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Œuvres de P. Corneille, Tome 06

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ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

SYPHAX, LÉPIDE.

LÉPIDE.

Lélius est dans Cyrthe, et s'en est rendu maître:

Bientôt dans ce palais vous le verrez paroître;

Et si vous espérez que parmi vos malheurs1135

Sa présence ait de quoi soulager vos douleurs,

Vous n'avez avec moi qu'à l'attendre au passage.

SYPHAX.

Lépide, que dit-il touchant ce mariage?

En rompra-t-il les nœuds? en sera-t-il d'accord?

Fera-t-il mon rival arbitre de mon sort?1140

LÉPIDE.

Je ne vous réponds point que sur cette matière

Il veuille vous ouvrir son âme toute entière;

Mais vous pouvez juger que puisqu'il vient ici,

Cet hymen comme à vous lui donne du souci.

Sachez-le de lui-même: il entre, et vous regarde.1145

SCÈNE II.

LÉLIUS, SYPHAX, LÉPIDE.

LÉLIUS.

Détachez-lui ces fers [692], il suffit qu'on le garde.

Prince, je vous ai vu tantôt comme ennemi,

Et vous vois maintenant comme ancien [693] ami [694].

Le fameux Scipion, de qui vous fûtes l'hôte,

Ne s'offensera point des fers que je vous ôte,1150

Et feroit encor plus, s'il nous étoit permis

De vous remettre au rang de nos plus chers amis.

SYPHAX.

Ah! ne rejetez point dans ma triste mémoire

Le cuisant souvenir de l'excès de ma gloire;

Et ne reprochez point à mon cœur désolé,1155

A force de bontés, ce qu'il a violé.

Je fus l'ami de Rome, et de ce grand courage

Qu'opposent nos destins aux destins de Carthage:

Toutes deux, et ce fut le plus beau de mes jours,

Par leurs plus grands héros briguèrent mon secours [695].

J'eus des yeux assez bons pour remplir votre attente;

Mais que sert un bon choix dans une âme inconstante?

Et que peuvent les droits de l'hospitalité

Sur un cœur si facile à l'infidélité?

J'en suis assez puni par un revers si rude,1165

Seigneur, sans m'accabler de mon ingratitude.

Il suffit des malheurs qu'on voit fondre sur moi,

Sans me convaincre encor d'avoir manqué de foi,

Et me faire avouer que le sort qui m'opprime,

Pour cruel qu'il me soit, rend justice à mon crime [696].1170

LÉLIUS.

Je ne vous parle aussi qu'avec cette pitié

Que nous laisse pour vous un reste d'amitié:

Elle n'est pas éteinte, et toutes vos défaites

Ont rempli nos succès d'amertumes secrètes.

Nous ne saurions voir même aujourd'hui qu'à regret

Ce gouffre de [697] malheurs que vous vous êtes fait.

Le ciel m'en est témoin, et vos propres murailles,

Qui nous voyoient enflés du gain de deux batailles,

Ont vu cette amitié porter tous nos souhaits

A regagner la vôtre, et vous rendre la paix.1180

Par quel motif de haine obstinée à vous nuire

Nous avez-vous forcés vous-même à vous détruire?

Quel astre, de votre heur et du nôtre jaloux,

Vous a précipité jusqu'à rompre avec nous [698]?

SYPHAX.

Pourrez-vous pardonner, Seigneur, à ma vieillesse,1185

Si je vous fais l'aveu de toute sa foiblesse?

Lorsque je vous aimai, j'étois maître de moi;

Et tant que je le fus, je vous gardai ma foi;

Mais dès que Sophonisbe avec son hyménée

S'empara de mon âme et de ma destinée,1190

Je suivis de ses yeux le pouvoir absolu,

Et n'ai voulu depuis que ce qu'elle a voulu.

Que c'est un imbécile et sévère esclavage

Que celui d'un époux sur le penchant de l'âge,

Quand sous un front ridé qu'on a droit de haïr1195

Il croit se faire aimer à force d'obéir!

De ce mourant amour les ardeurs ramassées

Jettent un feu plus vif dans nos veines glacées,

Et pensent racheter l'horreur des cheveux gris

Par le présent d'un cœur au dernier point soumis.1200

Sophonisbe par là devint ma souveraine,

Régla mes amitiés, disposa de ma haine,

M'anima de sa rage, et versa dans mon sein

De toutes ses fureurs l'implacable dessein.

Sous ces dehors charmants qui paroient son visage,1205

C'étoit une Alecton [699] que déchaînoit Carthage:

Elle avoit tout mon cœur, Carthage tout le sien;

Hors de ses intérêts, elle n'écoutoit rien;

Et malgré cette paix que vous m'avez offerte,

Elle a voulu pour eux me livrer à ma perte.1210

Vous voyez son ouvrage [700] en ma captivité,

Voyez-en un plus rare en sa déloyauté.

Vous trouverez, Seigneur, cette même furie

Qui seule m'a perdu pour l'avoir trop chérie;

Vous la trouverez, dis-je, au lit d'un autre roi,1215

Qu'elle saura séduire et perdre comme moi.

Si vous ne le savez, c'est votre Massinisse,

Qui croit par cet hymen se bien faire justice,

Et que l'infâme vol d'une telle moitié

Le venge pleinement de notre inimitié;1220

Mais pour peu de pouvoir qu'elle ait sur son courage,

Ce vainqueur avec elle épousera Carthage;

L'air qu'un si cher objet se plaît à respirer

A des charmes trop forts pour n'y pas attirer:

Dans ce dernier malheur, c'est ce qui me console.1225

Je lui cède avec joie un poison qu'il me vole [701],

Et ne vois point de don si propre à m'acquitter

De tout ce que ma haine ose lui souhaiter [702].

LÉLIUS.

Je connois Massinisse, et ne vois rien à craindre

D'un amour que lui-même il prendra soin d'éteindre:

Il en sait l'importance; et quoi qu'il ait osé,

Si l'hymen fut trop prompt, le divorce est aisé.

Sophonisbe envers vous l'ayant mis en usage,

Le recevra de lui sans changer de visage,

Et ne se promet pas de ce nouvel époux1235

Plus d'amour ou de foi qu'elle n'en eut pour vous.

Vous, puisque cet hymen satisfait votre haine,

De ce qui le suivra ne soyez point en peine,

Et sans en augurer pour nous ni bien ni mal,

Attendez sans souci la perte d'un rival,1240

Et laissez-nous celui de voir quel avantage

Pourroit avec le temps en recevoir Carthage.

SYPHAX.

Seigneur, s'il est permis de parler aux vaincus,

Souffrez encore un mot, et je ne parle plus.

Massinisse de soi pourroit fort peu de chose:1245

Il n'a qu'un camp volant dont le hasard dispose;

Mais joint à vos Romains, joint aux Carthaginois,

Il met dans la balance un redoutable poids,

Et par ma chute enfin sa fortune enhardie

Va traîner après lui toute la Numidie.1250

Je le hais fortement, mais non pas à l'égal

Des murs que ma perfide eut pour séjour natal.

Le déplaisir de voir que ma ruine en vienne,

Craint qu'ils ne durent trop, s'il faut qu'il les soutienne.

Puisse-t-il, ce rival, périr, dès aujourd'hui!1255

Mais puissé-je les voir trébucher avant lui!

Prévenez donc, Seigneur, l'appui qu'on leur prépare;

Vengez-moi de Carthage avant qu'il se déclare;

Pressez en ma faveur votre propre courroux,

Et gardez jusque-là Massinisse pour vous.1260

Je n'ai plus rien à dire, et vous en laisse faire.

LÉLIUS.

Nous saurons profiter d'un avis salutaire [703].

Allez m'attendre au camp: je vous suivrai de près.

Je dois ici l'oreille à d'autres intérêts;

Et ceux de Massinisse....

SYPHAX.

Il osera vous dire....1265

LÉLIUS.

Ce que vous m'avez dit, Seigneur, vous doit suffire.

Encore un coup, allez, sans vous inquiéter;

Ce n'est pas devant vous que je dois l'écouter.

SCÈNE III.

LÉLIUS, MASSINISSE, MÉZÉTULLE.

MASSINISSE.

L'avez-vous commandé, Seigneur, qu'en ma présence

Vos tribuns vers la Reine usent de violence [704]?1270

LÉLIUS.

Leur ordre est d'emmener au camp les prisonniers;

Et comme elle et Syphax s'en trouvent les premiers,

Ils ont suivi cet ordre en commençant par elle.

Mais par quel intérêt prenez-vous sa querelle [705]?

MASSINISSE.

Syphax vous l'aura dit, puisqu'il sort d'avec vous.1275

Seigneur, elle a reçu son véritable époux;

Et j'ai repris sa foi par force violée

Sur un usurpateur qui me l'avoit volée.

Son père et son amour m'en avoient fait le don.

LÉLIUS.

Ce don pour tout effet n'eut qu'un lâche abandon.1280

Dès que Syphax parut, cet amour sans puissance....

MASSINISSE.

J'étois lors en Espagne, et durant mon absence

Carthage la força d'accepter ce parti [706];

Mais à présent Carthage en a le démenti.

En reprenant mon bien j'ai détruit son ouvrage,1285

Et vous fais dès ici triompher de Carthage.

LÉLIUS.

Commencer avant nous un triomphe si haut,

Seigneur, c'est la braver un peu plus qu'il ne faut,

Et mettre entre elle et Rome une étrange balance,

Que de confondre ainsi l'une et l'autre alliance,1290

Notre ami tout ensemble et gendre d'Asdrubal.

Croyez-moi, ces deux noms s'accordent assez mal;

Et quelque grand dessein que puisse être le vôtre,

Vous ne pourrez longtemps conserver l'un et l'autre.

Ne vous figurez point qu'une telle moitié1295

Soit jamais compatible avec notre amitié,

Ni que nous attendions que le même artifice

Qui nous ôta Syphax nous vole Massinisse.

Nous aimons nos amis, et même en dépit d'eux

Nous savons les tirer de ces pas dangereux.1300

Ne nous [707] forcez à rien qui vous puisse déplaire.

MASSINISSE.

Ne m'ordonnez donc rien que je ne puisse faire;

Et montrez cette ardeur de servir vos amis,

A tenir hautement ce qu'on leur a promis.

Du consul et de vous j'ai la parole expresse;1305

Et ce grand jour a fait que tout obstacle cesse.

Tout ce qui m'appartint [708] me doit être rendu.

LÉLIUS.

Et par où cet espoir vous est-il défendu?

MASSINISSE.

Quel ridicule espoir en garderoit mon âme,

Si votre dureté me refuse ma femme?1310

Est-il rien plus à moi, rien moins à balancer?

Et du reste par là que me faut-il penser [709]?

Puis-je faire aucun fond sur la foi qu'on me donne,

Et traité comme esclave, attendre ma couronne?

LÉLIUS.

Nous en avons ici les ordres du sénat,1315

Et même de Syphax il y joint tout l'État;

Mais nous n'en avons point touchant cette captive:

Syphax est son époux, il faut qu'elle le suive.

MASSINISSE.

Syphax est son époux! et que suis-je, Seigneur?

LÉLIUS.

Consultez la raison plutôt que votre cœur;1320

Et voyant mon devoir, souffrez que je le fasse.

MASSINISSE.

Chargez, chargez-moi donc de vos fers en sa place:

Au lieu d'un conquérant par vos mains couronné,

Traînez à votre Rome un vainqueur enchaîné.

Je suis à Sophonisbe, et mon amour fidèle1325

Dédaigne et diadème et liberté sans elle;

Je ne veux ni régner, ni vivre qu'en ses bras:

Non, je ne veux....

LÉLIUS.

Seigneur, ne vous emportez pas.

MASSINISSE.

Résolus à ma perte, hélas! que vous importe

Si ma juste douleur se retient ou s'emporte?1330

Mes pleurs et mes soupirs vous fléchiront-ils mieux?

Et faut-il à genoux vous parler comme aux Dieux?

Que j'ai mal employé mon sang et mes services,

Quand je les ai prêtés à vos astres propices,

Si j'ai pu tant de fois hâter votre destin,1335

Sans pouvoir mériter cette part au butin!

LÉLIUS.

Si vous avez, Seigneur, hâté notre fortune,

Je veux bien que la proie entre nous soit commune;

Mais pour la partager, est-ce à vous de choisir?

Est-ce avant notre aveu qu'il vous en faut saisir?1340

MASSINISSE.

Ah! si vous aviez fait la moindre expérience

De ce qu'un digne amour donne d'impatience,

Vous sauriez.... Mais pourquoi n'en auriez-vous pas fait?

Pour aimer à notre âge en est-on moins parfait?

Les héros des Romains ne sont-ils jamais hommes [710]?1345

Leur Mars a tant de fois été ce que nous sommes,

Et le maître des Dieux, des rois et des amants,

En ma place auroit eu mêmes empressements.

J'aimois, on l'agréoit, j'étois ici le maître;

Vous m'aimiez, ou du moins vous le faisiez paroître.

L'amour en cet état daigne-t-il hésiter,

Faute d'un mot d'aveu dont il n'ose douter?

Voir son bien en sa main et ne le point reprendre,

Seigneur, c'est un respect bien difficile à rendre.

Un roi se souvient-il en des moments si doux1355

Qu'il a dans votre camp des maîtres parmi vous?

Je l'ai dû toutefois, et je m'en tiens coupable.

Ce crime est-il si grand qu'il soit irréparable?

Et sans considérer mes services passés,

Sans excuser l'amour par qui nos cœurs forcés....1360

LÉLIUS.

Vous parlez tant d'amour, qu'il faut que je confesse

Que j'ai honte pour vous de voir tant de foiblesse.

N'alléguez point les Dieux: si l'on voit quelquefois

Leur flamme s'emporter en faveur de leur choix,

Ce n'est qu'à leurs pareils à suivre leurs exemples;1365

Et vous ferez comme eux quand vous aurez des temples:

Comme ils sont dans leur ciel [711] au-dessus du danger,

Ils n'ont là rien à craindre et rien à ménager [712].

Du reste je sais bien que souvent il arrive

Qu'un vainqueur s'adoucit auprès de sa captive,1370

Les droits de la victoire ont quelque liberté

Qui ne sauroit déplaire à notre âge indompté;

Mais quand à cette ardeur un monarque défère,

Il s'en fait un plaisir et non pas une affaire;

Il repousse l'amour comme un lâche attentat,1375

Dès qu'il veut prévaloir sur la raison d'État;

Et son cœur, au-dessus de ces basses amorces,

Laisse à cette raison toujours toutes ses forces.

Quand l'amour avec elle a de quoi s'accorder,

Tout est beau, tout succède, on n'a qu'à demander;1380

Mais pour peu qu'elle en soit ou doive être alarmée,

Son feu qu'elle dédit doit tourner en fumée.

Je vous en parle en vain: cet amour décevant

Dans votre cœur surpris a passé trop avant;

Vos feux vous plaisent trop pour les vouloir éteindre;1385

Et tout ce que je puis, Seigneur, c'est de vous plaindre.

MASSINISSE.

Me plaindre tout ensemble et me tyranniser!

LÉLIUS.

Vous l'avouerez un jour, c'est vous favoriser.

MASSINISSE.

Quelle faveur, grands Dieux! qui tient lieu de supplice!

LÉLIUS.

Quand vous serez à vous, vous lui ferez justice.1390

MASSINISSE.

Ah! que cette justice est dure à concevoir!

LÉLIUS.

Je la conçois [713] assez pour suivre mon devoir.

SCÈNE IV.

LÉLIUS, MASSINISSE, MÉZÉTULLE, ALBIN.

ALBIN.

Scipion vient, Seigneur, d'arriver dans vos tentes,

Ravi du grand succès qui prévient ses attentes;

Et ne vous croyant pas maître en si peu de jours,1395

Il vous venoit lui-même amener du secours,

Tandis que le blocus laissé devant Utique

Répond de cette place à notre république [714].

Il me donne ordre exprès de vous en avertir.

LÉLIUS [715].

Allez à votre hymen le faire consentir;1400

Allez le voir sans moi: je l'en laisse seul juge.

MASSINISSE.

Oui, contre vos rigueurs il sera mon refuge,

Et j'en rapporterai d'autres ordres pour vous.

LÉLIUS.

Je les suivrai, Seigneur, sans en être jaloux.

MASSINISSE.

Mais avant mon retour si l'on saisit la Reine....1405

LÉLIUS.

J'en réponds jusque-là, n'en soyez point en peine.

Qu'on la fasse venir. Vous pouvez lui parler,

Pour prendre ses conseils, et pour la consoler [716].

Gardes, que sans témoins on le laisse avec elle.

Vous, pour dernier avis d'une amitié fidèle,1410

Perdez fort peu de temps en ce doux entretien,

Et jusques au retour ne vous vantez de rien.

SCÈNE V.

MASSINISSE, SOPHONISBE, MÉZÉTULLE, HERMINIE.

MASSINISSE.

Voyez-la donc, Seigneur, voyez tout son mérite,

Voyez s'il est aisé qu'un héros.... Il me quitte,

Et d'un premier éclat le barbare alarmé1415

N'ose exposer son cœur aux yeux qui m'ont charmé.

Il veut être inflexible, et craint de ne plus l'être,

Pour peu qu'il se permit de voir et de connoître.

Allons, allons, Madame, essayer aujourd'hui

Sur le grand Scipion ce qu'il a craint pour lui.1420

Il vient d'entrer au camp; venez-y par vos charmes

Appuyer mes soupirs et secourir mes larmes;

Et que ces mêmes yeux qui m'ont fait tout oser,

Si j'en suis criminel, servent à m'excuser.

Puissent-ils, et sur l'heure, avoir là tant de force,1425

Que pour prendre ma place il m'ordonne un divorce,

Qu'il veuille conserver mon bien en me l'ôtant!

J'en mourrai [717] de douleur, mais je mourrai content.

Mon amour, pour vous faire un destin si propice,

Se prépare avec joie à ce grand sacrifice.1430

Si c'est vous bien servir, l'honneur m'en suffira;

Et si c'est mal aimer, mon bras m'en punira.

SOPHONISBE.

Le trouble de vos sens, dont vous n'êtes plus maître,

Vous a fait oublier, Seigneur, à me connoître.

Quoi? j'irois mendier jusqu'au camp des Romains1435

La pitié de leur chef qui m'auroit en ses mains?

J'irois déshonorer, par un honteux hommage,

Le trône où j'ai pris place, et le sang de Carthage;

Et l'on verroit gémir la fille d'Asdrubal

Aux pieds de l'ennemi pour eux le plus fatal?1440

Je ne sais si mes yeux auraient là tant de force,

Qu'en sa faveur sur l'heure il pressât un divorce;

Mais je ne me vois pas en état d'obéir,

S'il osoit jusque-là cesser de me haïr.

La vieille antipathie entre Rome et Carthage1445

N'est pas prête à finir par un tel assemblage.

Ne vous préparez point à rien sacrifier

A l'honneur qu'il auroit de vous justifier.

Pour effet de vos feux et de votre parole,

Je ne veux qu'éviter l'aspect du Capitole;1450

Que ce soit par l'hymen ou par d'autres moyens,

Que je vive avec vous ou chez nos citoyens [718],

La chose m'est égale, et je vous tiendrai quitte,

Qu'on nous sépare ou non, pourvu que je l'évite.

Mon amour voudroit plus; mais je règne sur lui,1455

Et n'ai changé d'époux que pour prendre un appui.

Vous m'avez demandé la faveur de ce titre

Pour soustraire mon sort à son injuste arbitre;

Et puisqu'à m'affranchir il faut que j'aide un roi,

C'est là tout le secours que vous aurez de moi.1460

Ajoutez-y des pleurs, mêlez-y des bassesses,

Mais laissez-moi, de grâce, ignorer vos foiblesses;

Et si vous souhaitez que l'effet m'en soit doux,

Ne me donnez point lieu d'en rougir après vous.

Je ne vous cèle point que je serois ravie1465

D'unir à vos destins les restes de ma vie;

Mais si Rome en vous-même ose braver les rois,

S'il faut d'autres secours, laissez-les à mon choix:

J'en trouverai, Seigneur, et j'en sais qui peut-être

N'auront à redouter ni maîtresse ni maître;1470

Mais mon amour préfère à cette sûreté

Le bien de vous devoir toute ma liberté.

MASSINISSE.

Ah! si je vous pouvois offrir même assurance,

Que je serois heureux de cette préférence!

SOPHONISBE.

Syphax et Lélius pourront vous prévenir,1475

Si vous perdez ici le temps de l'obtenir.

Partez.

MASSINISSE.

M'enviez-vous le seul bien qu'à ma flamme

A souffert jusqu'ici la grandeur de votre âme?

Madame, je vous laisse aux mains de Lélius.

Vous avez pu vous-même entendre ses refus;1480

Et mon amour ne sait ce qu'il peut se promettre

De celles du consul, où je vais me remettre.

L'un et l'autre est Romain; et peut-être en ce lieu

Ce peu que je vous dis est le dernier adieu.

Je ne vois rien de sûr que cette triste joie;1485

Ne me l'enviez plus, souffrez que je vous voie;

Souffrez que je vous parle, et vous puisse exprimer

Quelque part des malheurs où l'on peut m'abîmer,

Quelques informes traits de la secrète rage

Que déjà dans mon cœur forme leur sombre image;1490

Non que je désespère: on m'aime; mais, hélas!

On m'estime, on m'honore, et l'on ne me craint pas.

M'éloigner de vos yeux en cette incertitude,

Pour un cœur tout à vous c'est un tourment bien rude;

Et si j'en ose croire un noir pressentiment,1495

C'est vous perdre à jamais que vous perdre un moment.

Madame, au nom des Dieux, rassurez mon courage:

Dites que vous m'aimez, j'en pourrai davantage;

J'en deviendrai plus fort auprès de Scipion.

Montrez pour mon bonheur un peu de passion,1500

Montrez que votre flamme au même bien aspire:

Ne régnez plus sur elle, et laissez-lui me dire....

SOPHONISBE.

Allez, Seigneur, allez; je vous aime en époux,

Et serois à mon tour aussi foible que vous.

MASSINISSE.

Faites, faites-moi voir cette illustre foiblesse:1505

Que ses douceurs....

SOPHONISBE.

Ma gloire en est encor maîtresse.

Adieu. Ce qui m'échappe en faveur de vos feux

Est moins que je ne sens, et plus que je ne veux.

(Elle rentre.)

MÉZÉTULLE.

Douterez-vous encor, Seigneur, qu'elle vous aime?

MASSINISSE.

Mézétulle, il est vrai, son amour est extrême;1510

Mais cet extrême amour, au lieu de me flatter,

Ne sauroit me servir qu'à mieux me tourmenter.

Ce qu'elle m'en fait voir redouble ma souffrance.

Reprenons toutefois un moment de constance;

En faveur de sa flamme espérons jusqu'au bout,1515

Et pour tout obtenir allons hasarder tout.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

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