Veillées d'Auvergne
Crime des champs.
— Un pâtre qui a tué son vacher…
Vic-sur-Cère est en émoi. Je me renseigne au café Borie, au cercle Rigal, à l’hôtel Vialette. Personne n’en sait davantage : un pâtre qui a tué son vacher ; chacun répète cette phrase et rien de plus.
Heureusement que voici le pharmacien revenant de s’entraîner à bicyclette, comme chaque après-midi, sur la route de Thiézac ; il apporte des nouvelles ; il a vu le docteur, qui doit monter au buron faire l’autopsie, tout à l’heure.
— Nous ne pourrions le suivre… Justement, il sort de chez lui…
Le temps de chausser des souliers ferrés, de prendre un bâton, et en route.
— Une fracture du crâne… Il faudra ouvrir… Je n’ai pas de scie… Attendez-moi… Je vais emprunter celle du boucher…
Le docteur revient, muni d’une scie à main, celle qui mord chaque jour dans les côtes de porc et de mouton, devenue instrument de chirurgie…
L’histoire ? Ce que le docteur en conte est bref : l’homme aurait frappé l’enfant dans une discussion ; celui-ci se serait armé d’une barre de fer, et alors…
Cela s’est accompli dans une cabane perdue, sur l’arête qui sépare la vallée de la Cère de la vallée de Mandailles, au milieu des pacages. Le meurtrier est ce petit pâtre dont chacun a devant la mémoire la conventionnelle silhouette poétique, garçonnet farouche, escorté d’un chien fou, qui hante, du jour à la nuit, la solitude des sommets et dont la chanson trouble seule, avec les clochettes du bétail, l’immense silence de l’étendue ; et la victime est le vacher, le fromager, le maître du masut.
Quel voyageur, à la rencontre d’un de ces burons perdus entre le roc et le ciel, habités du vacher et des pâtres, qui vivent là, quatre mois de l’année, avec les troupeaux, n’a cru que ces hommes devaient mener une vie paisible et bonne, et que l’isolement et le pauvre sort commun rendaient ces êtres plus fraternels, au-dessus des villes et des civilisations !
Hélas ! dans la plaine ou sur les cimes, les choses vont de même ; et le sang est versé à la crête auguste des monts comme dans les rues fiévreuses des capitales.
Il y a en haut et en bas des enfants sournois et des hommes méchants ; et là, comme ici, le fort abuse du faible.
Le vacher est roi dans la montagne ; et ce despote redoutable pèse odieusement sur le pâtre, son esclave et son souffre-douleur.
En effet, la brutalité de ces vachers est fréquente, avec des exigences tyranniques.
J’en ai vu un qui, durant la sieste, se faisait éventer d’une branche de tilleul.
Pour eux, la tome blanche, la crème douce, la bonne soupe, et, pour le pâtre, le lait tourné et les croûtes dures.
Garder dans la montagne est donc la plus affreuse des conditions, et les parents n’y louent guère leurs enfants que dans l’extrême nécessité…
Nous montons, par un sentier raide, moitié chemin, moitié ruisseau, entre des frênes et des chênes : c’est la zone des grands arbres et des sources vives ; il en jaillit une à chaque pas, à croire qu’elles sourdent magiquement sous nos bâtons ; en même temps que l’eau froufroute dans les herbes, à notre approche, les feuillages sont dérangés par des froissements d’ailes, des vols effarés qui s’empêtrent au profond des ramures…
Par intervalles, nous nous arrêtons pour souffler ; mes compagnons font assaut de savoir (nous herborisons), m’instruisant aimablement ; avec une épingle, nous piquons le cœur d’une fleurette qui part comme un piège, se replie, emprisonne, étouffe l’insecte dont le dard l’a blessée !
Souvent, nous nous retournons pour goûter la beauté de la vallée éparse sous nos regards, des prairies épaisses où la Cère décrit ses S paresseux, des pentes de coudriers et de hêtres d’où surgissent, d’entre la verdure, de sombres géants de basalte, des cascades qui sautent d’un bond, avec fracas, dans les ravins ; et, tout à fait au ciel, les sommets chauves, où luit encore de la neige…
Nous continuons de gravir ; à mesure que nous nous élevons, la flore se rabougrit, plus rien que de maigres buissons de houx, des genêts, des hêtres dégénérés, des nains accroupis sur le sol, non plus des arbres, mais des culs-de-jatte d’arbres.
Nous montons, nous respirons, nous vivons. L’air léger s’aromatise de menthe, de gentiane, de réglisse, de mille senteurs doucement amères.
Nous oublions, — la journée est si belle, de celles où l’on ne peut songer à la mort, le bleu d’un ciel si tendre, nous avons oublié le crime de la veille, le pâtre qui a tué le vacher, l’autopsie pour tout à l’heure…
Nous atteignons le parc, une clôture mobile de piquets et de chaînes d’osier, où sont rassemblées les vaches qu’un valet est occupé à traire, assis sur un trépied dont les jambes forment deux branches, une selle composée d’un seul pied qui s’évase en assiette de bois, s’applique contre le fond de la culotte, s’attache aux cuisses et à la ceinture par des courroies.
A nos questions, il tâche de répondre en français ; mais les mots peu familiers ne sortent pas ; aussi le patois l’emporte vite :
— Pauvre vacher ! je n’ai rien vu ! Quant à ce qui est de çà, je ne peux pas dire que j’ai vu. Je les entendais bien se disputer, se menacer. Je leur criai de laisser ça tranquille, que ce n’était pas joli, à la vérité, de faire ainsi pour une bagatelle… Oh !… oh !… tro di bacco ! oh !… oh !… bête de vache…
Il poursuit, toujours à traire, les deux mains aux pis de la laitière, recueillant en un seau de bois leur jet abondant, le front contre le cuir roux de la bête :
— Le berger, en revenant de garder, avait trouvé la porte barrée. Il n’avait pu avoir son écuelle. Pensez s’il devait être affamé depuis le matin. Le vacher était descendu jusqu’à un masut, là-bas. Quand il est remonté, il a commandé au gamin d’aller faire provision de bois. L’autre a voulu atteler le char. Le vacher lui a défendu — qu’il n’y avait pas besoin de char pour descendre chercher une brassée de bois. Là-dessus, ils se sont contrariés. Le pâtre a reproché au vacher d’avoir barré la porte, pour l’empêcher de dîner. Et d’affaire en affaire : « Répète ça, je te fous quelque chose. — Oui, je répéterai. — Répète, je te fous… — Foutez voir… » Le vacher lui a foutu deux gifles… Ah ! tro di bacco !… Aux cris, je me suis levé, j’ai couru… Ils avaient effrayé les bêtes… Le vacher était par terre, le pâtre essayait de le relever… J’ai demandé :
— C’est une vache qui l’a mis par terre ?
— Non… c’est moi…
Je me suis rendu compte, en voyant la tête fracassée, et, aux pieds du pâtre, le pieu de fer qui sert à planter le parc :
— Ah ! canaille, tu as fait du propre ! que j’ai crié.
— Ah ! pauvre, je ne croyais pas lui en avoir tant fait…
Alors j’ai descendu prévenir, et il s’est laissé arrêter.
Le valet se lève, passe à une autre vache ; en même temps que lui, se redresse la selle comme soudée au derrière, la selle dont l’unique pied remue, s’agite en queue bizarre, battant l’air d’un va-et-vient brusque, à chaque pas.
Nous touchons au buron, une mauvaise cabane de pierres, recouverte de paille, maintenue par des liens et des pavés, un abri barbare, comme en construiraient, pour quelques jours, des nomades ; une odeur aigre et fade s’exhale de l’unique pièce où se fabriquent les fourmes, où gîtent le vacher, le valet et le pâtre.
Devant la porte basse est un tilleul, dont le vent a grignoté, déchiqueté les feuilles, comme auraient fait des chèvres.
Un groupe attend le médecin ; deux gendarmes bourrent leurs pipes, assis sur une souche ; l’air est glacé. Ils ont noué leur mouchoir au cou.
Le juge de paix, le chapeau melon enfoncé sur un serre-tête noir, va, de long en large, roule des cigarettes.
Un garçon se tient debout contre le char, attelé de bœufs, qui doit transporter le mort. Un autre bouvier s’accoude sur le joug, entre les cornes des bêtes.
A l’écart, sur le gazon, le feutre rabattu sur les yeux, les jambes croisées, un crayon aux doigts, un carton sur les genoux, le greffier s’est installé — comme un paysagiste devant un motif…
Des cochons noirs passent et repassent, galopent, se jettent dans nos jambes.
Le médecin et le juge de paix échangent quelques paroles.
Sur un ordre, les bouviers rabattent le dessus de la bière, défont le linceul, empoignent le corps, rigide dans une chemise de couleur, un tricot de laine brune, un pantalon de bure amadou, l’allongent sur une planche qu’on incline au moyen d’une grosse pierre…
Une odeur pénible dure quelques secondes, qu’entraîne le vent du soir…
Les assistants font cercle autour de l’opérateur.
Un petit vieillard, que je n’avais pas remarqué d’abord, s’est approché — un fermier avec ses boucles aux oreilles, les lèvres rases, jusque-là droit, immobile, comme indifférent. Mais tout d’un coup, de ses yeux bleus, clairs comme des yeux de fillette, une nappe de larmes ruisselle sur la dure écorce de ses joues, dans le crin piquant de son collier de barbe.
C’est le père ; quelqu’un l’entraîne ; il se laisse emmener, frappant le sol de sa canne liée au poignet par un lacet de cuir, frappant le sol à coups répétés, ou bien, s’arrêtant brusque, les regards au ciel, comme si de la terre allait monter, ou descendre du ciel l’explication du destin, la réponse à l’incompréhensible, la certitude que cela n’est pas, ne peut pas être ; et soudain, il repart, essuyant ses pleurs, rassujettissant son chapeau qui menace de s’envoler…
Le médecin s’est agenouillé. Il décolle les cheveux, détermine la contusion ; la blessure pénétrante s’étend de l’oreille gauche à l’occiput ; la mort a dû être à peu près immédiate. Il faut ouvrir, pour constater la profondeur de la plaie, l’épanchement. D’un scalpel, l’opérateur détache la peau pour permettre à la scie de mordre… La lame grince sur l’os, comme à gratter de la porcelaine : et, après, la scie suit la couronne sanglante ainsi tracée. Nous sommes là, penchés sur l’horrible spectacle, dans l’émotion de l’inconnu scellé derrière ces paupières, derrière ce masque verdâtre, aux lèvres durcies dans le rictus d’une épouvantable souffrance. Le mouvement ébranle la planche, le va-et-vient saccadé de la scie fait aller et venir, à chaque secousse, les bras inertes, comme les manches vides d’un pantin.
Parfois, la scie ne pénètre plus…
Alors le docteur l’enfonce à coups de marteau, et ce sont les jambes qui se démènent, les pieds qui tressautent, tandis que le vent, de plus en plus fort, ébouriffe la chevelure, la barbe morte…
Enfin, le couvercle est soulevé, l’encéphale apparaît, gluant de caillots sanguinolents, comme un œuf rouge énorme.
Le médecin examine, et puis replace la calotte, qui s’emboîte mal, les os éclatés par ce marteau et cette scie : pour la maintenir, il faut nouer un mouchoir sous le menton, comme les paysannes pour le mal de dents ou pour se garantir les oreilles.
Le médecin réclame de l’eau, un linge ; la source est plus bas ; il faudrait du temps ; un bouvier puise avec une large cuillère dans un baquet, verse du petit lait sur les mains du docteur, lui tend sa blouse pour s’essuyer après…
Nous descendons, vite, silencieux ; la nuit comble la vallée ; de temps à autre nous parviennent encore, des pentes, les tintements de sonnailles d’un troupeau en marche, la mélopée d’un pâtre qui rentre, qui va clore…