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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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SERTORIUS.
TRAGÉDIE.

ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

PERPENNA, AUFIDE.

PERPENNA.

D'où me vient ce désordre, Aufide, et que veut dire

Que mon cœur sur mes vœux garde si peu d'empire?

L'horreur que malgré moi me fait la trahison

Contre tout mon espoir révolte ma raison;

Et de cette grandeur sur le crime fondée,5

Dont jusqu'à ce moment m'a trop flatté l'idée,

L'image toute affreuse, au point d'exécuter,

Ne trouve plus en moi de bras à lui prêter.

En vain l'ambition qui presse mon courage,

D'un faux brillant d'honneur pare son noir ouvrage;10

En vain pour me soumettre à ses lâches efforts,

Mon âme a secoué le joug de cent remords:

Cette âme, d'avec soi tout à coup divisée,

Reprend de ces remords la chaîne mal brisée;

Et de Sertorius le surprenant bonheur15

Arrête une main prête à lui percer le cœur.

AUFIDE.

Quel honteux contre-temps de vertu délicate

S'oppose au beau succès de l'espoir qui vous flatte?

Et depuis quand, Seigneur, la soif du premier rang

Craint-elle de répandre un peu de mauvais sang?20

Avez-vous oublié cette grande maxime,

Que la guerre civile est le règne du crime;

Et qu'aux lieux où le crime a plein droit de régner,

L'innocence timide est seule à dédaigner?

L'honneur et la vertu sont des noms ridicules:25

Marius ni Carbon n'eurent point de scrupules;

Jamais Sylla, jamais....

PERPENNA.

Sylla ni Marius

N'ont jamais épargné le sang de leurs vaincus:

Tour à tour la victoire, autour d'eux en furie,

A poussé leur courroux jusqu'à la barbarie;30

Tour à tour le carnage et les proscriptions

Ont sacrifié Rome à leurs dissensions;

Mais leurs sanglants discords qui nous donnent des maîtres

Ont fait des meurtriers, et n'ont point fait de traîtres:

Leurs plus vastes fureurs jamais n'ont consenti35

Qu'aucun versât le sang de son propre parti;

Et dans l'un ni dans l'autre aucun n'a pris l'audace

D'assassiner son chef pour monter en sa place.

AUFIDE.

Vous y renoncez donc, et n'êtes plus jaloux

De suivre les drapeaux d'un chef moindre que vous?40

Ah! s'il faut obéir, ne faisons plus la guerre:

Prenons le même joug qu'a pris toute la terre.

Pourquoi tant de périls? pourquoi tant de combats?

Si nous voulons servir, Sylla nous tend les bras [474].

C'est mal vivre en Romain que prendre loi d'un homme;

Mais, tyran pour tyran, il vaut mieux vivre à Rome.

PERPENNA.

Vois mieux ce que tu dis quand tu parles ainsi.

Du moins la liberté respire encore ici:

De notre république à Rome anéantie,

On y voit refleurir la plus noble partie;50

Et cet asile ouvert aux illustres proscrits,

Réunit du sénat le précieux débris [475].

Par lui Sertorius gouverne ces provinces,

Leur impose tribut, fait des lois à leurs princes,

Maintient de nos Romains le reste indépendant;55

Mais comme tout parti demande un commandant,

Ce bonheur imprévu qui partout l'accompagne,

Ce nom qu'il s'est acquis chez les peuples d'Espagne....

AUFIDE.

Ah! c'est ce nom acquis avec trop de bonheur

Qui rompt votre fortune et vous ravit l'honneur [476]:60

Vous n'en sauriez douter, pour peu qu'il vous souvienne

Du jour que votre armée alla joindre la sienne [477],

Lors....

PERPENNA.

N'envenime point le cuisant souvenir

Que le commandement devoit m'appartenir.

Je le passois en nombre aussi bien qu'en noblesse;65

Il succomboit sans moi sous sa propre foiblesse:

Mais sitôt qu'il parut, je vis en moins de rien

Tout mon camp déserté pour repeupler le sien;

Je vis par mes soldats mes aigles arrachées

Pour se ranger sous lui voler vers ses tranchées;70

Et pour en colorer l'emportement honteux,

Je les suivis de rage, et m'y rangeai comme eux.

L'impérieuse aigreur de l'âpre jalousie

Dont en secret dès lors mon âme fut saisie

Grossit de jour en jour sous une passion75

Qui tyrannise encor plus que l'ambition:

J'adore Viriate; et cette grande reine,

Des Lusitaniens l'illustre souveraine,

Pourroit par son hymen me rendre sur les siens

Ce pouvoir absolu qu'il m'ôte sur les miens.80

Mais elle-même, hélas! de ce grand nom charmée,

S'attache au bruit heureux que fait sa renommée,

Cependant qu'insensible à ce qu'elle a d'appas

Il me dérobe un cœur qu'il ne demande pas.

De son astre opposé telle est la violence,85

Qu'il me vole partout même sans qu'il y pense,

Et que toutes les fois qu'il m'enlève mon bien,

Son nom fait tout pour lui sans qu'il en sache rien.

Je sais qu'il peut aimer et nous cacher sa flamme,

Mais je veux sur ce point lui découvrir mon âme;90

Et s'il peut me céder ce trône où je prétends,

J'immolerai ma haine à mes desirs contents;

Et je n'envierai plus le rang dont il s'empare,

S'il m'en assure autant chez ce peuple barbare,

Qui formé par nos soins, instruit de notre main,95

Sous notre discipline est devenu romain.

AUFIDE.

Lorsqu'on fait des projets d'une telle importance,

Les intérêts d'amour entrent-ils en balance?

Et si ces intérêts vous sont enfin si doux,

Viriate, lui mort, n'est-elle pas à vous?100

PERPENNA.

Oui; mais de cette mort la suite m'embarrasse.

Aurai-je sa fortune aussi bien que sa place?

Ceux dont il a gagné la croyance et l'appui

Prendront-ils même joie à m'obéir qu'à lui?

Et pour venger sa trame indignement coupée,105

N'arboreront-ils point l'étendard de Pompée?

AUFIDE.

C'est trop craindre, et trop tard: c'est dans votre festin [478]

Que ce soir par votre ordre on tranche son destin.

La trêve a dispersé l'armée à la campagne,

Et vous en commandez ce qui nous accompagne.110

L'occasion nous rit dans un si grand dessein;

Mais tel bras n'est à nous que jusques à demain:

Si vous rompez le coup, prévenez les indices [479];

Perdez Sertorius ou perdez vos complices.

Craignez ce qu'il faut craindre: il en est parmi nous115

Qui pourroient bien avoir même remords que vous [480];

Et si vous différez.... Mais le tyran arrive.

Tâchez d'en obtenir l'objet qui vous captive;

Et je prierai les dieux que dans cet entretien

Vous ayez assez d'heur pour n'en obtenir rien.120

SCÈNE II.

SERTORIUS, PERPENNA.

SERTORIUS.

Apprenez un dessein qui me vient de surprendre.

Dans deux heures Pompée en ce lieu se doit rendre:

Il veut sur nos débats conférer avec moi,

Et pour toute assurance il ne prend que ma foi.

PERPENNA.

La parole suffit entre les grands courages;125

D'un homme tel que vous la foi vaut cent otages:

Je n'en suis point surpris; mais ce qui me surprend,

C'est de voir que Pompée ait pris le nom de Grand [481],

Pour faire encore au vôtre entière déférence,

Sans vouloir de lieu neutre à cette conférence.130

C'est avoir beaucoup fait que d'avoir jusque-là

Fait descendre l'orgueil des héros de Sylla.

SERTORIUS.

S'il est plus fort que nous, ce n'est plus en Espagne,

Où nous forçons les siens de quitter la campagne,

Et de se retrancher dans l'empire douteux135

Que lui souffre à regret une province ou deux,

Qu'à sa fortune lasse il craint que je n'enlève,

Sitôt que le printemps aura fini la trêve.

C'est l'heureuse union de vos drapeaux aux miens

Qui fait ces beaux succès qu'à toute heure j'obtiens;140

C'est à vous que je dois ce que j'ai de puissance:

Attendez tout aussi de ma reconnoissance.

Je reviens à Pompée, et pense deviner

Quels motifs jusqu'ici peuvent nous l'amener.

Comme il trouve avec nous peu de gloire à prétendre,

Et qu'au lieu d'attaquer il a peine à défendre,

Il voudroit qu'un accord avantageux ou non

L'affranchît d'un emploi qui ternit ce grand nom;

Et chatouillé d'ailleurs par l'espoir qui le flatte,

De faire avec plus d'heur la guerre à Mithridate,150

Il brûle d'être à Rome, afin d'en recevoir

Du maître qu'il s'y donne et l'ordre et le pouvoir.

PERPENNA.

J'aurois cru qu'Aristie ici réfugiée,

Que forcé par ce maître il a répudiée [482],

Par un reste d'amour l'attirât en ces lieux155

Sous une autre couleur lui faire ses adieux;

Car de son cher tyran l'injustice fut telle,

Qu'il ne lui permit pas de prendre congé d'elle.

SERTORIUS.

Cela peut être encor: ils s'aimoient chèrement [483];

Mais il pourroit ici trouver du changement.160

L'affront pique à tel point le grand cœur d'Aristie,

Que sa première flamme en haine convertie,

Elle cherche bien moins un asile chez nous

Que la gloire d'y prendre un plus illustre époux.

C'est ainsi qu'elle parle, et m'offre l'assistance165

De ce que Rome encore a de gens d'importance,

Dont les uns ses parents, les autres ses amis,

Si je veux l'épouser, ont pour moi tout promis.

Leurs lettres en font foi, qu'elle me vient de rendre.

Voyez avec loisir ce que j'en dois attendre:170

Je veux bien m'en remettre à votre sentiment.

PERPENNA.

Pourriez-vous bien, Seigneur, balancer un moment,

A moins d'une secrète et forte antipathie

Qui vous montre un supplice en l'hymen d'Aristie?

Voyant ce que pour dot Rome lui veut donner,175

Vous n'avez aucun lieu de rien examiner.

SERTORIUS.

Il faut donc Perpenna, vous faire confidence

Et de ce que je crains, et de ce que je pense.

J'aime ailleurs. A mon âge il sied si mal d'aimer,

Que je le cache même à qui m'a su charmer;180

Mais tel que je puis être, on m'aime, ou pour mieux dire,

La reine Viriate à mon hymen aspire:

Elle veut que ce choix de son ambition

De son peuple avec nous commence l'union,

Et qu'ensuite à l'envi mille autres hyménées185

De nos deux nations l'une à l'autre enchaînées

Mêlent si bien le sang et l'intérêt commun,

Qu'ils réduisent bientôt les deux peuples en un.

C'est ce qu'elle prétend pour digne récompense

De nous avoir servis avec cette constance190

Qui n'épargne ni biens ni sang de ses sujets

Pour affermir ici nos généreux projets:

Non qu'elle me l'ai dit, ou quelque autre pour elle;

Mais j'en vois chaque jour quelque marque fidèle;

Et comme ce dessein n'est plus pour moi douteux,195

Je ne puis l'ignorer qu'autant que je le veux.

Je crains donc de l'aigrir si j'épouse Aristie,

Et que de ses sujets la meilleure partie,

Pour venger ce mépris et servir son courroux,

Ne tourne obstinément ses armes contre nous.200

Auprès d'un tel malheur, pour nous irréparable,

Ce qu'on promet pour l'autre est peu considérable;

Et sous un faux espoir de nous mieux établir,

Ce renfort accepté pourroit nous affoiblir.

Voilà ce qui retient mon esprit en balance.205

Je n'ai pour Aristie aucune répugnance;

Et la Reine à tel point n'asservit pas mon cœur,

Qu'il ne fasse encor tout pour le commun bonheur.

PERPENNA.

Cette crainte, Seigneur, dont votre âme est gênée,

Ne doit pas d'un moment retarder l'hyménée.210

Viriate, il est vrai, pourra s'en émouvoir;

Mais que sert la colère où manque le pouvoir?

Malgré sa jalousie et ses vaines menaces,

N'êtes-vous pas toujours le maître de ses places?

Les siens, dont vous craignez le vif ressentiment,215

Ont-ils dans votre armée aucun commandement?

Des plus nobles d'entre eux et des plus grands courages

N'avez-vous pas les fils dans Osca [484] pour otages?

Tous leurs chefs sont Romains; et leurs propres soldats

Dispersés dans nos rangs ont fait tant de combats,220

Que la vieille amitié qui les attache aux nôtres

Leur fait aimer nos lois et n'en vouloir point d'autres.

Pourquoi donc tant les craindre, et pourquoi refuser...?

SERTORIUS.

Vous-même, Perpenna, pourquoi tant déguiser?

Je vois ce qu'on m'a dit: vous aimez Viriate;225

Et votre amour caché dans vos raisons éclate.

Mais les raisonnements sont ici superflus;

Dites que vous l'aimez, et je ne l'aime plus.

Parlez: je vous dois tant, que ma reconnoissance

Ne peut être sans honte un moment en balance.230

PERPENNA.

L'aveu que vous voulez à mon cœur est si doux,

Que j'ose....

SERTORIUS.

C'est assez: je parlerai pour vous.

PERPENNA.

Ah! Seigneur, c'en est trop; et....

SERTORIUS.

Point de repartie:

Tous mes vœux sont déjà du côté d'Aristie;

Et je l'épouserai, pourvu qu'en même jour235

La Reine se résolve à payer votre amour;

Car quoi que vous disiez, je dois craindre sa haine,

Et fuirois à ce prix cette illustre Romaine.

La voici: laissez-moi ménager son esprit;

Et voyez cependant de quel air on m'écrit.240

SCÈNE III.

SERTORIUS, ARISTIE.

ARISTIE.

Ne vous offensez pas si dans mon infortune

Ma foiblesse me force à vous être importune:

Non pas pour mon hymen: les suites d'un tel choix

Méritent qu'on y pense un peu plus d'une fois;

Mais vous pouvez, Seigneur, joindre à mes espérances245

Contre un péril nouveau nouvelles assurances.

J'apprends qu'un infidèle, autrefois mon époux,

Vient jusque dans ces murs conférer avec vous.

L'ordre de son tyran et sa flamme inquiète

Me pourront envier l'honneur de ma retraite:250

L'un en prévoit la suite, et l'autre en craint l'éclat;

Et tous les deux contre elle ont leurs raisons d'État [485].

Je vous demande donc sûreté tout entière

Contre la violence et contre la prière,

Si par l'une ou par l'autre il veut se ressaisir255

De ce qu'il ne peut voir ailleurs sans déplaisir.

SERTORIUS.

Il en a lieu, Madame: un si rare mérite

Semble croître de prix quand par force on le quitte;

Mais vous avez ici sûreté contre tous,

Pourvu que vous puissiez en trouver contre vous,

Et que contre un ingrat dont l'amour fut si tendre,

Lorsqu'il vous parlera, vous sachiez vous défendre.

On a peine à haïr ce qu'on a bien aimé,

Et le feu mal éteint est bientôt rallumé.

ARISTIE.

L'ingrat, par son divorce en faveur d'Émilie,265

M'a livrée aux mépris [486] de toute l'Italie.

Vous savez à quel point mon courage est blessé;

Mais s'il se dédisoit d'un outrage forcé,

S'il chassoit Émilie et me rendoit ma place,

J'aurois peine, Seigneur, à lui refuser grâce;270

Et tant que je serai maîtresse de ma foi,

Je me dois toute à lui, s'il revient tout à moi.

SERTORIUS.

En vain donc je me flatte; en vain j'ose, Madame,

Promettre à mon esprit quelque part en votre âme:

Pompée en est encor l'unique souverain.275

Tous vos ressentiments n'offrent que votre main;

Et quand par ses refus j'aurai droit d'y prétendre,

Le cœur, toujours à lui, ne voudra pas se rendre.

ARISTIE.

Qu'importe de mon cœur, si je sais mon devoir,

Et si mon hyménée enfle votre pouvoir?280

Vous ravaleriez-vous jusques à la bassesse [487]

D'exiger de ce cœur des marques de tendresse,

Et de les préférer à ce qu'il fait d'effort

Pour braver mon tyran et relever mon sort?

Laissons, Seigneur, laissons pour les petites âmes285

Ce commerce rampant de soupirs et de flammes;

Et ne nous unissons que pour mieux soutenir

La liberté que Rome est prête à voir finir.

Unissons ma vengeance à votre politique,

Pour sauver des abois toute la République:290

L'hymen seul peut unir des intérêts si grands.

Je sais que c'est beaucoup que ce que je prétends;

Mais dans ce dur exil que mon tyran m'impose,

Le rebut de Pompée est encor quelque chose;

Et j'ai des sentiments trop nobles ou trop vains295

Pour le porter ailleurs qu'au plus grand des Romains.

SERTORIUS.

Ce nom ne m'est pas dû, je suis....

ARISTIE.

Ce que vous faites

Montre à tout l'univers, Seigneur, ce que vous êtes;

Mais quand même ce nom sembleroit trop pour vous,

Du moins mon infidèle est d'un rang au-dessous:300

Il sert dans son parti, vous commandez au vôtre;

Vous êtes chef de l'un, et lui sujet dans l'autre [488];

Et son divorce enfin, qui m'arrache sa foi,

L'y laisse par Sylla plus opprimé que moi,

Si votre hymen m'élève à la grandeur sublime,305

Tandis qu'en l'esclavage un autre hymen l'abîme.

Mais, Seigneur, je m'emporte, et l'excès d'un tel heur

Me fait vous en parler avec trop de chaleur.

Tout mon bien est encor dedans l'incertitude:

Je n'en conçois l'espoir qu'avec inquiétude;310

Et je craindrai toujours d'avoir trop prétendu,

Tant que de cet espoir vous m'ayez répondu.

Vous me pouvez d'un mot assurer ou confondre.

SERTORIUS.

Mais, Madame, après tout, que puis-je vous répondre?

De quoi vous assurer, si vous-même parlez315

Sans être sûre encor de ce que vous voulez?

De votre illustre hymen je sais les avantages;

J'adore les grands noms que j'en ai pour otages,

Et vois que leur secours, nous rehaussant le bras,

Auroit bientôt jeté la tyrannie à bas;320

Mais cette attente aussi pourroit se voir trompée

Dans l'offre d'une main qui se garde à Pompée,

Et qui n'étale ici la grandeur d'un tel bien

Que pour me tout promettre et ne me donner rien.

ARISTIE.

Si vous vouliez ma main par choix de ma personne,325

Je vous dirois, Seigneur: «Prenez, je vous la donne;

Quoi que veuille Pompée, il le voudra trop tard.»

Mais comme en cet hymen l'amour n'a point de part,

Qu'il n'est qu'un pur effet de noble politique,

Souffrez que je vous die [489], afin que je m'explique,330

Que quand j'aurois pour dot un million de bras,

Je vous donne encor plus en ne l'achevant pas.

Si je réduis Pompée à chasser Émilie,

Peut-il, Sylla régnant, regarder l'Italie?

Ira-t-il se livrer à son juste courroux?335

Non, non: si je le gagne, il faut qu'il vienne à vous.

Ainsi par mon hymen vous avez assurance [490]

Que mille vrais Romains prendront votre défense;

Mais si j'en romps l'accord pour lui rendre mes vœux,

Vous aurez ces Romains et Pompée avec eux;340

Vous aurez ses amis par ce nouveau divorce;

Vous aurez du tyran la principale force,

Son armée, ou du moins ses plus braves soldats,

Qui de leur général voudront suivre les pas;

Vous marcherez vers Rome à communes enseignes.345

Il sera temps alors, Sylla, que tu me craignes.

Tremble, et crois voir bientôt trébucher ta fierté,

Si je puis t'enlever ce que tu m'as ôté.

Pour faire de Pompée un gendre de ta femme [491],

Tu l'as fait un parjure, un méchant, un infâme;350

Mais s'il me laisse encor quelques droits sur son cœur,

Il reprendra sa foi, sa vertu, son honneur:

Pour rentrer dans mes fers il brisera tes chaînes,

Et nous t'accablerons sous [492] nos communes haines.

J'abuse trop, Seigneur, d'un précieux loisir;355

Voilà vos intérêts: c'est à vous de choisir.

Si votre amour trop prompt veut borner sa conquête,

Je vous le dis encor, ma main est toute prête.

Je vous laisse y penser: surtout souvenez-vous

Que ma gloire en ces lieux me demande un époux;360

Qu'elle ne peut souffrir que ma fuite m'y range

En captive de guerre, au péril d'un échange,

Qu'elle veut un grand homme à recevoir ma foi,

Qu'après vous et Pompée il n'en est point pour moi,

Et que....

SERTORIUS.

Vous le verrez, et saurez sa pensée.365

ARISTIE.

Adieu, Seigneur: j'y suis la plus intéressée,

Et j'y vais préparer mon reste de pouvoir.

SERTORIUS.

Moi, je vais donner ordre à le bien recevoir [493].

Dieux, souffrez qu'à mon tour avec vous je m'explique.

Que c'est un sort cruel d'aimer par politique!370

Et que ses intérêts sont d'étranges malheurs,

S'ils font donner la main quand le cœur est ailleurs!

FIN DU PREMIER ACTE.

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