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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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ŒDIPE.
TRAGÉDIE.

ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

THÉSÉE, DIRCÉ.

THÉSÉE.

N'écoutez plus, Madame, une pitié cruelle,

Qui d'un fidèle amant vous feroit un rebelle:

La gloire d'obéir n'a rien qui me soit doux,

Lorsque vous m'ordonnez de m'éloigner de vous.

Quelque ravage affreux qu'étale ici la peste,5

L'absence aux vrais amants est encor plus funeste;

Et d'un si grand péril l'image s'offre en vain,

Quand ce péril douteux épargne un mal certain.

DIRCÉ.

Le trouvez-vous douteux quand toute votre suite

Par cet affreux ravage à Phædime est réduite,10

De qui même le front, déjà pâle et glacé,

Porte empreint le trépas dont il est menacé?

Seigneur, toutes ces morts dont il vous environne

Sont des avis pressants que de grâce il vous donne,

Et tant lever le bras avant que de frapper, 15

C'est vous dire assez haut qu'il est tant d'échapper.

THÉSÉE.

Je le vois comme vous; mais alors qu'il m'assiége,

Vous laisse-t-il, Madame, un plus grand privilége?

Ce palais par la peste est-il plus respecté?

Et l'air auprès du trône est-il moins infecté?20

DIRCÉ.

Ah! Seigneur, quand l'amour tient une âme alarmée,

Il l'attache aux périls de la personne aimée.

Je vois aux pieds du Roi chaque jour des mourants;

J'y vois tomber du ciel les oiseaux expirants [229];

Je me vois exposée à ces vastes misères; 25

J'y vois mes sœurs, la Reine, et les princes mes frères:

Je sais qu'en ce moment je puis les perdre tous;

Et mon cœur toutefois ne tremble que pour vous,

Tant de cette frayeur les profondes atteintes

Repoussent fortement toutes les autres craintes!30

THÉSÉE.

Souffrez donc que l'amour me fasse même loi,

Que je tremble pour vous quand vous tremblez pour moi,

Et ne m'imposez pas cette indigne foiblesse

De craindre autres périls que ceux de ma princesse:

J'aurois en ma faveur le courage bien bas,35

Si je fuyois des maux que vous ne fuyez pas.

Votre exemple est pour moi la seule règle à suivre;

Éviter vos périls, c'est vouloir vous survivre:

Je n'ai que cette honte à craindre sous les cieux.

Ici je puis mourir, mais mourir à vos yeux;40

Et si malgré la mort de tous côtés errante,

Le destin me réserve à vous y voir mourante,

Mon bras sur moi du moins enfoncera les coups

Qu'aura son insolence élevés jusqu'à vous,

Et saura me soustraire à cette ignominie 45

De souffrir après vous quelques moments de vie,

Qui dans le triste état où le ciel nous réduit,

Seroient de mon départ l'infâme et le seul fruit.

DIRCÉ.

Quoi? Dircé par sa mort deviendroit criminelle

Jusqu'à forcer Thésée à mourir après elle, 50

Et ce cœur, intrépide au milieu du danger,

Se défendroit si mal d'un malheur si léger!

M'immoler une vie à tous si précieuse,

Ce seroit rendre à tous ma mémoire odieuse,

Et par toute la Grèce animer trop d'horreur55

Contre une ombre chérie avec tant de fureur.

Ces infâmes brigands dont vous l'avez purgée,

Ces ennemis publics dont vous l'avez vengée,

Après votre trépas à l'envi renaissants,

Pilleroient sans frayeur les peuples impuissants;60

Et chacun maudiroit, en les voyant paroître,

La cause d'une mort qui les feroit renaître.

Oserai-je, Seigneur, vous dire hautement

Qu'un tel excès d'amour n'est pas d'un tel amant?

S'il est vertu pour nous, que le ciel n'a formées 65

Que pour le doux emploi d'aimer et d'être aimées,

Il faut qu'en vos pareils les belles passions

Ne soient que l'ornement des grandes actions.

Ces hauts emportements qu'un beau feu leur inspire

Doivent les élever, et non pas les détruire; 70

Et quelque désespoir que leur cause un trépas,

Leur vertu seule a droit de faire agir leurs bras.

Ces bras, que craint le crime à l'égal du tonnerre,

Sont des dons que le ciel fait à toute la terre;

Et l'univers en eux perd un trop grand secours, 75

Pour souffrir que l'amour soit maître de leurs jours.

Faites voir, si je meurs, une entière tendresse;

Mais vivez après moi pour toute notre Grèce,

Et laissez à l'amour conserver par pitié

De ce tout désuni la plus digne moitié. 80

Vivez pour faire vivre en tous lieux ma mémoire,

Pour porter en tous lieux vos soupirs et ma gloire,

Et faire partout dire: «Un si vaillant héros

Au malheur de Dircé donne encor des sanglots;

Il en garde en son âme encor toute l'image,85

Et rend à sa chère ombre encor ce triste hommage.»

Cet espoir est le seul dont j'aime à me flatter,

Et l'unique douceur que je veux emporter.

THÉSÉE.

Ah! Madame, vos yeux combattent vos maximes:

Si j'en crois leur pouvoir, vos conseils sont des crimes.

Je ne vous ferai point ce reproche odieux,

Que si vous aimiez bien, vous conseilleriez mieux:

Je dirai seulement qu'auprès de ma princesse

Aux seuls devoirs d'amant un héros s'intéresse,

Et que de l'univers fût-il le seul appui,95

Aimant un tel objet, il ne doit rien qu'à lui.

Mais ne contestons point et sauvons l'un et l'autre:

L'hymen justifiera ma retraite et la vôtre.

Le Roi me pourroit-il en refuser l'aveu,

Si vous en avouez l'audace de mon feu?100

Pourroit-il s'opposer à cette illustre envie

D'assurer sur un trône une si belle vie,

Et ne point consentir que des destins meilleurs

Vous exilent d'ici pour commander ailleurs?

DIRCÉ.

Le Roi, tout roi qu'il est, Seigneur, n'est pas mon maître;

Et le sang de Laïus, dont j'eus l'honneur de naître,

Dispense trop mon cœur de recevoir la loi

D'un trône que sa mort n'a dû laisser qu'à moi.

Mais comme enfin le peuple et l'hymen de ma mère

Ont mis entre ses mains le sceptre de mon père,110

Et qu'en ayant ici toute l'autorité,

Je ne puis rien pour vous contre sa volonté,

Pourra-t-il trouver bon qu'on parle d'hyménée

Au milieu d'une ville à périr condamnée,

Où le courroux du ciel, changeant l'air en poison,115

Donne lieu de trembler pour toute sa maison?

MÉGARE.

Madame.

(Elle lui parle à l'oreille.)

DIRCÉ.

Adieu, Seigneur: la Reine, qui m'appelle,

M'oblige à vous quitter pour me rendre auprès d'elle;

Et d'ailleurs le Roi vient.

THÉSÉE.

Que ferai-je?

DIRCÉ.

Parlez.

Je ne puis plus vouloir que ce que vous voulez.120

SCÈNE II.

ŒDIPE, THÉSÉE, CLÉANTE.

ŒDIPE.

Au milieu des malheurs que le ciel nous envoie,

Prince, nous croiriez-vous capables d'une joie,

Et que nous voyant tous sur les bords du tombeau,

Nous pussions d'un hymen allumer le flambeau?

C'est choquer la raison peut-être et la nature;125

Mais mon âme en secret s'en forme un doux augure

Que Delphes, dont j'attends réponse en ce moment,

M'envoira de nos maux le plein soulagement.

THÉSÉE.

Seigneur, si j'avois cru que parmi tant de larmes

La douceur d'un hymen pût avoir quelques charmes,

Que vous en eussiez pu supporter le dessein,

Je vous aurois fait voir un beau feu dans mon sein,

Et tâché d'obtenir cet aveu favorable

Qui peut faire un heureux d'un amant misérable.

ŒDIPE.

Je l'avois bien jugé, qu'un intérêt d'amour135

Fermoit ici vos yeux aux périls de ma cour;

Mais je croirois me faire à moi-même un outrage

Si je vous obligeois d'y tarder davantage,

Et si trop de lenteur à seconder vos feux

Hasardoit plus longtemps un cœur si généreux.140

Le mien sera ravi que de si nobles chaînes

Unissent les États de Thèbes et d'Athènes.

Vous n'avez qu'à parler, vos vœux sont exaucés:

Nommez ce cher objet, grand prince, et c'est assez.

Un gendre tel que vous m'est plus qu'un nouveau trône,

Et vous pouvez choisir d'Ismène ou d'Antigone;

Car je n'ose penser que le fils d'un grand roi,

Un si fameux héros, aime ailleurs que chez moi,

Et qu'il veuille en ma cour, au mépris de mes filles,

Honorer de sa main de communes familles.150

THÉSÉE.

Seigneur, il est tout vrai: j'aime en votre palais;

Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.

Vous l'aimez à l'égal d'Antigone et d'Ismène;

Elle tient même rang chez vous et chez la Reine;

En un mot, c'est leur sœur, la princesse Dircé,155

Dont les yeux....

ŒDIPE.

Quoi? ses yeux, Prince, vous ont blessé?

Je suis fâché pour vous que la Reine sa mère

Ait su vous prévenir pour un fils de son frère [230].

Ma parole est donnée, et je n'y puis plus rien;

Mais je crois qu'après tout ses sœurs la valent bien.160

THÉSÉE.

Antigone est parfaite, Ismène est admirable;

Dircé, si vous voulez, n'a rien de comparable:

Elles sont l'une et l'autre un chef-d'œuvre des cieux;

Mais où le cœur est pris on charme en vain les yeux.

Si vous avez aimé, vous avez su connoître165

Que l'amour de son choix veut être le seul maître;

Que s'il ne choisit pas toujours le plus parfait,

Il attache du moins les cœurs au choix qu'il fait;

Et qu'entre cent beautés dignes de notre hommage,

Celle qu'il nous choisit plaît toujours davantage. 170

Ce n'est pas offenser deux si charmantes sœurs,

Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.

J'avouerai, s'il le faut, que c'est un pur caprice,

Un pur aveuglement qui leur fait injustice;

Mais ce seroit trahir tout ce que je leur doi, 175

Que leur promettre un cœur quand il n'est plus à moi.

ŒDIPE.

Mais c'est m'offenser, moi, Prince, que de prétendre

A des honneurs plus hauts que le nom de mon gendre.

Je veux toutefois être encor de vos amis;

Mais ne demandez plus un bien que j'ai promis.180

Je vous l'ai déjà dit que pour cet hyménée

Aux vœux du prince Æmon ma parole est donnée.

Vous avez attendu trop tard à m'en parler,

Et je vous offre assez de quoi vous consoler.

La parole des rois doit être inviolable [231].185

THÉSÉE.

Elle est toujours sacrée et toujours adorable;

Mais ils ne sont jamais esclaves de leur voix [232],

Et le plus puissant roi doit quelque chose aux rois.

Retirer sa parole à leur juste prière,

C'est honorer en eux son propre caractère;190

Et si le prince Æmon ose encor vous parler,

Vous lui pouvez offrir de quoi se consoler.

ŒDIPE.

Quoi? Prince, quand les Dieux tiennent en main leur foudre,

Qu'ils ont le bras levé pour nous réduire en poudre,

J'oserai violer un serment solennel,195

Dont j'ai pris à témoin leur pouvoir éternel?

THÉSÉE.

C'est pour un grand monarque un peu bien du scrupule [233].

ŒDIPE.

C'est en votre faveur être un peu bien crédule

De présumer qu'un roi, pour contenter vos yeux,

Veuille pour ennemis les hommes et les Dieux.200

THÉSÉE.

Je n'ai qu'un mot à dire après un si grand zèle:

Quand vous donnez Dircé, Dircé se donne-t-elle?

ŒDIPE.

Elle sait son devoir.

THÉSÉE.

Savez-vous quel il est?

ŒDIPE.

L'auroit-elle réglé suivant votre intérêt?

A me désobéir l'auriez-vous résolue?205

THÉSÉE.

Non, je respecte trop la puissance absolue;

Mais lorsque vous voudrez sans elle en disposer,

N'aura-t-elle aucun droit, Seigneur, de s'excuser?

ŒDIPE.

Le temps vous fera voir ce que c'est qu'une excuse.

THÉSÉE.

Le temps me fera voir jusques où je m'abuse;210

Et ce sera lui seul qui saura m'éclaircir

De ce que pour Æmon vous ferez réussir.

Je porte peu d'envie à sa bonne fortune;

Mais je commence à voir que je vous importune.

Adieu: faites, Seigneur, de grâce un juste choix;215

Et si vous êtes roi, considérez les rois.

SCÈNE III.

ŒDIPE, CLÉANTE.

ŒDIPE.

Si je suis roi, Cléante! et que me croit-il être?

Cet amant de Dircé déjà me parle en maître!

Vois, vois ce qu'il feroit s'il étoit son époux.

CLÉANTE.

Seigneur, vous avez lieu d'en être un peu jaloux.220

Cette princesse est fière; et comme sa naissance

Croit avoir quelque droit à la toute-puissance,

Tout est au-dessous d'elle, à moins que de régner,

Et sans doute qu'Æmon s'en verra dédaigner.

ŒDIPE.

Le sang a peu de droits dans le sexe imbécile [234];225

Mais c'est un grand prétexte à troubler une ville;

Et lorsqu'un tel orgueil se fait un fort appui,

Le roi le plus puissant doit tout craindre de lui.

Toi qui, né dans Argos et nourri dans Mycènes,

Peux être mal instruit de nos secrètes haines,230

Vois-les jusqu'en leur source, et juge entre elle et moi

Si je règne sans titre, et si j'agis en roi.

On t'a parlé du Sphinx [235], dont l'énigme funeste

Ouvrit plus de tombeaux que n'en ouvre la peste,

Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion [236],235

Se campoit fièrement sur le mont Cythéron.

D'où chaque jour ici devoit fondre sa rage [237],

A moins qu'on éclaircît un si sombre nuage.

Ne porter qu'un faux jour dans son obscurité,

C'étoit de ce prodige enfler la cruauté;240

Et les membres épars des mauvais interprètes

Ne laissoient dans ces murs que des bouches muettes.

Mais comme aux grands périls le salaire enhardit,

Le peuple offre le sceptre, et la Reine son lit;

De cent cruelles morts cette offre est tôt suivie:245

J'arrive, je l'apprends, j'y hasarde ma vie.

Au pied du roc affreux semé d'os blanchissants [238],

Je demande l'énigme et j'en cherche le sens;

Et ce qu'aucun mortel n'avoit encor pu faire,

J'en dévoile l'image et perce le mystère [239].250

Le monstre, furieux de se voir entendu,

Venge aussitôt sur lui tant de sang répandu,

Du roc s'élance en bas, et s'écrase lui-même.

La Reine tint parole, et j'eus le diadème.

Dircé fournissoit lors à peine un lustre entier,255

Et me vit sur le trône avec un œil altier.

J'en vis frémir son cœur, j'en vis couler ses larmes;

J'en pris pour l'avenir dès lors quelques alarmes;

Et si l'âge en secret a pu la révolter,

Vois ce que mon départ n'en doit point redouter.260

La mort du roi mon père [240] à Corinthe m'appelle;

J'en attends aujourd'hui la funeste nouvelle,

Et je hasarde tout à quitter les Thébains,

Sans mettre ce dépôt en de fidèles mains.

Æmon seroit pour moi digne de la Princesse:265

S'il a de la naissance, il a quelque foiblesse;

Et le peuple du moins pourroit se partager,

Si dans quelque attentat il osoit l'engager;

Mais un prince voisin, tel que tu vois Thésée,

Feroit de ma couronne une conquête aisée,270

Si d'un pareil hymen le dangereux lien

Armoit pour lui son peuple et soulevoit le mien.

Athènes est trop proche, et durant une abscence

L'occasion qui flatte anime l'espérance;

Et quand tous mes sujets me garderoient leur foi,275

Désolés comme ils sont, que pourroient-ils pour moi?

La Reine a pris le soin d'en parler à sa fille.

Æmon est de son sang, et chef de sa famille;

Et l'amour d'une mère a souvent plus d'effet

Que n'ont.... Mais la voici; sachons ce qu'elle a fait.280

SCÈNE IV.

ŒDIPE, JOCASTE, CLÉANTE, NÉRINE.

JOCASTE.

J'ai perdu temps, Seigneur; et cette âme embrasée

Met trop de différence entre Æmon et Thésée.

Aussi je l'avouerai, bien que l'un soit mon sang,

Leur mérite diffère encor plus que leur rang;

Et l'on a peu d'éclat auprès d'une personne285

Qui joint à de hauts faits celui d'une couronne.

ŒDIPE.

Thésée est donc, Madame, un dangereux rival?

JOCASTE.

Æmon est fort à plaindre, ou je devine mal.

J'ai tout mis en usage auprès de la Princesse:

Conseil, autorité, reproche, amour, tendresse;290

J'en ai tiré des pleurs, arraché des soupirs,

Et n'ai pu de son cœur ébranler les desirs.

J'ai poussé le dépit de m'en voir séparée

Jusques à la nommer fille dénaturée.

«Le sang royal n'a point ces bas attachements295

Qui font les déplaisirs de ces éloignements,

Et les âmes, dit-elle, au trône destinées

Ne doivent aux parents que les jeunes années.»

ŒDIPE.

Et ces mots ont soudain calmé votre courroux?

JOCASTE.

Pour les justifier elle ne veut que vous:300

Votre exemple lui prête une preuve assez claire

Que le trône est plus doux que le sein d'une mère.

Pour régner en ces lieux vous avez tout quitté.

ŒDIPE.

Mon exemple et sa faute ont peu d'égalité.

C'est loin de ses parents qu'un homme apprend à vivre.305

Hercule n'a donné ce grand exemple à suivre,

Et c'est pour l'imiter que par tous nos climats

J'ai cherché comme lui la gloire et les combats.

Mais bien que la pudeur par des ordres contraires

Attache de plus près les filles à leurs mères,310

La vôtre aime une audace où vous la soutenez.

JOCASTE.

Je la condamnerai, si vous la condamnez;

Mais à parler sans fard, si j'étois en sa place,

J'en userois comme elle et j'aurois même audace;

Et vous-même, Seigneur, après tout, dites-moi,315

La condamneriez-vous si vous n'étiez son roi?

ŒDIPE.

Si je condamne en roi son amour ou sa haine

Vous devez comme moi les condamner en reine.

JOCASTE.

Je suis reine, Seigneur, mais je suis mère aussi:

Aux miens, comme à l'État, je dois quelque souci.320

Je sépare Dircé de la cause publique;

Je vois qu'ainsi que vous elle a sa politique:

Comme vous agissez en monarque prudent,

Elle agit de sa part en cœur indépendant,

En amante à bon titre, en princesse avisée,325

Qui mérite ce trône où l'appelle Thésée.

Je ne puis vous flatter, et croirois vous trahir,

Si je vous promettois qu'elle pût obéir.

ŒDIPE.

Pourroit-on mieux défendre un esprit si rebelle?

JOCASTE.

Parlons-en comme il faut: nous nous aimons plus qu'elle;

Et c'est trop nous aimer que voir d'un œil jaloux

Qu'elle nous rend le change, et s'aime plus que nous.

Un peu trop de lumière à nos desirs s'oppose.

Peut-être avec le temps nous pourrions quelque chose;

Mais n'espérons jamais qu'on change en moins d'un jour,

Quand la raison soutient le parti de l'amour.

ŒDIPE.

Souscrivons donc, Madame, à tout ce qu'elle ordonne:

Couronnons cet amour de ma propre couronne;

Cédons de bonne grâce, et d'un esprit content [241]

Remettons à Dircé tout ce qu'elle prétend.340

A mon ambition Corinthe peut suffire,

Et pour les plus grands cœurs c'est assez d'un empire.

Mais vous souvenez-vous que vous avez deux fils [242]

Que le courroux du ciel a fait naître ennemis,

Et qu'il vous en faut craindre un exemple barbare,345

A moins que pour régner leur destin les sépare?

JOCASTE.

Je ne vois rien encor fort à craindre pour eux:

Dircé les aime en sœur, Thésée est généreux;

Et si pour un grand cœur c'est assez d'un empire,

A son ambition Athènes doit suffire.350

ŒDIPE.

Vous mettez une borne à cette ambition!

JOCASTE.

J'en prends, quoi qu'il en soit, peu d'appréhension;

Et Thèbes et Corinthe ont des bras comme Athènes.

Mais nous touchons peut-être à la fin de nos peines:

Dymas est de retour, et Delphes a parlé.355

ŒDIPE.

Que son visage montre un esprit désolé!

SCÈNE V.

ŒDIPE, JOCASTE, DYMAS, CLÉANTE, NÉRINE.

ŒDIPE.

Eh bien! quand verrons-nous finir notre infortune?

Qu'apportez-vous, Dymas? quelle réponse?

DYMAS.

Aucune.

ŒDIPE.

Quoi? les Dieux sont muets?

DYMAS.

Ils sont muets et sourds.

Nous avons par trois fois imploré leur secours,360

Par trois fois redoublé nos vœux et nos offrandes:

Ils n'ont pas daigné même écouter nos demandes.

A peine parlions-nous, qu'un murmure confus

Sortant du fond de l'antre expliquoit leur refus;

Et cent voix tout à coup, sans être articulées, 365

Dans une nuit subite à nos soupirs mêlées,

Faisoient avec horreur soudain connoître à tous

Qu'ils n'avoient plus ni d'yeux ni d'oreilles pour nous.

ŒDIPE.

Ah! Madame.

JOCASTE.

Ah! Seigneur, que marque un tel silence?

ŒDIPE.

Que pourroit-il marquer qu'une juste vengeance? 370

Les Dieux, qui tôt ou tard savent se ressentir,

Dédaignent de répondre à qui les fait mentir.

Ce fils dont ils avoient prédit les aventures,

Exposé par votre ordre, a trompé leurs augures [243],

Et ce sang innocent, et ces Dieux irrités, 375

Se vengent maintenant de vos impiétés.

JOCASTE.

Devions-nous l'exposer à son destin funeste,

Pour le voir parricide et pour le voir inceste?

Et des crimes si noirs étouffés au berceau

Auroient-ils su pour moi faire un crime nouveau?380

Non, non: de tant de maux Thèbes n'est assiégée

Que pour la mort du Roi, que l'on n'a pas vengée;

Son ombre incessamment me frappe encor les yeux;

Je l'entends murmurer à toute heure, en tous lieux,

Et se plaindre en mon cœur de cette ignominie 385

Qu'imprime à son grand nom cette mort impunie.

ŒDIPE.

Pourrions-nous en punir des brigands inconnus,

Que peut-être jamais en ces lieux on n'a vus?

Si vous m'avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même

Sur trois de ces brigands vengé le diadème; 390

Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,

J'en laissai deux sans vie, et mis l'autre aux abois.

Mais ne négligeons rien, et du royaume sombre

Faisons par Tirésie évoquer sa grande ombre.

Puisque le ciel se tait, consultons les enfers: 395

Sachons à qui de nous sont dus les maux soufferts;

Sachons-en, s'il se peut, la cause et le remède:

Allons tout de ce pas réclamer tous son aide.

J'irai revoir Corinthe avec moins de souci,

Si je laisse plein calme et pleine joie ici. 400

FIN DU PREMIER ACTE.

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