← Retour

Veillées d'Auvergne

16px
100%

Par monts et par vaux.

— Anin, tan que la fumado del bi duro… Allons, tant que la fumée du vin dure…

Le verre vidé, mangée la dernière bouchée, c’est la phrase pour se mettre en route que nous avions pris l’habitude de répéter, la phrase empruntée au paysan retournant au travail, après le coup de vin qui donne du cœur au ventre. Elle me revient aujourd’hui, cette phrase, à la lecture d’une lettre de là-bas, qui stimule ma mémoire paresseuse, réveille les souvenirs assoupis de mes excursions à travers d’autres villes et villages de la montagne, dont je n’ai point parlé encore…

Allons, tant que brûle la flamme capiteuse du souvenir…

Aussi bien, il est temps de me hâter…

Un peu plus, et la place me manquerait, dans ce livre déjà tout rempli !

J’ai fait l’école buissonnière, flânant à toutes les pages, et voici qu’il ne me reste plus qu’un chapitre, où il me faudrait un volume, à consacrer à tant de châteaux dont les vestiges au sommet des rocs attestent le passé formidable de la province, à tant d’églises qui rappellent ses ardentes heures de foi, tant de petites villes toutes glorieuses, chacune avec une bribe d’histoire, un bout de légende !

Mais il faut brûler les étapes, dans une pérégrination rapide, où l’on ne fait que passer, sans le loisir de séjourner. Pourtant, cela n’est pas dépouillé de charme non plus, la course pressée avec les contrastes intenses que produit la succession changeante des paysages, comme les images changeantes d’un kaléidoscope.

Allons !

D’ailleurs, par ces terribles routes témérairement montantes, descendantes et tournantes au flanc des puys et des plombs, les chevaux ne vont pas un train tel que l’on ne puisse contempler assez pour se les rappeler à tout jamais ces pans de murailles audacieusement juchées sur les hauteurs, ces tours fameuses, étronçonnées, chancelantes, toute la ruine tragique du moyen âge… Non, les chevaux ne vont pas d’une telle allure qu’il ne soit possible, au long des chemins, de ramasser quelques notes, de croquer une silhouette de monument, d’inscrire un détail pittoresque, de cueillir quelque fleur aux touffes de l’histoire ou de la légende — comme, au trot de la voiture, on casse la grappe d’acacia, la branchette de sorbier, qui pend des arbres au-dessus de la tête…


Et l’on ne s’en procure pas tout de suite, des chevaux !

Il fallut espérer au lendemain matin, et nous ne pûmes partir de Murat l’après-midi que nous avions projeté.

Toute une soirée, c’était plus qu’il ne fallait pour visiter cette petite noiraude de sous-préfecture, qui grimpe comme une chèvre sur la pente du rocher de Bonnevie, du haut duquel veille sur elle une statue colossale, toute blanche, de la Vierge !


Quel merveilleux piédestal, cent quarante mètres ! avec des étages de colonnes volcaniques, des basaltes prismatiques du plus puissant effet, comme des orgues géantes, aux tuyaux de 2 mètres jusqu’à 15 mètres de longueur sur 7 et 8 mètres de largeur, quel merveilleux calvaire ! C’est aussi un paratonnerre infaillible, paraît-il.

Dans ce pays d’orages, où la foudre est toujours suspendue, menaçante, Murat n’a point à redouter des feux du ciel, toute la ville est protégée par les aiguilles volcaniques du rocher de Bonnevie.

On parvient à la plate-forme par un raidillon qui monte du haut de la ville — que l’on a vite fait de traverser, tout en jetant un coup d’œil aux maisons renfrognées, comme de petites vieilles, qui sous les modes d’aujourd’hui gardent quelque signe d’autrefois — c’est, pour ces anciennes de pierre, leurs fenêtres surbaissées divisées par des meneaux, quelque rinceau de feuillage, une date sculptée au-dessus de la porte, quelque galerie extérieure abritant une boutique de coutelier ou de sabotier. D’un aspect curieux, encore il y a quelques années, le quartier des boucheries. Elles étaient réunies sur une placette aux maisons flanquées de tours, percées d’étroites et rébarbatives ouvertures solidement grillagées de fer. Les étals extérieurs, les lambeaux de viande aux crocs des murs, les marchands et les marchandes souillés de sang, des flaques figées sur le pavé, un ruisseau rouge longeant les façades, l’odeur écœurante et fade de la placette, des vols pressés de grosses mouches, par un fort soleil d’été, cela constituait un coin des plus pittoresques, mais cela n’allait pas non plus sans quelque malpropreté. La municipalité a exproprié et assaini, pour élever une halle.

Là, on était boucher de père en fils. Il faut espérer que les fils ont perdu les traditions des pères, accusés partout de trafiquer des chèvres malades, des vaches gâtées. Pour toute la contrée, lou Muratel, l’homme de Murat, était le marchand de « carne ». Des couplets patois font allusion à cela :

A Murat, quan bous coubidou,
Bous mettou sur un platou
Un paü de cabra pouirida,
Disen qua quo de boun moutou.
Si bous fatchias de lou chiëre,
Bous respondou tout coulère :
Naütres n’en mantzens tout l’an
A Murat, dessous Bredon.

« A Murat, quand on vous invite, — On met sur un petit plat — Un peu de chèvre pourrie, — Disant que c’est du bon mouton. — Si vous vous fâchez de leur chère, — Ils répondent tout furieux : — Nous en mangeons toute l’année — A Murat, dessous Bredons. »


Il ne faut que quelques minutes d’ici pour atteindre au sentier, et ensuite au haut du rocher de Bonnevie, où l’on goûte délicieusement la pureté de l’air, après cette halte au charnier ; et l’on ne se lasse point de la fête offerte aux yeux, le regard errant aux lointains vaporeux où s’érigent les cônes solitaires, vers les nuages, — ou plongeant dans la fraîche vallée d’Alagnon, se reposant sur le grave profil romain de Bredons, au bout d’un rocher qui fait vis-à-vis au rocher de Bonnevie.


En route, par l’allégresse du matin, où l’air est si subtil, comme neuf, comme de l’éther vierge, vers les cimes et les plateaux déserts !

Je ne me rappelle point, ce jour-là, de Murat à Allanche, avoir fait autre chose que de respirer, avidement, profondément…

Oui, tandis que se déroulait le trajet, terrains de cultures ou brousses désolées, gracieux replis des vallons ou rudes versants, les yeux sur le large des champs ou barrés par les pentes abruptes, je ne m’occupais que de respirer, de m’enivrer d’oxygène, comme si jamais jusque-là je n’avais goûté cette banale et rare jouissance, qui nous est si bien refusée dans la fournaise des villes compactes et desséchées.

Tant et si bien que ce fut une sensation douloureuse presque, lorsque, au bout de trois ou quatre heures, nous fûmes devant Allanche, — un gros bourg au pied des montagnes du Luguet, où il fallait s’arrêter pour déjeuner, laisser souffler les chevaux, — une sensation douloureuse comme si l’air allait manquer à mes poumons avides de vider, à eux seuls, tout le ciel…

N’allais-je pas avaler tout d’un coup autant de poussière que si j’eusse été à quelque fête des environs de Paris ? Allanche était tout remué d’un mariage qui avait lieu, justement, ce jour-là…


D’abord, la sonnerie des cloches et les cabrettes m’avaient fait interroger mon voiturier, — si nous ne tombions pas sur une des solennités pour lesquelles jadis était renommée Allanche ? Mais la Saint-Jean était passée, et passées les Saint-Jean où, d’après un usage, les adolescents se faisaient recevoir « garçons » comme les Romains prenaient la toge virile. Abolie aussi la royauté pour rire qui s’octroyait à cette occasion, où la plus grande charge pour l’élu consistait à régaler largement ses sujets, à présider aux danses et aux repas, à conduire les habitants au Piara-Prat, au Pré-Pelé cueillir les herbes de la Saint-Jean, douées de vertus spéciales…


La rumeur de la ville, aujourd’hui, avait donc une cause tout ordinaire, un mariage dont le long cortège tenait toute la rue, les hommes, des géants blonds, en blouses éclatantes comme des pans de ciel ou d’océan, en belles blouses bleues ou en vestes courtes, les femmes avec tous leurs bijoux dehors, des chaînes, des médaillons, des Saint-Esprit, de triples tours de cou. En avant, les cabrettaïres avec des flots de rubans à leurs cabrettes, précédés de garçons qui tiraient des salves de pistolets et de fusils…

Toute la noce s’engouffra dans la vaste salle où s’alignaient les tables chargées d’énormes quartiers de viande…

Cependant, la jeunesse ne tenait point en place, et l’on commençait de danser tout de suite, mangeant entre deux bourrées, dans la buée et la poussière soulevées…


J’avais achevé de déjeuner et voulais repartir, mais ce ne fut point sans peine, mon voiturier étant entré dans la danse… et n’en finissait point de « virer la dernière » qui était toujours suivie d’une autre…

Je crois même que je ne résistai pas et dus lui faire vis-à-vis.

Cependant, je n’en pouvais plus, j’étouffais réellement dans la vapeur de la salle où sautaient, ébranlant le plancher, et tout suants, nos montagnards ; quatre, entre autres autour desquels on avait formé le cercle, s’étaient déchaussés et, nu-pieds, continuaient de danser, avec des litres en équilibre sur la tête, sans qu’une goutte fût versée, cette bourrée si diverse, si mélangée aujourd’hui, tantôt rappelant la grâce maniérée du menuet, presque une danse guerrière chez les Cantalès de l’Aubrac, ailleurs, presque une danse d’amour voluptueuse de gitanes et exécutée souvent avec une gravité de danse religieuse !


Enfin, nous repartons, laissant à leur joie d’aujourd’hui les « nobios » et toute la société, au milieu desquels un cabrettaïre joue et chante l’inquiétant petit refrain :

Io sabo ina chansou
Plina di minsounso
Et si diso ina berta
Bolé bi que mi pindsou…

« Je sais une chanson — Pleine de mensonge — Et si je dis une vérité — Je veux bien être pendu… »


En route ! et c’est la solitude de nouveau, par la route qui va sur Marcenat à travers les pacages du Cézallier, le désert du plateau démesuré, monotone, sans rien que de loin en loin quelque troupeau, un buron…

Puis, en approchant du bourg éparpillé au milieu des arbres, nous rencontrons des villégiatureurs en promenade, dans d’élégants cabriolets attelés de chevaux fins :

— Des leveurs, murmure mon conducteur…

Les leveurs de toiles

Ce sont les émigrants de Marcenat, qui sont marqués de ce nom, la bande d’industriels par trop industrieux qui courent le monde, revendant les étoffes qu’ils se font livrer à crédit dans les villes par les marchands trop confiants… Leur rouerie est sans bornes, et quelques-uns pratiquent l’abus de confiance et l’escroquerie avec la plus admirable maîtrise… Il est vrai qu’ils appellent cela les affaires… D’autre part, il ne faudrait point croire que toute la population use de tels procédés et qu’il n’y ait point là comme ailleurs les plus honnêtes et les plus probes gens… Mais il y a eu assez des autres pour mériter ce mauvais renom au village… D’ailleurs, ce genre d’opérations se pratique de moins en moins, paraît-il ; les leveurs de toile deviendraient vertueux ; c’est ainsi que pour les jeunes le métier est devenu difficile — les négociants avertis, et le colportage diminué, expirant avec les chemins de fer…

A mesure que l’on avance de Marcenat sur Condat, le pays se fait doux et riant, et la montagne foisonne de forêts ; les ravins se comblent de végétation, les contours s’arrondissent, les lignes s’adoucissent, les vagues de collines qui montent à l’horizon vers le Sancy n’offrent plus les heurts violents de la tempête pétrifiée du Cantal, qui terrifie le regard au pied des puys et des plombs fauves…

La nuit n’était point là encore, et poussant les chevaux, nous pouvions atteindre Bort, célèbre par sa couronne d’orgues basaltiques, les plus vastes qui soient…


Après la grâce vive de ce matin au départ de Murat, vers les plateaux frustes d’Allanche, après l’étincelante journée, ce fut un crépuscule mordoré des plus beaux dont j’aie gardé souvenance — et j’en ai la plus riche collection, que je parcours, les yeux clos, lorsque je veux lutter contre l’oppression de l’hiver… Je n’ai qu’à vouloir, et les plus fabuleuses tentures des couchants se déroulent à mon désir… Mais ni les soirs de la mer ou de la montagne les plus magnifiques ne l’emportent sur celui qui expirait ce soir-là et, deux heures durant, versa tout son sang de lueurs et de pierreries sur la forêt d’Algères, où nous entrâmes au sortir de Condat, et d’où l’on ne sort guère qu’à l’entrée des Champs-de-Bort… Deux heures où le soleil agonisa sur les sapins et les hêtres, avec quelle splendeur ! s’arrêtant, se reprenant de mourir, se surpassant, enfin, comme s’il eût voulu mourir mieux encore, ne se sentant pas mourir assez, selon le vœu du poète, en beauté, en beauté…


Ah ! ce crépuscule comme pour moi tout seul ! cette forêt comme à moi seul ! dont le frissonnant silence n’était dérangé que de temps à autre par un bruit de cascades, un cri de bête, un chant d’oiseau, la cognée d’un charbonnier, ou d’un sabotier, dans leurs huttes enfouies au cœur des futaies !… Ah ! ce soleil, qui ruisselait sans fin sur l’espace où montait l’encens de la forêt, j’en ai l’âme dilatée encore et qui se pâme de la plus fervente mélancolie, dès que je lis, dans mes notes, cette journée, indicible, résumée en quelques mots : Murat — Allanche — Bort. — J’ai respiré. — J’ai traversé la forêt d’Algères…

Une journée… j’ai bien vu, comme souvent déjà en voyage, que le chemin est tout, qu’il ne faut pas trop compter sur le but…


Oui, ceux qui tardent à toutes les fleurettes de la route pourraient bien être dans le juste. Qui sait ce qui pousse encore plus loin ! Constatation banale, philosophie de proverbe, sagesse de la prétendue Sagesse des nations ! me siffle-t-on à l’oreille. Vous alliez à Bort ; à moins d’un tremblement de terre, vous n’aviez pas de doutes à nourrir, vous étiez bien assuré, un peu plus tôt ou un peu plus tard, d’entrer à Bort…

J’y arrivai aussi, j’y entrai — parti de Champs, où nous avions couché — aux premières heures du matin.

Mais j’y vins pour rien !

Les orgues basaltiques, les orgues sans pareilles, n’officiaient pas ce jour-là. De lourds nuages les enveloppaient…

— Espérez (me conseillait la marchande qui m’en vendait la photographie, de ces tuyaux comme des boudins gigantesques accolés), le soleil se lèvera peut-être…


J’espérai une heure, deux, trois heures, flânant le long de la Dordogne, vainement, et je dus me remettre en route, sans avoir contemplé les orgues, après une matinée de tête à tête avec la statue d’un enfant du pays, Marmontel, qui se dresse sur une place où le hasard me ramenait toutes les dix minutes…


C’en est fait ; je n’aurai point aperçu les orgues de Bort ; nous montons vers Riom-ès-Montagnes ; parfois, je me retourne, peut-être qu’elles se sont dégagées de la brume ; au contraire, cela s’épaissit de plus en plus, et le soleil ne se lève que bien plus tard, lorsque depuis longtemps nous sommes revenus dans le Cantal, de cette pointe vers le puy de Dôme, dont les orgues qui président à ses portes ne se firent peut-être si hostiles qu’à cause de notre préférence par trop absolue pour les hautes terres cantaliennes !


Après la journée de la veille, sur la montagne ou dans la forêt, le pays nous paraissait gras et riche avec ses champs, ses vergers, sa culture abondante, presque jusqu’à Riom, déjà élevé, ès-Montagnes, comme il est appelé, des montagnes qui prennent ici, à la place de puys et de plombs, les noms de sucs.


Voici une ville, enfin ! par hasard, qui n’a point été ravagée par les huguenots ou les Anglais. On offre ici à l’imagination du voyageur mieux que cela — la grande dévastation — par les Arabes, en 738, après la bataille de Poitiers.

Il y a même un ruisseau qui coule exprès pour consacrer ce souvenir, le ruisseau des Sarrasins, où les envahisseurs furent anéantis.

Mais Riom n’a point, pour exciter la curiosité, que l’eau claire de ce ruisseau, où ne demeure aucune trace du légendaire combat, ou bien les substructions des Rôtisses où l’on découvrit des poteries romaines, Riom peut s’enorgueillir surtout des magnifiques ruines du château d’Apchon, mentionné dans la charte de Clovis, encore assez debout pour dominer la montagne et écraser le paysage autour de sa pierre délabrée…


Dans le village — à quelques kilomètres de Riom… Des vieilles tricotent au pas des portes ; un pâtre garde, sur les pentes où sonnent les clochettes des bêtes ; des femmes lavent à une mare ; c’est la vie paisible du long jour d’été ; mais, au-dessus de tout cela, les ruines d’Apchon se dressent, au haut d’un dyke énorme, à 1.150 mètres d’altitude, orgueilleuses, comme dans un rêve de domination et de bataille encore… Lorsqu’à quelque détour du chemin, soudain la colossale silhouette se découpe, c’est comme une sensation d’effroi qui vous arrête, engourdit l’admiration, devant cette altière forteresse auvergnate, qui a résisté à la fureur des hommes, à la patiente destruction des siècles, véritable citadelle aérienne, à la pointe du roc vertical, abrupt, où l’on ne comprend point que l’effort humain ait pu hausser une si orgueilleuse architecture !

Apchon commandait à l’étendue de toutes parts.

De là, les yeux s’effarent sur le plus complet panorama de montagnes, le puy Mary, les monts Dore, les plateaux du Cantal et de la Corrèze, les gradins du Luguet et du Cézallier.

Apchon commandait à tout le reste de la contrée — et ce n’est plus que quelques parois d’où le pâtre libre d’aujourd’hui pousse un bloc pour le simple plaisir de le voir, de l’entendre rouler avec fracas dans le creux du vallon. Le petit paysan moque le tyran d’autrefois… Il n’a plus de respect un peu que pour la Font sainte, à quelque distance de là, où montent des pèlerinages. L’espoir de la guérison miraculeuse y conduit les malades — pas tous bien croyants, mais comptant au moins que, si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas de mal…


Le temps de redescendre à Riom et de réatteler, et nous projetons de gagner Saignes et Ydes, où nous toucherons à la nuit, — après nous être désaltéré les yeux (séchés à ne voir que le roc, la terre ou la forêt) au lac de Menet, dans une riante campagne. Car ils sont peu fréquents les bassins tranquilles, les nappes d’eau étale, dans ces vallées étroites où les torrents et les ruisseaux s’étranglent. Mais le soir nous hâtait et la halte fut courte ; trop court le répit de douceur que nous procurait ce calme lac, immobile entre les herbes et les roseaux. Cependant, nous ne nous étions que trop attardés, et nous fallut traverser deux heures de nuit, de ténèbres denses, avant d’atteindre l’auberge de Saignes.

Je n’étais venu à Saignes que pour aller à Ydes, une commune qui en dépend, toute voisine, dont l’église du douzième siècle mériterait une description minutieuse.

Mais je n’y consacrai point toute l’attention voulue.

J’examinais le zodiaque, les deux bas reliefs du porche, dont l’un représente Daniel dans la fosse aux lions, l’autre un ange qui traîne le prophète Habacuc par les cheveux, lorsqu’un enterrement survint, et nous dûmes nous écarter… Nous nous approchâmes ensuite, mais j’oubliai de scruter les pierres, tout à la cérémonie funèbre, à laquelle les circonstances donnaient un caractère tout particulier. La toiture enlevée — on réparait — cela se passait en plein air, et cela n’était pas triste, malgré la tristesse du cortège, les pleurs des parents, les mantes de deuil des femmes. L’idée de la mort ne pouvait, devant la bière même, nous hanter, par ce jour bleu, ineffable, criblé de soleil, où vibraient des vols d’oiseaux qui se posaient sur les murs, s’effarouchaient à la voix du prêtre avec des cris joyeux, prêtaient à la lugubre messe quelque chose d’une fête païenne en les pays de soleil. Nous faisions le tour de l’enceinte, décorée de modillons grimaçants, et aux portes latérales, de nouveau nous assistions aux prières pour le mort dont le ciel chauffait le blanc linceul qui enveloppait la bière… et je l’enviai, le mort inconnu, qui retournait à la terre maternelle par ce jour enchanté, paré de joie et de lumière…


A quelques centaines de mètres du village s’est installée la petite station des eaux minérales pour lesquelles, naturellement, on espère le plus brillant avenir, au fond d’un joli vallon de la Sumène. Des sommités médicales ont décerné les attestations les plus flatteuses à ces sources. Moi, je goûtai fort les légendes qui me furent répétées sous les ombrages qui y mènent, notamment toutes celles qui ont trait aux fées, aux « demoiselles » qui sont les ondines de la montagne. Elles habitent plus particulièrement un tumulus — ils sont nombreux sur le territoire de Saignes-Ydes — celui dénommé suc des Demoiselles, d’où un cabrettaïre, qui avait raillé leur puissance, fut précipité du haut d’un roc par une ronde des fados outragées.

Après l’église ensoleillée d’Ydes, comme celle de Mauriac, où nous arrivâmes ensuite, m’apparut froide, déjà consternée par le soir !…

C’est un des monuments remarquables de la Haute-Auvergne, typique du roman cantalien, trapu et massif dont l’un des mérites, et non le moindre, consiste dans l’accord parfait de sa rudesse avec les lignes violentes et heurtées du haut pays. Certes, la grâce et les mièvreries ne constitueraient que des anomalies et des contre-sens dans ces rugueux cantons ; et si l’on rêve d’art fin et délicat, ce n’est point au milieu de cette nature hostile et de ses rudimentaires populations qu’il faut aller le chercher. Ce n’est point au pays de basalte que l’on retrouvera les frêles dentelles, les fleurs ciselées du granit breton ! Cependant comme au portail de l’église d’Ydes, le portail de Notre-Dame-des-Miracles porte dans son tympan des sculptures auxquelles il faut prêter attention. A l’intérieur, une Vierge noire célèbre. Sur la place, des maisons anciennes à tourelles…


En quelques minutes nous visitons Mauriac, qui présente un aspect tout à fait avenant… Un obélisque dont Montyon l’a doté, comme le constate l’inscription de Marmontel, décore le Cours… Enfin ce gros bourg a presque l’opulence d’un chef-lieu avec ce large boulevard qui descend, se termine en terrasse, d’où la vue embrasse un vaste cirque d’horizon sur la Corrèze. Et puis — le chemin de fer n’y passait point alors — le va-et-vient bruyant des diligences, tout le roulage qui s’arrête ici, des marchés, de grosses foires, font de Mauriac un centre important, où il y a du mouvement et de la vie…

Mais il faut partir, après ces furtifs regards sur Mauriac et ses environs de vergers et de prairies, sans avoir vu « la lanterne des morts », phare funèbre à l’entrée du cimetière, qui date, paraît-il, du treizième siècle ; nous avons projeté d’entrer à Salers avant la nuit…

Salers, c’est la perle de la montagne, une sombre perle superbement enchâssée à l’avancée d’un bloc basaltique, à plus de 900 mètres d’altitude. Les puissants souvenirs des temps féodaux qui nous hantent à travers l’Auvergne, aux ruines éparses çà et là, se complètent ici, à la vue soudaine de la petite ville demeurée intacte, sans lacunes et sans additions, comme une pure relique d’autrefois.

Plusieurs enceintes de murailles, une porte dans les flancs de laquelle pouvait tenir une garnison, et des petites rues, bordées de vieilles maisons aux ouvertures cintrées, grillagées de fer, aux tourelles en encorbellement ; tout cela d’il y a des siècles, sans que rien d’aujourd’hui choque l’imagination emportée dans le passé, qui devient contemporaine de ces pierres suggestives ; puis, une merveilleuse petite place, tout entière conservée, avec les plus remarquables de ces maisons-forteresses, aux façades hostiles — à étroites ouvertures, barrées, hérissées de fer — flanquées de leurs tourelles ; tout cela terrible, menaçant dans les ténèbres tombées, où rougeoient seuls quelques lumignons, dans le silence où l’on s’attend à entendre tout à l’heure l’éclat des trompettes, le tumulte des chevaux et des hommes d’armes.


L’hôtel aussi où nous heurtâmes nous apparut des plus romantiques, encore que sur le feu mourant de la vaste cheminée il ne tournât pas la moindre broche truculente.

Nulle lumière n’éclairait la pièce que la flamme du pâle foyer.

Une vieille, vêtue de noir, se dressa du banc où elle sommeillait, comme sculptée dans la boiserie, d’où elle se détachait en cariatide.

— … Passer la nuit… Quelque chose à manger…

— Il n’y a rien ! répliqua-t-elle.

C’était la première auberge de Salers !

— Il n’y a rien… Il n’y a rien ?…

— Des pommes de terre, voilà tout…

— Ce n’est pas gras…

A peine avais-je prononcé ces mots, qu’une seconde cariatide se découpait dans la lueur de la cheminée, vêtue pareille, et pareillement vieille.

— Certes, ce n’est pas gras — et si c’est du gras que vous cherchez, vous n’en aurez point ici…

C’était vendredi, maigre, — à quoi je n’avais guère songé… Cela devenait grave, et j’essayai de parlementer…

En voyage, il est permis…

— Il n’y a pas de voyage qui tienne… On ne mange pas ici à toutes les heures du jour et de la nuit…

Il était huit heures !

— Vous aurez ce qui reste, clama une troisième voix…

Je vis glisser, à son tour, dans le fond de la cheminée, une troisième vieille, que je n’avais point aperçue encore, rencoignée dans le noir…

Je m’affalai sur un banc et j’attendis, laissant agir mon voiturier… Nous pûmes obtenir deux pommes de terre, une tête de truite et quelques pattes d’écrevisse…

Je manquai mourir de faim…

Mais, ô braves vieilles femmes de mon pays, tout de même je vous fus reconnaissant d’être ainsi comme de l’époque, vous aussi, de ne m’avoir pas gâté cette vive impression de Salers par le décor d’une de ces hôtelleries aux servantes accortes et au garde-manger toujours prêt — et de mettre votre foi catholique au-dessus des soucis de votre profession…

D’autant plus, chères vieilles Auvergnates, que vous savez admirablement combiner les exigences que nécessitent le soin de votre salut et les affaires…

En pratiques Auvergnates, vous sûtes vous faire payer ces bribes comme un vrai repas : vous me fîtes payer gras le dîner maigre…


Sur l’avancée abrupte de son rocher, Salers se termine par une promenade, d’où l’on jouit de la vue la plus parfaite sur les vallons de l’Aspre, de la Maronne, de Malrieu, qui se réunissent à sa base — et sur les montagnes, le puy Mary, le puy Chavaroche, le puy Violent.

Longtemps, je les contemplai, non sans tristesse, car, après ce cordon de route qui court à leurs flancs, et que j’allais suivre jusqu’à Murat, c’était le départ, c’en était fini — sait-on jamais pour combien l’on s’en va ni si l’on reviendra — de les retrouver tous les jours, à chaque tournant de route de ces courses par monts et par vaux…

Chargement de la publicité...