← Retour

Œuvres de P. Corneille, Tome 06

16px
100%

ACTE II.


SCÈNE PREMIÈRE.

ÉRYXE, BARCÉE.

ÉRYXE.

Quel désordre, Barcée, ou plutôt quel supplice,

M'apprêtoit la victoire à revoir Massinisse!

Et que de mon destin l'obscure trahison

Sur mes souhaits remplis a versé de poison!390

Syphax est prisonnier; Cyrthe toute éperdue

A ce triste spectacle aussitôt s'est rendue.

Sophonisbe, en dépit de toute sa fierté,

Va gémir à son tour dans la captivité:

Le ciel finit la mienne, et je n'ai plus de chaînes395

Que celles qu'avec gloire on voit porter aux reines;

Et lorsqu'aux mêmes fers je crois voir mon vainqueur,

Je doute, en le voyant, si j'ai part en son cœur.

En vain l'impatience à le chercher m'emporte,

En vain de ce palais je cours jusqu'à la porte,400

Et m'ose figurer, en cet heureux moment,

Sa flamme impatiente et forte également:

Je l'ai vu, mais surpris, mais troublé de ma vue;

Il n'étoit point lui-même alors qu'il m'a reçue,

Et ses yeux égarés marquoient un embarras405

A faire assez juger qu'il ne me cherchoit pas.

J'ai vanté sa victoire, et je me suis flattée

Jusqu'à m'imaginer que j'étois écoutée;

Mais quand pour me répondre il s'est fait un effort,

Son compliment au mien n'a point eu de rapport;410

Et j'ai trop vu par là qu'un si profond silence

Attachoit sa pensée ailleurs qu'à ma présence,

Et que l'emportement d'un entretien secret

Sous un front attentif cachoit l'esprit distrait.

BARCÉE.

Les soins d'un conquérant vous donnent trop d'alarmes.

C'est peu que devant lui Cyrthe ait mis bas les armes,

Qu'elle se soit rendue, et qu'un commun effroi

L'ait fait à tout son peuple accepter pour son roi;

Il lui faut s'assurer des places et des portes,

Pour en demeurer maître y poster [653] ses cohortes:420

Ce devoir se préfère aux soucis les plus doux;

Et s'il en étoit quitte, il seroit tout à vous.

ÉRYXE.

Il me l'a dit lui-même alors qu'il m'a quittée;

Mais j'ai trop vu d'ailleurs son âme inquiétée;

Et de quelque couleur que tu couvres ses soins,425

Sa nouvelle conquête en occupe le moins.

Sophonisbe, en un mot, et captive et pleurante,

L'emporte sur Éryxe et reine et triomphante;

Et si je m'en rapporte à l'accueil différent,

Sa disgrâce peut plus qu'un sceptre qu'on me rend.430

Tu l'as pu remarquer. Du moment qu'il l'a vue,

Ses troubles ont cessé, sa joie est revenue:

Ces charmes à Carthage autrefois adorés

Ont soudain réuni ses regards égarés.

Tu l'as vue étonnée, et tout ensemble altière,435

Lui demander l'honneur d'être sa prisonnière,

Le prier fièrement qu'elle pût en ses mains

Éviter le triomphe et les fers des Romains [654].

Son orgueil, que ses pleurs sembloient vouloir dédire,

Trouvoit l'art en pleurant d'augmenter son empire;440

Et sûre du succès, dont cet art répondoit,

Elle prioit bien moins qu'elle ne commandoit.

Aussi sans balancer il a donné parole

Qu'elle ne seroit point traînée au Capitole,

Qu'il en sauroit trouver un moyen assuré;445

En lui tendant la main, sur l'heure il l'a juré,

Et n'eût pas borné là son ardeur renaissante,

Mais il s'est souvenu qu'enfin j'étois présente;

Et les ordres qu'aux siens il avoit à donner

Ont servi de prétexte à nous abandonner.450

Que dis-je? pour moi seule affectant cette fuite,

Jusqu'au fond du palais des yeux il l'a conduite;

Et si tu t'en souviens, j'ai toujours soupçonné

Que cet amour jamais [655] ne fut déraciné,

Chez moi, dans Hyarbée [656], où le mien trop facile455

Prêtoit à sa déroute un favorable asile,

Détrôné, vagabond, et sans appui que moi,

Quand j'ai voulu parler contre ce cœur sans foi,

Et qu'à cette infidèle imputant sa misère,

J'ai cru surprendre un mot de haine ou de colère,460

Jamais son feu secret n'a manqué de détours

Pour me forcer moi-même à changer de discours;

Ou si je m'obstinois à le faire répondre,

J'en tirois pour tout fruit de quoi mieux me confondre,

Et je n'en arrachois que de profonds hélas,465

Et qu'enfin son amour ne la méritoit pas.

Juge, par ces soupirs [657] que produisoit l'absence,

Ce qu'à leur entrevue a produit la présence.

BARCÉE.

Elle a produit sans doute un effet de pitié,

Où se mêle peut-être une ombre d'amitié.470

Vous savez qu'un cœur noble et vraiment magnanime,

Quand il bannit l'amour, aime à garder l'estime;

Et que bien qu'offensé par le choix d'un mari,

Il n'insulte jamais à ce qu'il a chéri.

Mais quand bien vous auriez tout lieu de vous en plaindre,

Sophonisbe, après tout, n'est point pour vous à craindre:

Eût-elle tout son cœur, elle l'auroit en vain,

Puisqu'elle est hors d'état de recevoir sa main.

Il vous la doit, Madame.

ÉRYXE.

Il me la doit, Barcée;

Mais que sert une main par le devoir forcée?480

Et qu'en auroit le don pour moi de précieux,

S'il faut que son esclave ait son cœur à mes yeux?

Je sais bien que des rois la fière destinée

Souffre peu que l'amour règle leur hyménée,

Et que leur union souvent, pour leur malheur,485

N'est que du sceptre au sceptre, et non du cœur au cœur;

Mais je suis au-dessus de cette erreur commune:

J'aime en lui sa personne autant que sa fortune;

Et je n'en exigeai qu'il reprît ses États

Que de peur que mon peuple en fît trop peu de cas.490

Des actions des rois ce téméraire arbitre

Dédaigne insolemment ceux qui n'ont que le titre.

Jamais d'un roi sans trône il n'eût souffert la loi,

Et ce mépris peut-être eût passé jusqu'à moi.

Il falloit qu'il lui vît sa couronne à la tête,495

Et que ma main devînt sa dernière conquête,

Si nous voulions régner avec l'autorité

Que le juste respect doit à la dignité.

J'aime donc Massinisse, et je prétends qu'il m'aime:

Je l'adore, et je veux qu'il m'adore de même;500

Et pour moi son hymen seroit un long ennui,

S'il n'étoit tout à moi, comme moi toute à lui.

Ne t'étonne donc point de cette jalousie

Dont, à ce froid abord, mon âme s'est saisie;

Laisse-la-moi souffrir, sans me la reprocher;505

Sers-la, si tu le peux, et m'aide à la cacher.

Pour juste aux yeux de tous qu'en puisse être la cause,

Une femme jalouse à cent mépris s'expose;

Plus elle fait de bruit, moins on en fait d'état,

Et jamais ses soupçons n'ont qu'un honteux éclat.510

Je veux donner aux miens une route diverse,

A ces amants suspects laisser libre commerce,

D'un œil indifférent en regarder le cours,

Fuir toute occasion de troubler leur discours [658],

Et d'un hymen douteux éviter le supplice,515

Tant que je douterai du cœur de Massinisse.

Le voici: nous verrons, par son empressement,

Si je me suis trompée en ce pressentiment.

SCÈNE II.

MASSINISSE, ÉRYXE, BARCÉE, MÉZÉTULLE.

MASSINISSE.

Enfin, maître absolu des murs et de la ville,

Je puis vous rapporter un esprit plus tranquille,520

Madame, et voir céder en ce reste du jour

Les soins de la victoire aux douceurs de l'amour.

Je n'aurois plus de lieu d'aucune inquiétude [659],

N'étoit que je ne puis sortir d'ingratitude,

Et que dans mon bonheur il n'est pas bien en moi525

De m'acquitter jamais de ce que je vous doi.

Les forces qu'en mes mains vos bontés ont remises

Vous ont laissée en proie à de lâches surprises,

Et me rendoient ailleurs ce qu'on m'avoit ôté,

Tandis qu'on vous ôtoit et sceptre et liberté.530

Ma première victoire a fait votre esclavage;

Celle-ci, qui le brise, est encor votre ouvrage;

Mes bons destins par vous ont eu tout leur effet,

Et je suis seulement ce que vous m'avez fait.

Que peut donc tout l'effort de ma reconnoissance,535

Lorsque je tiens de vous ma gloire et ma puissance?

Et que vous puis-je offrir que votre propre bien,

Quand je vous offrirai votre sceptre et le mien [660]?

ÉRYXE.

Quoi qu'on puisse devoir, aisément on s'acquitte,

Seigneur, quand on se donne avec tant de mérite:540

C'est un rare présent qu'un véritable roi,

Qu'a rendu sa victoire enfin digne de moi.

Si dans quelques malheurs pour vous je suis tombée,

Nous pourrons en parler un jour dans Hyarbée,

Lorsqu'on nous y verra dans un rang souverain,545

La couronne à la tête, et le sceptre à la main.

Ici nous ne savons encor ce que nous sommes:

Je tiens tout fort douteux tant qu'il dépend des hommes,

Et n'ose m'assurer que nos amis jaloux [661]

Consentent l'union des deux trônes en nous.550

Ce qu'avec leurs héros vous avez de pratique

Vous a dû mieux qu'à moi montrer leur politique.

Je ne vous en dis rien: un souci plus pressant,

Et si je l'ose dire, assez embarrassant,

Où même ainsi que vous la pitié m'intéresse,555

Vous doit inquiéter touchant votre promesse:

Dérober Sophonisbe au pouvoir des Romains,

C'est un pénible ouvrage, et digne de vos mains;

Vous devez y penser.

MASSINISSE.

Un peu trop téméraire,

Peut-être ai-je promis plus que je ne puis faire.560

Les pleurs de Sophonisbe ont surpris ma raison [662].

L'opprobre du triomphe est pour elle un poison;

Et j'ai cru que le ciel l'avoit assez punie,

Sans la livrer moi-même à tant d'ignominie.

Madame, il est bien dur de voir déshonorer565

L'autel où tant de fois on s'est plu d'adorer,

Et l'âme ouverte aux biens que le ciel lui renvoie

Ne peut rien refuser dans ce comble de joie.

Mais quoi que ma promesse ait de difficultés,

L'effet en est aisé, si vous y consentez.570

ÉRYXE.

Si j'y consens! bien plus, Seigneur, je vous en prie.

Voyez s'il faut agir de force ou d'industrie;

Et concertez ensemble en toute liberté

Ce que dans votre esprit vous avez projeté.

Elle vous cherche exprès.

SCÈNE III.

MASSINISSE, ÉRYXE, SOPHONISBE, BARCÉE, HERMINIE, MÉZÉTULLE [663].

ÉRYXE.

Tout a changé de face,575

Madame, et les destins vous ont mise en ma place.

Vous me deviez servir malgré tout mon courroux,

Et je fais à présent même chose pour vous:

Je vous l'avois promis, et je vous tiens parole.

SOPHONISBE.

Je vous suis obligée; et ce qui m'en console,580

C'est que, tout peut changer une seconde fois;

Et je vous rendrai lors tout ce que je vous dois.

ÉRYXE.

Si le ciel jusque-là vous en laisse incapable,

Vous pourrez quelque temps être ma redevable,

Non tant d'avoir parlé, d'avoir prié pour vous,585

Comme de vous céder un entretien si doux.

Voyez si c'est vous rendre un fort méchant office

Que vous abandonner le prince Massinisse.

SOPHONISBE.

Ce n'est pas mon dessein de vous le dérober.

ÉRYXE.

Peut-être en ce dessein pourriez-vous succomber;

Mais, Seigneur, quel qu'il soit, je n'y mets point d'obstacles

Un héros, comme un dieu, peut faire des miracles;

Et s'il faut mon aveu pour en venir à bout,

Soyez sûr de nouveau que je consens à tout.

Adieu.

SCÈNE IV [664].

MASSINISSE, SOPHONISBE, HERMINIE, MÉZÉTULLE.

SOPHONISBE.

Pardonnez-vous à cette inquiétude595

Que fait de mon destin la triste incertitude,

Seigneur? et cet espoir que vous m'avez donné

Vous fera-t-il aimer d'en être importuné?

Je suis Carthaginoise, et d'un sang que vous-même

N'avez que trop jugé digne du diadème:600

Jugez par là l'excès de ma confusion

A me voir attachée au char de Scipion;

Et si ce qu'entre nous on vit d'intelligence

Ne vous convaincra point d'une indigne vengeance,

Si vous écoutez plus de vieux ressentiments605

Que le sacré respect de vos derniers serments.

Je fus ambitieuse, inconstante et parjure [665]:

Plus votre amour fut grand, plus grande en est l'injure:

Mais plus il a paru, plus il vous fait de lois

Pour défendre l'honneur de votre premier choix;610

Et plus l'injure est grande, et d'autant mieux éclate

La générosité de servir une ingrate

Que votre bras lui-même a mise hors d'état

D'en pouvoir dignement reconnoître l'éclat.

MASSINISSE.

Ah! si vous m'en devez quelque reconnoissance,615

Cessez de vous en faire une fausse impuissance:

De quelque dur revers que vous sentiez les coups,

Vous pouvez plus pour moi que je ne puis pour vous.

Je dis plus: je ne puis pour vous aucune chose,

A moins qu'à m'y servir ce revers vous dispose.620

J'ai promis, mais sans vous j'aurai promis en vain;

J'ai juré, mais l'effet dépend de votre main;

Autre qu'elle en ces lieux ne peut briser vos chaînes:

En un mot le triomphe est un supplice aux reines;

La femme du vaincu ne le peut éviter,625

Mais celle du vainqueur n'a rien à redouter.

De l'une il est aisé que vous deveniez l'autre;

Votre main par mon sort peut relever le vôtre;

Mais vous n'avez qu'une heure, ou plutôt qu'un moment,

Pour résoudre votre âme à ce grand changement.630

Demain Lélius entre, et je ne suis plus [666] maître;

Et quelque amour en moi que vous voyiez renaître,

Quelques charmes en vous qui puissent me ravir,

Je ne puis que vous plaindre, et non pas vous servir.

C'est vous parler sans doute avec trop de franchise;635

Mais le péril....

SOPHONISBE.

De grâce, excusez ma surprise.

Syphax encor vivant, voulez-vous qu'aujourd'hui....

MASSINISSE.

Vous me fûtes promise auparavant qu'à lui;

Et cette foi donnée et reçue à Carthage,

Quand vous voudrez m'aimer, d'avec lui vous dégage.640

Si de votre personne il s'est vu possesseur,

Il en fut moins l'époux que l'heureux ravisseur;

Et sa captivité qui rompt cet hyménée [667]

Laisse votre main libre et la sienne enchaînée.

Rendez-vous à vous-même; et s'il vous peut venir645

De notre amour passé quelque doux souvenir,

Si ce doux souvenir peut avoir quelque force....

SOPHONISBE.

Quoi? vous pourriez m'aimer après un tel divorce,

Seigneur, et recevoir de ma légèreté

Ce que vous déroba tant d'infidélité?650

MASSINISSE.

N'attendez point, Madame, ici que je vous die

Que je ne vous impute aucune perfidie;

Que mon peu de mérite et mon trop de malheur

Ont seuls forcé Carthage à forcer votre cœur;

Que votre changement n'éteignit point ma flamme,655

Qu'il ne vous ôta point l'empire de mon âme;

Et que si j'ai porté la guerre en vos États,

Vous étiez la conquête où prétendoit mon bras.

Quand le temps est trop cher pour le perdre en paroles,

Toutes ces vérités sont des discours frivoles:660

Il faut ménager mieux ce moment de pouvoir.

Demain Lélius entre; il le peut dès ce soir:

Avant son arrivée assurez votre empire.

Je vous aime, Madame, et c'est assez vous dire.

Je n'examine point quels sentiments pour moi665

Me rendront les effets d'une première foi:

Que votre ambition, que votre amour choisisse;

L'opprobre est d'un côté, de l'autre Massinisse.

Il faut aller à Rome ou me donner la main:

Ce grand choix ne se peut différer à demain,670

Le péril presse autant que mon impatience;

Et quoi que mes succès m'offrent de confiance,

Avec tout mon amour, je ne puis rien pour vous,

Si demain Rome en moi ne trouve votre époux [668].

SOPHONISBE.

Il faut donc qu'à mon tour je parle avec franchise,675

Puisqu'un péril si grand ne veut point de remise.

L'hymen que vous m'offrez peut rallumer mes feux,

Et pour briser mes fers rompre tous autres nœuds;

Mais avant qu'il vous rende à votre prisonnière,

Je veux que vous voyiez [669] son âme toute entière,680

Et ne puissiez un jour vous plaindre avec sujet

De n'avoir pas bien vu ce que vous aurez fait.

Quand j'épousai Syphax, je n'y fus point forcée:

De quelques traits pour vous que l'amour m'eût blessée,

Je vous quittai sans peine, et tous mes vœux trahis685

Cédèrent avec joie au bien de mon pays.

En un mot, j'ai reçu du ciel pour mon partage

L'aversion de Rome et l'amour de Carthage.

Vous aimez Lélius, vous aimez Scipion,

Vous avez lieu d'aimer toute leur nation;690

Aimez-la, j'y consens, mais laissez-moi ma haine [670].

Tant que vous serez roi, souffrez que je sois reine,

Avec la liberté d'aimer et de haïr,

Et sans nécessité de craindre ou d'obéir.

Voilà quelle je suis, et quelle je veux être.695

J'accepte votre hymen, mais pour vivre sans maître,

Et ne quitterois point l'époux que j'avois pris,

Si Rome se pouvoit éviter qu'à ce prix.

A ces conditions me voulez-vous pour femme?

MASSINISSE.

A ces conditions prenez toute mon âme;700

Et s'il vous faut encor quelques nouveaux serments....

SOPHONISBE.

Ne perdez point, Seigneur, ces précieux moments;

Et puisque sans contrainte il m'est permis de vivre,

Faites tout préparer; je m'apprête à vous suivre.

MASSINISSE.

J'y vais; mais de nouveau gardez que Lélius....705

SOPHONISBE.

Cessez de vous gêner par des soins superflus;

J'en connois l'importance, et vous rejoins au temple.

SCÈNE V.

SOPHONISBE, HERMINIE.

SOPHONISBE.

Tu vois, mon bonheur passe et l'espoir et l'exemple;

Et c'est, pour peu qu'on aime, une extrême douceur

De pouvoir accorder sa gloire avec son cœur;710

Mais c'en est une ici bien autre, et sans égale,

D'enlever, et sitôt, ce prince à ma rivale,

De lui faire tomber le triomphe des mains [671],

Et prendre sa conquête aux yeux de ses Romains.

Peut-être avec le temps j'en aurai l'avantage715

De l'arracher à Rome, et le rendre à Carthage;

Je m'en réponds déjà sur le don de sa foi:

Il est à mon pays puisqu'il est tout à moi.

A ce nouvel hymen c'est ce qui me convie,

Non l'amour, non la peur de me voir asservie:720

L'esclavage aux grands cœurs n'est point à redouter;

Alors qu'on sait mourir, on sait tout éviter;

Mais comme enfin la vie est bonne à quelque chose,

Ma patrie elle-même à ce trépas s'oppose,

Et m'en désavoueroit, si j'osois me ravir725

Les moyens que l'amour m'offre de la servir.

Le bonheur surprenant de cette préférence

M'en donne une assez juste et flatteuse espérance.

Que ne pourrai-je point si, dès qu'il m'a pu voir,

Mes yeux d'une autre reine ont détruit le pouvoir!730

Tu l'as vu comme moi, qu'aucun retour vers elle

N'a montré qu'avec peine il lui fût infidèle:

Il ne l'a point nommée, et pas même un soupir

N'en a fait soupçonner le moindre souvenir.

HERMINIE.

Ce sont grandes douceurs que le ciel vous renvoie;735

Mais il manque le comble à cet excès de joie,

Dont vous vous sentiriez encor bien mieux saisir,

Si vous voyiez qu'Éryxe en eût du déplaisir.

Elle est indifférente, ou plutôt insensible:

A vous servir contre elle elle fait son possible,740

Quand vous prenez plaisir à troubler son discours,

Elle en prend à laisser au vôtre un libre cours;

Et ce héros enfin que votre soin obsède

Semble ne vous offrir que ce qu'elle vous cède.

Je voudrois qu'elle vît un peu plus son malheur,745

Qu'elle en fît hautement éclater la douleur;

Que l'espoir inquiet de se voir son épouse

Jetât un plein désordre en son âme jalouse;

Que son amour pour lui fût sans bonté pour vous.

SOPHONISBE.

Que tu te connois mal en sentiments jaloux!750

Alors qu'on l'est si peu qu'on ne pense pas l'être,

On n'y réfléchit point, on laisse tout paroître;

Mais quand on l'est assez pour s'en apercevoir,

On met tout son possible à n'en laisser rien voir.

Éryxe, qui connoît et qui hait sa foiblesse,755

La renferme au dedans, et s'en rend la maîtresse;

Mais cette indifférence où tant d'orgueil se joint

Ne part que d'un dépit jaloux au dernier point;

Et sa fausse bonté se trahit elle-même

Par l'effort qu'elle fait à se montrer extrême:760

Elle est étudiée, et ne l'est pas assez

Pour échapper entière aux yeux intéressés.

Allons, sans perdre temps, l'empêcher de nous nuire,

Et prévenir l'effet qu'elle pourroit produire.

FIN DU SECOND ACTE.

Chargement de la publicité...