérite, parce que celles qui sont absolument méchantes ne sont pas dignes d'avoir cet honneur, et que ce seroit perdre son temps que de vouloir faire remarquer des fautes dans des choses qui en sont toutes remplies et où l'on ne peut rien trouver de beau. Toutes ces choses font voir que ni l'auteur ni les comédiens ne se peuvent plaindre de moi avec justice, et que je n'ai pas cru effleurer seulement la réputation de M. Corneille, en disant librement ce que je pense de sa Sophonisbe. Je confesse avec tout le monde qu'il est le prince des poëtes françois, et je n'ai cité Rodogune et Cinna que pour faire voir que l'on ne peut rien trouver d'achevé que parmi ces ouvrages, qu'il n'y a que lui seul qui se puisse fournir des exemples de pièces parfaites, et qu'il a pris un vol si haut que l'âge l'oblige, malgré lui, de descendre un peu. Je sais qu'il a l'honneur d'avoir introduit la belle comédie en France, d'avoir purgé le théâtre de quantité de choses que l'on y veut faire remonter. Je sais de plus que ses pièces ont eu le glorieux avantage d'avoir formé quantité d'honnêtes gens, qu'elles sont dignes d'être conservées dans les cabinets des princes, des ministres et des rois, qu'elles sont plutôt faites pour instruire que pour divertir, et que, quoique nous en ayons vu depuis un temps de fort brillantes, leur éclat n'a servi qu'à faire découvrir plus de beautés dans celles de ce grand homme, et qu'à les faire voir dans leur jour. Après cet aveu, je ne crois pas passer pour critique, mais peut-être que je ne me pourrai exempter du nom de téméraire. L'on me fera toujours beaucoup d'honneur de me le donner: la témérité appartient aux jeunes gens, et ceux qui n'en ont pas, loin de s'acquérir de l'estime, devroient être blâmés de tout le monde [594]

Une seconde critique, intitulée: Remarques sur la tragédie de Sophonisbe de M. Corneille envoyées à Madame la duchesse de R*, par Monsieur L. D. (l'abbé d'Aubignac) [595], est écrite d'un tout autre style, et la malveillance de l'auteur y perce à chaque ligne, malgré certains ménagements affectés. Sa dissertation lui attira la réponse suivante: Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille [596]. Cet ouvrage est de Donneau de Visé, qui avait, comme on le voit, changé d'opinion un peu vite. Il s'en explique lui-même à la fin de son opuscule, d'une manière qui n'est pas exempte de quelque embarras. «Vous vous étonnerez peut-être de ce qu'ayant parlé contre Sophonisbe dans mes Nouvelles nouvelles, je viens de prendre son parti; mais vous devez connoître par là que je sais me rendre à la raison. Je n'avois alors été voir Sophonisbe que pour y trouver des défauts, mais l'ayant depuis été voir en disposition de l'admirer, et n'y ayant découvert que des beautés, j'ai cru que je n'aurois pas de gloire à paroître opiniâtre et à soutenir mes erreurs, et que je devois me rendre à la raison, et à mes propres sentiments, qui exigeoient de moi cet aveu en faveur de M. de Corneille, c'est-à-dire du plus fameux auteur françois.»

Dans cette Défense, de Visé semble avoir très-nettement pénétré le motif de l'indignation de d'Aubignac, qu'il fait parler de la sorte: «M. de Corneille, dit-il un jour devant des gens dignes de foi, ne me vient pas visiter, ne vient pas consulter ses pièces avec moi, ne vient pas prendre de mes leçons: toutes celles qu'il fera seront critiquées.» D'Aubignac est peint ici comme ce Lysandre dont Uranie, dans la Critique de l'École des femmes [597], esquisse le portrait quelques mois après la première représentation de Sophonisbe: «Il veut être le premier de son opinion, et qu'on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu'on le consulte sur toutes les affaires d'esprit; et je suis sûre que si l'auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l'eût trouvée la plus belle du monde.»

Du reste d'Aubignac lui-même nous laisse deviner assez naïvement ses motifs dans ce passage, que nous avons eu ailleurs l'occasion de citer plus au long [598]: «M. Corneille n'a pas sujet de se plaindre de moi, si j'use de cette liberté publique; je n'ai point de commerce avec lui, et j'aurois peine à reconnoître son visage, ne l'ayant jamais vu que deux fois.»

Outre la Défense de Donneau de Visé, il y eut encore comme réponse au pamphlet de d'Aubignac une lettre A Monsieur D. P. P. S. sur les remarques qu'on a faites sur la Sophonisbe de Mr de Corneille [599]. Cette lettre, signée seulement des initiales L. B., est d'une faiblesse que l'auteur paraît avoir sentie et qu'il cherche à se faire pardonner en disant «que du soir au lendemain on ne peut pas faire ce qu'on ferait en quinze jours;» excuse qu'Alceste n'eût pas admise.

Quant à l'abbé d'Aubignac, continuant le cours de ses invectives, et passant successivement en revue les plus récentes pièces de Corneille, il joignit à la seconde édition de ses Remarques sur Sophonisbe une critique nouvelle, et publia le tout sous ce titre: Deux dissertations concernant le poëme dramatique, en forme de Remarques sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius. Envoyées à Madame la duchesse de R*. A Paris, chez Jacques du Brueil, M.DC.LXIII, in-12. Bientôt il fit paraître un autre volume intitulé: Troisième et quatrième dissertation concernant le poëme dramatique, en forme de Remarques sur la tragedie de M. Corneille intitulée Œdipe, et de Response à ses calomnies. L'Achevé d'imprimer est du 27 juillet 1663. Les trois premières dissertations ont été réimprimées par Granet dans son Recueil; nous avons parlé de la troisième et de la seconde dans les notices d'Œdipe et de Sertorius. Quant à la quatrième, elle est remplie des personnalités les plus grossières et ne traite d'aucun ouvrage en particulier.

Il faut reconnaître que la vogue de la Sophonisbe de Corneille ne dura pas. Elle «n'eut, dit Voltaire, qu'un médiocre succès, et la Sophonisbe de Mairet continua à être représentée [600].» L'examen comparatif de ces deux pièces, qui fournissait un piquant sujet de discussion littéraire, fut repris assez fréquemment. Le Mercure de mars et d'avril 1708 avait proposé d'indiquer «d'où est venu le mauvais succès de la Sophonisbe de Mairet.» Dans le numéro de janvier 1709 on répondit à cette question par une dissertation très-favorable à Corneille, mais trop peu sérieuse. Enfin, en 1801 un Examen des Sophonisbes de Mairet, de Corneille et de Voltaire, par Clément, paraissait dans le Tableau annuel de la littérature. La Sophonisbe de Voltaire, dont il s'agit dans cette dernière dissertation, est un remaniement assez malheureux de la Sophonisbe de Mairet, comme nous l'expliquerons plus au long dans notre Appendice.

AU LECTEUR [601].

Cette pièce m'a fait connoître qu'il n'y a rien de si pénible que de mettre sur le théâtre un sujet qu'un autre y a déjà fait réussir; mais aussi j'ose dire qu'il n'y a rien de si glorieux quand on s'en acquitte dignement. C'est un double travail d'avoir tout ensemble à éviter les ornements dont s'est saisi celui qui nous a prévenus, et à faire effort pour en trouver d'autres qui puissent tenir leur place. Depuis trente ans que M. Mairet a fait admirer sa Sophonisbe [602] sur notre théâtre, elle y dure encore; et il ne faut point de marque plus convaincante de son mérite que cette durée, qu'on peut nommer une ébauche ou plutôt des arrhes de l'immortalité qu'elle assure à son illustre auteur; et certainement il faut avouer qu'elle a des endroits inimitables et qu'il seroit dangereux de retâter après lui. Le démêlé de Scipion avec Massinisse, et les désespoirs [603] de ce prince [604], sont de ce nombre: il est impossible de penser rien de plus juste, et très-difficile de l'exprimer plus heureusement. L'un et l'autre sont de son invention: je n'y pouvois toucher sans lui faire un larcin; et si j'avois été d'humeur à me le permettre, le peu d'espérance de l'égaler me l'auroit défendu. J'ai cru plus à propos de respecter sa gloire et ménager la mienne [605], par une scrupuleuse exactitude à m'écarter de sa route, pour ne laisser aucun lieu de dire, ni que je sois demeuré au-dessous de lui, ni que tendu m'élever au-dessus, puisqu'on ne peut faire aucune comparaison entre des choses où l'on ne voit aucune concurrence. Si j'ai conservé les circonstances qu'il a changées, et changé celles qu'il a conservées, ça été par le seul dessein de faire autrement, sans ambition de faire mieux. C'est ainsi qu'en usoient nos anciens, qui traitoient d'ordinaire les mêmes sujets. La mort de Clytemnestre en peut servir d'exemple; nous la voyons encore chez Eschyle, chez Sophocle, et chez Euripide, tuée par son fils Oreste [606]; mais chacun d'eux a choisi de diverses manières pour arriver à cet événement, qu'aucun [607] des trois n'a voulu changer, quelque cruel et dénaturé qu'il fût; et c'est sur quoi notre Aristote en a établi le précepte [608]. Cette noble et laborieuse émulation a passé de leur siècle jusqu'au nôtre, au travers de plus de deux mille ans qui les séparent. Feu M. Tristan a renouvelé Mariane [609] et Panthée [610] sur les pas du défunt sieur Hardy. Le grand éclat que M. de Scudéry a donné à sa Didon n'a point empêché que M. de Boisrobert n'en ait fait voir une autre trois ou quatre ans après [611], sur une disposition qui lui en avoit été donnée, à ce qu'il disoit, par M. l'abbé d'Aubignac. A peine la Cléopatre de M. de Benserade a paru, qu'elle a été suivie du Marc Antoine de M. Mairet [612], qui n'est que le même sujet sous un autre titre. Sa Sophonisbe même n'a pas été la première qui aye ennobli les théâtres des derniers temps: celle du Tricin [613] l'avoit précédée en Italie, et celle du sieur de Mont-Chrestien en France [614]; et je voudrois que quelqu'un se voulût divertir à retoucher le Cid ou les Horaces [615], avec autant de retenue pour ma conduite et mes pensées que j'en ai eu pour celles de M. Mairet.

Vous trouverez en cette tragédie les caractères tels que chez Tite Live [616]; vous y verrez Sophonisbe avec le même attachement aux intérêts de son pays, et la même haine pour Rome qu'il lui attribue. Je lui prête un peu d'amour; mais elle règne sur lui, et ne daigne l'écouter qu'autant qu'il peut servir à ces passions dominantes qui règnent sur elle, et à qui elle sacrifie toutes les tendresses de son cœur, Massinisse, Syphax, sa propre vie [617]. Elle en fait son unique bonheur, et en soutient la gloire avec une fierté si noble et si élevée, que Lélius est contraint d'avouer lui-même qu'elle méritoit d'être née Romaine. Elle n'avoit point abandonné Syphax après deux défaites; elle étoit prête de [618] s'ensevelir avec lui sous les ruines de sa capitale, s'il y fût revenu s'enfermer avec elle après la perte d'une troisième bataille; mais elle vouloit qu'il mourût plutôt que d'accepter l'ignominie des fers et du triomphe où le réservoient les Romains; et elle avoit d'autant plus de droit d'attendre de lui cet effort de magnanimité, qu'elle s'étoit résolue à prendre ce parti pour elle, et qu'en Afrique c'étoit la coutume des rois de porter toujours sur eux du poison très-violent, pour s'épargner la honte de tomber vivants entre les mains de leurs ennemis [619]. Je ne sais si ceux qui l'ont blâmée de traiter avec trop de hauteur ce malheureux prince après sa disgrâce ont assez conçu la mortelle horreur qu'a dû exciter en cette grande âme la vue de ces fers qu'il lui apporte à partager; mais du moins ceux qui ont eu peine à souffrir qu'elle eût deux maris vivants ne se sont pas souvenus que les lois de Rome vouloient que le mariage se rompît par la captivité [620]. Celles de Carthage nous sont fort peu connues; mais il y a lieu de présumer, par l'exemple même de Sophonisbe, qu'elles étoient encore plus faciles à ces ruptures. Asdrubal, son père, l'avoit mariée à Massinisse avant que d'emmener ce jeune prince en Espagne, où il commandoit les armées de cette république; et néanmoins, durant le séjour qu'ils y firent, les Carthaginois la marièrent de nouveau à Syphax, sans user d'aucune formalité ni envers ce premier mari, ni envers ce père, qui demeura extrêmement surpris et irrité de l'outrage qu'ils avoient fait à sa fille et à son gendre. C'est ainsi que mon auteur appelle Massinisse [621], et c'est là-dessus que je le fais se fonder ici pour se ressaisir de Sophonisbe sans l'autorité des Romains, comme d'une femme qui étoit déjà à lui, et qu'il avoit épousée avant qu'elle fût à Syphax.

On s'est mutiné toutefois contre ces deux maris; et je m'en suis étonné d'autant plus que l'année dernière je ne m'aperçus point qu'on se scandalisât de voir, dans le Sertorius, Pompée mari de deux femmes vivantes, dont l'une venoit chercher un second mari aux yeux même de ce premier [622]. Je ne vois aucune apparence d'imputer cette inégalité de sentiments à l'ignorance du siècle, qui ne peut avoir oublié en moins d'un an cette facilité que les anciens avoient donnée aux divorces, dont il étoit si bien instruit alors; mais il y auroit quelque lieu de s'en prendre à ceux qui sachant mieux la Sophonisbe de M. Mairet que celle de Tite Live, se sont hâtés de condamner en la mienne tout ce qui n'étoit pas de leur connoissance, et n'ont pu faire cette réflexion, que la mort de Syphax étoit une fiction de M. Mairet, dont je ne pouvois me servir sans faire un pillage sur lui, et comme un attentat sur sa gloire [623]. Sa Sophonisbe est à lui: c'est son bien, qu'il ne faut pas lui envier; mais celle de Tite Live est à tout le monde. Le Tricin et Mont-Chrestien, qui l'ont fait revivre avant nous, n'ont assassiné aucun des deux rois: j'ai cru qu'il m'étoit permis de n'être pas plus cruel, et de garder la même fidélité à une histoire assez connue parmi ceux qui ont quelque teinture des livres, pour nous convier à ne la démentir pas [624].

J'accorde qu'au lieu d'envoyer du poison à Sophonisbe, Massinisse devoit soulever les troupes qu'il commandoit dans l'armée, s'attaquer à la personne de Scipion, se faire blesser par ses gardes, et tout percé de leurs coups, venir rendre les derniers soupirs aux pieds de cette princesse: c'eût été un amant parfait, mais ce n'eût pas été Massinisse. Que sait-on même si la prudence de Scipion n'avoit point donné de si bons ordres qu'aucun de ces emportements ne fût en son pouvoir? Je le marque assez pour en faire naître quelque pensée en l'esprit de l'auditeur judicieux et désintéressé, dont je laisse l'imagination libre sur cet article. S'il aime les héros fabuleux, il croira que Lélius et Éryxe, entrant dans le camp, y trouveront celui-ci mort de douleur, ou de sa main. Si les vérités lui plaisent davantage, il ne fera aucun doute qu'il ne s'y soit consolé aussi aisément que l'histoire nous en assure [625]. Ce que je fais dire de son désespoir à Mézétule [626] s'accommode avec l'une et l'autre de ces idées; et je n'ai peut-être encore fait rien de plus adroit pour le théâtre, que de tirer le rideau sur des déplaisirs qui devoient être si grands, et eurent si peu de durée.

Quoi qu'il en soit, comme je ne sais que les règles d'Aristote et d'Horace, et ne les sais pas même trop bien, je ne hasarde pas volontiers en dépit d'elles ces agréments surnaturels et miraculeux, qui défigurent quelquefois nos personnages autant qu'ils les embellissent, et détruisent l'histoire au lieu de la corriger. Ces grands coups de maître passent ma portée; je les laisse à ceux qui en savent plus que moi; et j'aime mieux qu'on me reproche d'avoir fait mes femmes trop héroïnes, par une ignorante et basse affectation de les faire ressembler aux originaux qui en sont venus jusqu'à nous, que de m'entendre louer d'avoir efféminé mes héros par une docte et sublime complaisance au goût de nos délicats [627], qui veulent de l'amour partout, et ne permettent qu'à lui de faire auprès d'eux la bonne ou mauvaise fortune de nos ouvrages.

Éryxe n'a point ici l'avantage de cette ressemblance qui fait la principale perfection des portraits: c'est une reine de ma façon, de qui ce poëme reçoit un grand ornement, et qui pourroit toutefois y passer en quelque sorte pour inutile, n'étoit qu'elle ajoute des motifs vraisemblables aux historiques, et sert tout ensemble d'aiguillon à Sophonisbe pour précipiter son mariage, et de prétexte aux Romains pour n'y point consentir. Les protestations d'amour que semble lui faire Massinisse au commencement de leur premier entretien [628] ne sont qu'un équivoque [629], dont le sens caché regarde cette autre reine. Ce qu'elle y répond fait voir qu'elle s'y méprend la première; et tant d'autres ont voulu s'y méprendre après elle, que je me suis cru obligé de vous en avertir.

Quand je ferai joindre cette tragédie à mes recueils, je pourrai l'examiner plus au long, comme j'ai fait les autres [630]; cependant je vous demande pour sa lecture un peu de cette faveur qui doit toujours pencher du côté de ceux qui travaillent pour le public, avec une attention sincère qui vous empêche d'y voir ce qui n'y est pas, et vous y laisse voir tout ce que j'y fais dire.

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