Veillées d'Auvergne
Le Calvaire.
J’ai traversé la Planèze, de Murat à Pierrefort, pour gagner Brezons — un pauvre trou de rien, où l’on peut s’étonner que je m’arrête — pour quoi faire ? Pleurer ! Oui, pleurer ! C’est bête, je sais. Mais je pleure tout de même. Pas à dire non, je pleure ! Ça me cuit sous les paupières, quelque chose qui me picote l’œil, depuis qu’à un tournant de la route (dont la rampe raide descend en longeant le vide à travers de graves paysages aux contrastes de vie et de mort, aux brusques alternatives de culture et de lande, de bois et de roc), depuis que j’ai aperçu… le CALVAIRE !
Ce Calvaire ? Pareil à bien d’autres du pays : un tertre assez haut qui domine le bourg, avec, plantés au faîte, une croix, un maigre noyer — voilà tout : et je pleure. J’ai beau me moquer — l’air de quoi, ainsi ? l’Enfant prodigue, le Petit Savoyard qui retourne à sa chaumière ! — n’empêche que mon cœur fond, et je pleure !
Vous comprendrez, quand vous saurez quel rôle cette butte de terre a joué dans mon existence. Six mois de mon enfance, vers les huit ans — ma famille réfugiée là, après le siège et la Commune — six mois, j’ai vécu au pied de ce bloc sombre, avec le rêve de grimper, la hantise d’atteindre la plate-forme où se dresse la croix, où verdit le noyer… Ah ! oui, ce Calvaire, d’où nous narguaient les chèvres, combien de fois « l’ai-je essayé », avec des camarades, têtus aussi…
Vaines tentatives…
Toujours, on devait renoncer, la culotte en lambeaux, les mains entaillées, les genoux déchirés comme à des clous et des couteaux de pierre !
On renonçait, mais pour un temps ; car, en dépit des remontrances et des menaces de corrections, les plaies apaisées, la semaine d’ensuite, l’assaut recommençait vers le but si proche, qu’on touchait de la main presque — et pourtant toujours inaccessible !
Et puis, au bas du Calvaire, appuyée contre, la maison « d’où je sors », comme on dit ici, la maison des miens, la plus modeste qui soit : une grange, un hort des plus petits, et l’oustaou, l’habitation, sous le grenier couvert de chaume, une seule pièce, où l’on accède par quelques marches…
C’est là qu’hivernait mon grand-père, buronnier, lorsque le froid oblige les troupeaux à descendre de la montagne… Là, mon père est né, a passé la moitié misérable — heureuse — de sa vie ; là se sont écoulées, pour moi, de brèves heures insoucieuses, à l’époque où le hasard uniquement, — mon père indécis d’émigrer de nouveau ou de se fixer dans la contrée — m’empêcha de devenir pâtre, pour me condamner plus tard à aligner des phrases…
Je reconnais chaque arbre de l’enclos et la haie de groseilliers… Mais « le bien » n’est plus nôtre… Là, demeure aujourd’hui je ne sais qui ? Je passe devant, sans entrer… Et vous ne voudriez pas que je pleure ?…
Un peu plus loin, dans les flancs du Calvaire, voici le four…
Une odeur de pain chaud embaume l’air ; c’est le jour, un grand jour, chaque quinzaine, chaque semaine au plus. Des femmes, les mains, le visage souillés de farine et de fumée, emportent, sur la tête, des piles de larges tourtes… Des enfants trépignent d’impatience, qui éclatent de joie, soudain, à recevoir la « pompe » brûlante, la tartelette dorée, chauffée pour eux, qu’ils enveloppent dans leurs tabliers…
Il fut un autrefois où le four ne s’allumait pas que la grand’mère ou la tante n’eussent pétri pour nous aussi des tartelettes et des pompes…
Je n’aurais pas les yeux rouges !
Mais ce n’est pas fini de pleurer…
Qu’elle est silencieuse, l’hospitalière maison des cousins chez qui je suis logé, si bruyante jadis ! Qu’elle est vide, jadis si pleine d’espoir !
Les deux jeunes hommes, avec qui je me rencontrais là, à des vacances, n’y sont plus.
L’un, médecin, qui promettait un savant, mort avant la trentaine, victime de son noble cœur, à la suite d’un mal contracté à courir — souffrant lui-même, en convalescence encore — , plusieurs kilomètres, par la nuit et la neige, au chevet d’un parent malade… L’autre, quasi mort pour la famille, enseveli comme un linceul — dans la robe du missionnaire…
Maintenant, le père et la mère sont seuls, dans la maison déserte où la joie n’habitera plus, désormais, au creux de cette vallée close de murailles formidables, qui barrent l’horizon de partout…
Cependant, croyants, les yeux vers le ciel, ils continuent de vivre…
Hélas ! elle est vite ébranlée leur résignation, qui pouvait paraître si solide ; la couche d’oubli n’est pas forte, une mince poussière qu’un rien disperse, et voici la douleur à nu…
Ils m’embrassent, et leurs cils se mouillent, leur peine s’est rouverte — tout le passé, pour eux, que mon arrivée évoque…
Pendant que la cousine pousse le feu pour la soupe, nous allons au pré chercher la jument… Quel plaisir encore jadis — c’est toujours passé, le plaisir ! — de se faire hisser sur la brave bête ; comme elle trottait, nous tous en croupe ! N’avions-nous pas comploté une fois de nous servir d’elle comme d’un gradin pour grimper au Calvaire !
Le soir trame ses premiers fils ; nous revenons taciturnes, dans la solennité de l’heure ; une clochette tinte, d’un troupeau de chèvres, qui dévalent par bonds, s’immobilisent, me regardent de leurs yeux diaboliques, ne s’enfuient qu’aux cris d’un valet, oh ! bestio di bestio, oh ! bêtes de bêtes ! piquant ses bœufs à moitié disparus avec le char sous la cargaison de foin ; l’angélus qui sonne…
Nous sommes devant la vieille petite église posée au bord d’une sorte de ravin, avec son cimetière d’un côté, de l’autre son clocher à peigne qui se délabre…
Ces églises de campagne sont les seules où j’ai pu prier, quand je priais… Les seules, sans doute, agréables au Dieu qu’on nous proposait, aimant les humbles et les simples. Évanouies aussi les heures de foi, et j’en eus d’ardentes, où je revenais de la prière, mes chagrins consolés, avec une âme rafraîchie et limpide…
Ce soir, je ne rapporte de la nef où je pénètre que des notes de carnet : l’obscurité où claquent les galoches sur le sol, où s’égrènent les chapelets et les amen de deux ou trois menettes, au curé, qui lit à la lueur d’une chandelle…
Et rien de plus !
Nous dînons, trois, à cette table qui fut si nombreuse, nous forçant à causer, à briser le cercle de fer des souvenirs, et n’y parvenant point, toujours garrottés dans le passé…
— Te rappelles-tu les histoires que tu aimais tant… Ça ne te dit plus, sans doute ?
Hélas ! si… cela me dit encore et c’est peut-être d’avoir aimé tant les écouter qu’il m’est venu d’en raconter à mon tour, pensé-je. Ah ! si les miennes pouvaient intéresser de la même façon que celles des autres m’intéressaient, moi !
La cousine récapitule :
— Tu te souviens, la Casso boulento ?
La Chasse volante ! Le grand veneur qui traverse à de certains minuits la vallée, vêtu de flammes, poussant de son fouet de feu, à travers l’espace, sa meute rouge et ses piqueurs flamboyants, — si je me souviens !
— Et las Fados da Fareire ?
— Oui, les Fées de Farère, qui habitent cette grotte merveilleuse, sous les pendentifs de basalte !
— Et le château de la Boyle, que ne dépasse jamais « l’agasse » — les pies ayant été excommuniées à la suite d’une foule de vols ?… Et le château du Grand-Roc, qui garde un énorme trésor dans ses ruines ?… Et « les peurs » du côté de Lescure ?…
— Et celle de la borne ?…
— Oui… que déplace un paysan, empiétant sur le champ voisin, dont le maître est mort et qui entend une voix lui crier : Planto lo borno ! — Planto lo dritto ! Plante la borne ! Plante-la droite.
— Et le mort… enterré à l’endroit qu’il ne veut pas… par de mauvais héritiers ?…
— Oui… qui trouvent sa pierre défaite tous les matins…
Oui, oui : je me rappelle tout, ces croix, çà et là, l’une pour quelqu’un frappé de la foudre, l’autre, sur le terrain où un chien déterra les trois jumeaux bâtards enfouis par une servante…
Oui, je me rappelle, et j’ai peur presque…
La nuit s’est étendue, pendant la conversation… Et je balaie d’un revers de main nerveuse la croix de mie de pain, que mes doigts machinalement avaient pétrie…
Je ne me trouve pas seul sans malaise, dans la chambre qui m’est destinée ; à côté, mes hôtes ont fait la prière, à demi-voix, puis se sont couchés ; et c’est le silence formidable de la nuit compacte…
Pas de bruit, que le murmure lointain de la rivière, au bas de la côte, dont les bois confus dans les ténèbres ne sont que des masses d’ombre, d’encre épaisse dans le sombre…
Tout d’un coup le chant clair, métallique de l’horloge, qui se répète, suivi de la sonnerie des autres horloges de la maison, à double sonnerie aussi, tout cela qui éclate de pièce en pièce, va scander mon insomnie, car je ne dormirai pas…
Je veux prendre un livre. Mais la porte de sa chambre est condamnée religieusement depuis sa mort…
Ah ! ce cabinet, en son absence, que d’heures défendues j’y ai passées, forçant la bibliothèque et les tiroirs, les yeux effarés — à l’âge du saute-mouton et des billes ! — devant tout ce qu’ils me révélaient des misères du corps, ces livres de science aux images terribles ! Et les instruments d’acier qui luisaient… De combien de maux ne me suis-je pas cru atteint ! Il n’en est point dont je n’aie souffert en imagination !
Mais qu’est-ce que ceux-ci, pour lesquels, plus ou moins, il s’invente des remèdes ! J’en ai connu d’autres, depuis, d’incurables tourments, et qui n’étaient pas signalés dans les livres…
La bougie s’éteint à un coup de vent, je vais fermer la fenêtre et…
Oui, une seconde d’effroi…
Contre le mur, quelqu’un est debout, qui s’avance…
Un instant pénible, je vous assure, avant de me rendre compte : une soutane de missionnaire pendue à une patère, et que le vent remuait… Ce qui a suffi pour me chavirer l’âme que j’avais déjà tout de travers, avec ces mille secousses de souvenirs.
Avant de partir, vous devinez bien que je fais mon pèlerinage au Calvaire…
Oh ! je n’essaie plus de parvenir par la difficulté, à la force des genoux et des poignets ; l’ère de ces héroïsmes-là est close ; nous suivons le chemin de tout le monde, — qui gravit la pente, par un détour, — sur le gazon doux… Cette route, on nous l’avait bien enseignée, d’ailleurs, jadis ; mais nous n’avions que dédain pour la voie tracée et nous continuâmes de tenter l’impossible, — qui seul nous tentait…
Ah ! ce Calvaire, comme il s’est dressé devant moi souvent ! Combien de fois aussi j’ai pris la vie à rebours — comme lui…