Veillées d'Auvergne
Plombs et Puys.
C’est vers eux, les plombs ou les puys — le plomb du Cantal ou le puy Mary — que montent à toute heure les regards du peuple de la montagne…
Despotes absolus, que ces mornes ancêtres de la création, arbitres aujourd’hui des vents et des nuages sur une vaste étendue, dont les fronts barrent l’espace, farouches divinités, qui font ici la pluie ou le beau temps.
Dès le matin, on les consulte, savoir comment ils ont passé la nuit, comment ils se lèvent, clairs ou sombres, dans l’aube pure ou le matin crasse ; et tout le jour, on les observe, si changeants ! à l’instant, calmes et placides, tout d’un coup inquiétants, orageux : enfin, le soir, on tâche à deviner quel sera le lendemain, à la façon dont ils se couchent.
Mais les prévisions des plus malins, des pâtres et des vachers, l’œil attentif toujours à fouiller l’horizon, ne se font jamais que suivies de toutes les restrictions, de tous les à moins que…, de tous les si… possibles !… Comment affirmer quoi que ce soit, avec des tyrans de qui il faut redouter toutes les sautes d’humeur ! Avec eux, on n’est jamais sûr !… Leur beau fixe est tout ce qu’il y a de plus variable, j’en sais quelque chose, surtout en ce qui concerne le Plomb.
Ah ! ces plombs, ces puys, qui n’atteignent pas dix-neuf cents mètres, je ne manquais point à l’occasion de railler un peu lorsque — comme les marins à la plus légère ride de la mer — je voyais ces montagnards, graves et soucieux pour le plus mince fil de nuage là-haut…
— Des nains qui ont oublié de grandir, m’écriais-je à propos du Plomb ou du Puy ; à peine s’ils tutoient le ciel, lorsque les Alpes couchent dedans ! Des montagnes pour rire, des taupinières !
Je comparais, avec les géants suisses de cinq et de six mille mètres ; je vantais l’inoubliable magie des glaciers, des neiges éternelles ; mon rêve escaladait plus haut encore, entassait Alpes sur Pyrénées, m’emportait sur d’inaccessibles Himalayas ! Enfant prodigue, je dédaignais, pour y être trop accoutumé, ma montagne cantalienne ! Comme les gamins sont sans respect à l’égard du grand bon chien qu’ils martyrisent et dont ils ignorent les crocs redoutables, comme les gamins sans gêne tirent la barbe blanche du grand-père qui les fait chevaucher sur les genoux, ainsi je me moquais des crêtes et des cimes de la montagne débonnaire sur les flancs de laquelle, à mes vacances d’écolier, j’allais cueillir l’airelle, tailler des sifflets de coudrier, ou chercher des nids… Non, cela n’était pas sérieux en tant que montagnes, l’Auvergne ! Est-ce que Michelet, qui s’y connaissait, lui, dans ses évangiles de la Montagne, ne les avait pas tout tranquillement laissées de côté, nos hautes terres, le Plomb et le Puy !
Longtemps, je fus dans cet état d’esprit, — la montagne incomprise.
D’ailleurs, plus tard, ce furent les sommets du monde entier qui me devinrent indifférents. Eh ! que me faisait qu’ils portassent plus ou moins haut leurs têtes arrogantes ! Entassés les uns sur les autres, Babels sur Babels, leur escalier ne s’élèverait jamais, toujours, que dans le vide, n’atteindrait jamais au seuil du mystère de vivre…
Et puis, qu’attendre de leur immobilité et de leur silence ! Je ne les trouvai point sensibles et vibrants à mes peines de la vingtième année. Taciturnes — par là, ils glaçaient mes effusions, contredisaient à l’agitation, à l’élan de mon cœur ; je m’éloignai d’eux, je leur préférai le tumulte incessant de l’Océan, les douces vagues dont le rythme berçait mon espoir ou ma mélancolie, les vagues furieuses où criaient, où sanglotaient mes emportements, mes colères, mes rages, mes ardeurs, mes désespoirs ; je préférai à la montagne impassible le va-et-vient tendre ou rude de la mer, la voix câline ou brutale des flots, la chanson de l’eau joyeuse ou douloureuse, de l’eau qui pleure, de l’eau qui rit…
Mais, des années et des années après, voici que je reviens à la montagne, lassé un peu de la complainte menteuse des vagues, lassé de leurs caresses mouvantes et de leur vaine tendresse fuyante, et de cette agitation sans fin, toute secouée de vouloirs et de désirs… C’est que toute la fougue des cœurs en partance s’est apaisée en moi, peut-être ! et que, désormais, l’ambition ne me hante pas de plonger « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ».
Inutilement la chanson de la sirène m’invite aux voyages ! A quoi bon courir vers d’autres grèves ! Partout fleurit la déception ; l’herbe de la désillusion croît et foisonne à toutes les altitudes, sous toutes les latitudes, pour ceux dont l’âme est, de naissance, vouée au noir…
Or, voici qu’elles sont passées, les heures où la mienne se laissait rouler aux volutes des vagues, aux chimères de la vie, dont les ressacs violents m’ont plus d’un coup jeté contre les brisants…
A présent, la montagne me sollicite…
L’immobilité des monts, leur silence, maintenant, tout d’eux m’est fraternel et charitable…
Aux troublants conseils d’agir de la mer, avec ses ondes en mouvement perpétuel, ils opposent l’acceptation de tout, la résignation à tout :
— Nous aussi, me prêchent-ils, nous avons été jeunes, bouillants, impétueux ; alors, nous jetions feu et flamme ! Mais, peu à peu, le volcan s’est éteint, ensevelissant sous la cendre la forêt de printemps toute verte.
Aujourd’hui, la montagne ne m’apparaît plus aussi impassible qu’autrefois, avec tout ce fabuleux passé que je sais enseveli sous le dur basalte ! A chaque fois que je gravis vers le Plomb ou le Puy, sur le gramen glissant qui tapisse leurs pentes, à travers les poils de bouc et la gentiane, je me rappelle ma descente dans leurs entrailles, en compagnie de M. Rames, à l’époque où tout cela flambait jusqu’au ciel — dans la nuit des temps…
Oui, ces empreintes de fleurs vives ou de feuilles mortes que le géologue m’exhibait, pétries dans la cinérite pliocène, ont leurs pareilles — ce pêle-mêle fané des souvenirs — qui gisent au fond de notre cœur, aussi… Tristes analogies, et à cause desquelles, sans doute, il me semble qu’il transpire maintenant de la montagne une tendresse compatissante, qu’il sourd d’elle une âme profonde, indulgente et sereine. Ici, plus que partout ailleurs, au spectacle de ce qui est demeuré des antiques convulsions du globe, j’ai goûté fortement le sunt lacrymæ rerum du poète ; il y a comme une vie toute chaude encore dans ces scories et ces laves brunes du Cantal ; il semble que ses blocs erratiques ne sont qu’arrêtés dans leur course ; il semble que tout cela pourrait remuer tout à l’heure ; qu’une houle, un jour, pourrait bien, une fois de plus, secouer cette effroyable tempête figée, au fort de la tourmente préhistorique, cette formidable tempête pétrifiée que représente aujourd’hui le Massif central… Cette sensation poignante, que la vie sommeille, qui pourrait bien se réveiller un jour, vous pénètre… Aussi, nulles montagnes, pas même les Alpes avec leurs splendeurs incomparables, leurs glorieux fleuves, le fastueux manteau de glace dont ces vierges froides — assez hautes pour l’agrafer avec des étoiles — couvrent leurs sublimes épaules, ne peuvent faire oublier le Plomb et le Puy, dépenaillés comme deux pauvres sous le ciel, avec leurs guenilles de gazon élimé comme le saïle (la limousine du berger), troué par endroits, montrant la chair — le roc à nu — avec ces petits ruisseaux qui dévalent, comme les larmes des géants enchaînés !…
Des géants qui secouent leurs chaînes, de temps à autre — l’année dernière encore où la contrée fut agitée d’un long frisson — des géants qui secouent leurs chaînes, qui pourraient bien les briser un jour…
En attendant, tout captifs qu’ils sont, abîmés dans le silence et la solitude, ils savent bien se dérober à quiconque veut les traiter en vaincus, s’imagine qu’il va poser les pieds dessus en conquérant, et marcher sur ces grands fauves, endormis seulement, comme sur d’insensibles descentes de lit…
Malheur à l’imprudent !…
Tout d’un coup, du bâillement horrible des vallées, sortent d’épais nuages : et ce sont les abois terrifiants du tonnerre qui grondent et roulent, du fond de toutes ces gueules sombres…
Certainement, ils ont leurs colères et leurs rancunes… Et comme j’ai dit, au début, en ce qui concerne le Plomb, j’en sais quelque chose, et j’expiai durement mes anciennes railleries…
L’ascension est des plus faciles, par le Lioran, — à peine trois heures, pour monter et descendre, un jeu d’enfant !
Je ne voulais pas me contenter d’une si piètre promenade. Je résolus de prendre par la difficulté. Je projetai d’y aller de Cézens, une nuit, pour descendre ensuite jusqu’à Vic-sur-Cère. Au départ, sur minuit, temps superbe. Oui, mais bientôt cela se gâta — pas assez, tout d’abord, pour nous faire renoncer, mais, tout à fait, plus tard, lorsqu’il n’était plus possible de rebrousser chemin… Les étoiles s’étaient éteintes une à une, la lune voilée ; puis ce fut l’obscurité compacte, le tonnerre roulant par l’espace, une pluie drue, dont les invisibles lanières, qui nous apparaissaient de feu, à chaque éclair, nous labouraient le visage. Pas un point de repère dans ces ténèbres épaisses et comme courantes sous la bourrasque…
Cependant, mon guide, un journalier du pays, marchait toujours, sûr de lui, m’annonçant d’avance une touffe d’herbe, une bosse de terre, un creux, les plus minimes jalons de la route où le maintenait l’habitude. Fragiles indications, où il s’égara tout de même, au bout de peu de temps dans cette marche noire où les zigzags de l’éclair ouvraient soudain des gouffres de lumière instantanée que les ténèbres comblaient tout de suite. Nous marchions, nous marchions toujours sous la pluie qui nous traversait jusqu’à la peau, tâchant de nous orienter, à quelqu’une des lueurs de l’orage, vers un buron que mon homme prétendait ne pouvoir être éloigné… Les heures passaient… Enfin, je comptais sur le jour, qui ne vint guère ce jour-là… C’était en août… il eût dû faire clair assez tôt… Ma montre marqua trois, quatre, cinq, six heures, avant que l’obscurité se dégradât, qu’une pâleur glissât à travers le treillis pressé de la pluie. Oh ! je ne plaisantais plus, exténué, comme ces voyageurs de la légende, jouets des génies de la montagne, qui les bernent, leur font accomplir mille tours et détours, par des circuits fantastiques… Pareillement, j’allais derrière ce guide qui allait, revenait sur ses pas, marchait, marchait toujours…
Je ne sais plus comment nous parvînmes, à bout d’énergie, à un buron, guidés par les beuglements des bêtes éperdues sous l’orage. Harassés, claquant des dents de froid, mourant de faim — nos provisions s’étaient délayées sous ce déluge — il était temps ! Les vachers n’étaient pas debout encore. Celui qui se leva à nos cris demeurait effaré, derrière la porte, sans ouvrir… Ce ne fut qu’après un long conciliabule entre les valets que l’on nous reçut…
Devant la réalité en chair et en os, ils doutaient encore, s’interrogeaient sans doute en eux-mêmes, si ce n’était pas le Diable sous nos défroques, — un étonnement fort compréhensible !
D’autre part, pour moi, c’était bien comme si j’eusse été entraîné dans quelque caverne d’un autre monde ! La misérable cabane semblait comme flotter dans le brouillard, sous la pluie où dans cette aube trouble de limbes qui les enveloppait, avec les toiles grossières, les sacs qu’ils s’étaient jetés sur les épaules, tout ruisselants, les buronniers ne figuraient que des ombres, les sujets d’un royaume d’ombres, des ébauches d’êtres, évoquaient l’idée d’une demi-humanité seulement, d’un limon informe…
Enfin, une fois entrés, les buronniers rassurés sur notre compte, de mon côté je pus acquérir la certitude que nous étions chez de simples Cantaliens et que mon guide ne m’avait point attiré dans les régions souterraines… Et, nous voilà à tordre nos vêtements, sous un abri qui servait de grange, dont les planches disjointes laissaient couler l’eau, menaçaient de se laisser emporter à la rafale. Puis, nous nous enterrâmes sous le foin, le temps de nous sécher un peu — mon compagnon de route, de déroute plutôt, parlementant pour obtenir du feu, quelque chose de chaud à manger, à boire… Mais il fallut patienter jusqu’à la « traite » des vaches… Il ne restait point une goutte de lait. On l’emploie, tout aussitôt tiré, pour la fabrication de la fourme, le fromage dit : cantal.
Tandis que le pâtre tâchait d’enflammer une botte de genêts sur les deux pierres qui formaient l’âtre, je pouvais examiner à loisir la cabane…
Tous les mêmes, ces burons, ordinairement composés de deux pièces, l’une où s’accomplissent les diverses préparations du lait ; l’autre, plus basse, une cave où s’alignent les fourmes. Dans la première, au milieu des ustensiles, est ménagé un recoin pour les couchettes du fromager et du valet ; le plus souvent, les bergers et l’autre valet ont leurs paillasses dans les granges… Des tricots de laine, des limousines, des haillons dégouttaient, suspendus à des traverses ; des flaques s’étalaient, sur la terre battue, détrempée. Pendant que chauffait la soupe blanche — la soupe au lait et à l’eau qui constitue le fond de l’alimentation des vachers — ils se mirent au travail. A deux, face à face, sur une sorte de table percée de trous, le pantalon relevé jusqu’au ventre, ils pétrissaient, ils foulaient — cariatides accroupies du plus bizarre effet — la tome, qui pressée deviendra la fourme… Industrie tout à fait rudimentaire que celle du fromage d’Auvergne, et qui ne doit point avoir beaucoup varié à travers les siècles… Il paraît que la chaleur des mains, des genoux est nécessaire et que les produits obtenus par des procédés moins primitifs, comme la presse à vis, sont de qualité inférieure… On ne veut pas des machines… La presse sous laquelle la tome est mise ensuite n’est qu’une planche, qu’on surcharge de blocs de pierre… Rudimentaire aussi fut la soupe blanche, enfin tiède, où nous trempâmes un aigre pain noir, moisi…[6]
[6] Tous les perfectionnements ont été apportés à la fabrication du Cantal, devenu fromage de luxe.
Et la pluie tombait toujours…
Cependant, la brume diminuée, moins dense, mon compagnon se fit fort de descendre jusqu’à Thiézac, puis dans la vallée de la Cère, car, pour monter, il n’y fallait pas compter…
La retraite ne s’effectua pas sans difficulté, mais s’acheva tout de même, et je dus attendre un temps propice pour faire l’ascension…
Désormais, je fus moins fanfaron et ne badinai plus avec cette mauvaise tête du Plomb…
Je lui ai rendu souvent visite, depuis, aux heures où il reçoit de préférence — au lever du soleil — en partant de Saint-Jacques des Blats ou du Lioran. Et, là-haut, je ne me laissai point aller à mon mauvais penchant pour la raillerie. A contempler d’ensemble le dédale confus des vallées et des vallons, l’inextricable et vertigineux labyrinthe des gorges et des défilés, je sentais trop bien quels faibles moucherons nous étions, incapables de nous dépêtrer de cette immense toile d’araignée (comme dit une comparaison fort juste) dont le centre serait le Cantal, duquel tout le réseau de montagnes, tous les fils se détachent…
Le puy Mary, lui, ne se comporta point d’abord aussi barbarement à notre égard. Il nous laissa venir à lui. Cependant, comme pour le Plomb, nous fîmes les vaillants. Le puy Mary ! Un enfant de quatre ans peut y gravir, non qu’il y ait des ascenseurs, mais la route de Salers à Murat court sur ses flancs, à un quart d’heure du sommet. C’est une joie que de toucher au but, mais combien plus aiguë lorsqu’il y a fallu quelques efforts. Certes, jamais je n’éprouvai à me trouver sur le puy Mary, commodément transporté en voiture, les sensations profondes d’y être parvenu après des heures d’ascension… Brutale possession que la première et qui n’offre point la douceur de la conquête peu à peu, où, à chaque pas, la montagne se livre davantage, montre des perspectives nouvelles, s’abandonne toute avec le secret de sa flore et de ses eaux mystérieuses, le charme d’une intimité cœur à cœur qui s’établit entre elle et vous, jouissance infinie à laquelle ne saurait prétendre celui qui passe, le promeneur indifférent et rapide, pour qui la montagne ne soulève point ses voiles, n’offre qu’un formidable chaos désert coupé par les prodigieuses ornières des vallées, tristes, comme des fleuves vides…
J’y montai de Fontange, au puy Mary, par la Bastide et le Bois-Noir — où je ne pénétrai pas sans émoi, au spectacle de ces sapins séculaires, étonnants burgraves, auprès desquels les plus illustres vieillards des forêts que j’avais salués jusque-là n’étaient que de frêles adolescents. Dans ce pêle-mêle de roches, entre lesquelles coulent des ruisseaux, où tombent des cascades, j’étais frappé de terreur au bruit de mes propres pas, qui me semblaient, sacrilèges, profaner le silence et la solitude d’un temple… Nous allions, recueillis et lents, entre ces troncs démesurés, troués de cavernes où logerait une tribu — de statures extraordinaires, comme des Titans métamorphosés, changés en arbres, avec de vastes barbes blanches de « Père Éternel » ou de « Bonhomme Hiver », grâce à quoi ils apparaîtraient assez débonnaires et familiers, si le tragique aspect de la forêt n’interdisait de sourire… Plus d’une de ces grandes barbes, la foudre les a roussies. Dans cette vallée de Chavasques et de Chavaroche, l’orage gronde fréquemment. Ces vétérans homériques sont tous décapités par le tonnerre, à une certaine hauteur, — ce qui les a arrêtés, seulement — semble-t-il — de croître sans fin ! Luttes épiques ! dont on ne salue pas sans respect les témoins et les acteurs, ces grandioses sapins, balafrés épouvantablement, noirs du feu du ciel, quelques-uns morts en héros, debout, et d’autres, plus grands encore, couchés, qu’on peut mesurer alors, qui jonchent le champ de bataille dont le Bois-Noir évoque l’idée de ruine et de désastre.
Lo lo lo lo lo lo lo lo léro lo…
Des voix de pâtres, des sonnailles de troupeaux, et bientôt le bleu du ciel nous attendait à la lisière… C’était le dernier buron, sur ce versant de la montagne que nous commencions de gravir… Oh ! la joie de monter dans l’air de plus en plus léger, vers l’azur de plus en plus délicat et fin, les haltes avec la surprise, à chaque fois, du panorama renouvelé, élargi, l’effort récompensé par cette fête éblouissante, offerte aux yeux, des horizons se dévoilant dans les magies de la lumière ; l’oubli des servitudes de la vie, de toutes les misères comme laissées dans la vallée, au bas des côtes, toutes les tristesses comme balayées — le bien-être robuste de l’âme, égale et sereine, comme éventée par l’air pur et fort tout chargé d’aromates… Enfin, l’indicible et troublant délice, au sommet, de dominer le cirque des paysages agenouillés, prosternés autour du puy Mary, — l’évêque à la mitre fourchue, comme chante Vermenouze, — et de ses enfants de chœur, le Griou pointu — et le Griounel, qui lui ressemble comme un jeune frère…
Mais, déjà l’ombre se trame au fond des vallées, où les rivières brillantes tout à l’heure se sont ternies ; sur des hauteurs, ce sont toutes les merveilles du couchant, des versants mordorés, des nuages en flammes, tout un pan de l’espace tendu de pourpres changeantes, éclatantes tour à tour et fanées, des averses de pierreries éphémères, des déluges de nacres, de perles, des lacs chimériques, tout d’un coup taris, qui ne laissent à leur place que le vide incolore et, à travers la féerie du beau soir d’été, l’affre poignante du crépuscule, où tout va s’éteindre, la mélancolie montante où s’enlisent les êtres et les choses…
Nous nous hâtons de descendre, peu soucieux d’être surpris par la nuit. Il serait simple de piquer droit, sur Mandailles, à nos pieds. Mais nous avons une heure ou deux de jour encore, et projetons de gagner le Lioran, par le col de Cabre… Cela ne s’exécuta pas si facilement ! Je pus croire encore, comme pour le Plomb, que le Puy, offensé de nos moqueries de jadis, tenait à se revancher aussi, lorsque, la nuit proche, nous eussions dû être sur la pente du Lioran, égarés, nous nous trouvâmes au puy de Peyrarches — d’où il nous fallut retourner sur le trajet accompli pour reprendre la vraie direction. Il y eut là deux heures assez maussades, sur lesquelles pesait le souvenir de celles passées autour du Plomb. Enfin, l’arête franchie, nous dégringolâmes, au hasard, dans les ténèbres… Soudain, ce fut comme un angélus, loin… les sonnailles des bêtes, dans un parc, lo lo lo lo léro lo, la chanson du pâtre, une petite lumière… qui nous conduisirent à un buron, d’où il était facile de se diriger sur le village : nous en étions quittes pour la peur…
Mais ces divers accidents ont suffi à me faire redouter la montagne et comprendre le sérieux des montagnards, lorsqu’ils épient le moindre trouble sur le front des potentats qui commandent à la contrée…
Huit mois, le morne hiver plane sur les monts, et l’été est traversé, aux meilleurs jours, de longues pluies, de brouillards subits, de furieux orages…
C’est la vie dure, incertaine — toute une année qui peut être dévastée, à chaque fois que se renfrognent les terribles tyrans de là-haut, le Plomb et le Puy, vers qui il est donc fort naturel que montent à toute heure les regards du peuple de la Montagne…