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Veillées d'Auvergne

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Sensations d’Aurillac…

Donec optata veniat…

Jusqu’à ce que la mort désirée vienne.

J’imagine qu’il n’y avait, dans ce souhait inscrit au portail sculpté d’un hôtel de la rue d’Aurinques, où la mort est ainsi sollicitée de pénétrer, qu’une passagère bravade — comme tout le monde se donne au diable à de certains jours — un de ces inutiles défis que l’Inexorable ne relève qu’à son heure, toujours sûre du dernier mot. Je croirais même que celui qui avait proféré cet appel — des choses qui se disent, mais qu’on ne pense guère — et l’avait fait marquer dans la pierre, au fronton de sa demeure, ne tarda pas à espérer, dans son for intime, que son invitation ne serait acceptée que le plus tard possible. Le chagrin le plus cuisant se refroidit à la longue. Que de peines mortelles — auxquelles on ne succombe pas ! Et puis, il devait tenir à sa douleur de vivre, le propriétaire qui l’avait si confortablement installée. Il dut vite cesser d’avoir tant de hâte à s’en départir. Comme j’y logerais bien les miennes de peines, pensé-je, devant cette maison, un de ces logis simples d’extérieur, qu’on devine au-dedans spacieux, avec des escaliers aux colossales rampes de chêne, les parquets, les boiseries, tout en chêne, en cœur de chêne, pièces vastes, hauts plafonds de poutres, profondes cheminées, — comme on doit y prolonger jusqu’à l’extrême vieillesse, non sans contentement, les plus rares amertumes ! Que l’on serait bien ici à attendre la noire visiteuse — oh ! sans presse, comme ils disent — derrière cette façade où je me suis arrêté à déchiffrer la phrase, que le temps fort sage a presque effacée, donec… ta veniat…

Donec veniat, en attendant qu’Elle vienne, puisqu’Elle doit venir, oui, je me résignerais bien à dépenser mon lot d’existence dans cet Aurillac, que j’avais jugé plutôt mal, tout d’abord.

Saint Géraud me pardonne !

D’ailleurs, je suis revenu si vite de ce jugement téméraire !

Et puis, nous sommes sujets à l’erreur, tellement ! Ce n’est pas neuf, mais toujours excellent à répéter. Précaution utile entre toutes, surtout au moment de rédiger des notes de voyage. Nos impressions si variables : girouettes au gré du vent qui souffle — et qui souffle pour tout de bon, ici, le vent de la montagne ! — nos sensations si fragiles, modifiées suivant que nous nous levons de table, ou que nous sommes tiraillés par la faim, notre cerveau, l’orgueilleux cerveau, en somme captif de tant de lacets et de cordons, par lesquels il commande, et qui l’enchaînent à l’estomac, notre humeur de tout le jour grevée de ce que nous avons dormi bien ou mal !

Or, je n’avais reposé ni peu ni prou.

Je descendais les membres rompus, courbaturé de tout le corps, du train qui mène d’Arvant à Aurillac, toute une portion de réseau abominablement desservie par la compagnie qui l’exploite…[1] Vieux matériel, wagons de rebut qu’on réserve à cette traversée de l’admirable massif cantalien ! Et l’on s’étonne de la rareté des touristes ! Voyage affreux, qui serait l’un des plus faciles, l’un des plus beaux du monde, avec des voitures proprement suspendues, et de ces compartiments-terrasse, par exemple, comme ceux du Saint-Gothard, balcons vertigineux d’où l’on assiste à cette escalade fantastique de lacs et d’alpes, dont l’âme et les yeux restent pour éternellement enchantés, — d’où les yeux et l’âme les plus épris de la Suisse, des Pyrénées, les plus épris de partout, ne s’abaisseraient pas sans surprise et sans admiration sur tant de merveilles à peu près inédites, ignorées des Français même. Hélas ! au lieu de jouir à l’aise du prodigieux changeant décor où court la voie ferrée (tantôt dans la vallée et le long des rives tourmentées de l’Alagnon ; plus tard par ces défilés abrupts où dévalent ces torrents farouches, par ces couloirs étroits creusés dans le roc, ou bien à travers ces mornes sapins du Lioran) avant de déboucher dans le large de la vallée de la Cère ; au lieu de pouvoir se pencher sur la fuite des paysages sans cesse renouvelés, sur le déroulement des horizons, cueillir au passage la vision des villages, des châteaux, tapis dans les creux, étagés sur les pentes, piqués sur les hauteurs, au lieu de cela il faut tout bêtement se rencoigner, songer à se caler, à se garer de la violence des chocs qui vous ballottent, vous projettent d’une banquette à l’autre : un tangage et un roulis de navire dans la tempête, une trépidation effroyable, à croire que c’est le sol qui s’ébranle, le volcan qui s’étire — et que l’on roule sur un tremblement de terre…

[1] Ceci n’est plus exact. La transformation s’est opérée depuis longtemps. Les trains les plus confortables circulent désormais l’été, avec un wagon-terrasse

— Saint Géraud me pardonne ! implorais-je, ma prime opinion formulée, après tant de secousses et, dès la gare, sur l’aspect maussade et insignifiant de la ville.

Si je m’adressais à saint Géraud, de préférence, vous vous doutez de la raison : je me souvenais que saint Géraud est le patron d’Aurillac[2].

[2] C’est de la fin du neuvième siècle, du commencement du dixième siècle, où naquit le comte Géraud, où fut fondée son abbaye (d’où devait sortir, entre tant d’autres grandes figures, celle de l’universel Gerbert) que date authentiquement la vie de la cité qui s’aggloméra autour du célèbre monastère… Jusque-là, il n’apparaît pas irréfutablement qu’Aurillac ait existé : quelques monnaies rencontrées dans des fouilles peuvent faire présumer une station romaine, sous les empereurs, sous Marc-Aurèle ou Aurélien, d’où l’étymologie… Mais il n’en est question nulle part dans la guerre des Gaules. Quant à l’époque franque, pas d’autres traces que celle-ci : une croix — en face de l’énorme tilleul de Sully — la « Croux Malli » qui indiquerait l’endroit où se tenait le mal ou mallus, sorte d’assemblée judiciaire ! Maigre témoignage ! Mais depuis saint Géraud, le chef-lieu actuel du Cantal peut prouver, par pièces et archives, la suite de ses destinées, ses annales heureuses et non, tour à tour ; splendeur de l’abbaye dont la science brille si puissamment sur la chrétienté ! En effet, le roi Robert, fils de Hugues Capet, s’y rendait en pèlerinage ; le pape Urbain II en consacrait l’église, en revenant de prêcher à Clermont la première croisade ; le souverain pontife Calixte II y séjourna ; au treizième siècle, un couvent des Cordeliers s’y établit, qu’inaugura saint Antoine de Padoue. Mais tout ce puissant éclat s’est terni aux luttes pour les franchises communales, toute cette fortune périclite et s’abîme aux guerres des Anglais, aux pillages qui, longtemps après, continuèrent de désoler le pays, aux guerres de religion enfin : prise et sac de la ville par les huguenots, destruction du monastère et des couvents, effroyable revanche de la Saint-Barthélemy ; désormais, l’histoire d’Aurillac n’a plus guère d’autres éphémérides que celles de la province et du royaume…

Certainement, saint Géraud me pardonne. Il aura compris que c’est un peu la mémoire de sa fameuse abbaye et du passé héroïque d’Aurillac qui contribuèrent à mon désappointement éphémère, devant une ville de bâtisse moderne, qui s’étalait à ma vue sous un ciel bas et sombre, avec des toits monotones, d’où n’émerge que le clocher de Notre-Dame-des-Neiges…

Ville d’aujourd’hui, d’hier, sans relief d’autrefois.

Car, de jadis, il ne demeure pas de vestiges.

Interrogez :

— … Les Anglais… les huguenots…

La réponse ne varie pas, revient devant chaque ruine de l’ancienne Haute-Auvergne ; souvenirs aigus encore, dont il semble qu’à peine la terreur s’efface ; et puis, la Révolution…

Mais surtout les Anglais, les huguenots — les z-huguenots, prononce-t-on…

Cependant, Aurillac n’est rien moins que terne, dans une situation splendide — qui se révèle à présent que le soleil a bien voulu luire, tout d’un coup — à l’entrée de la vallée de Mandailles — abritée des collines du bois de Lafage et du roc Castanet — en face de l’immense plaine mamelonnée, qui propage ses houles de terrain vers le Lot ; et, tournez-vous, c’est le puy Mary, qui, là-bas, là-haut, étage ses plans majestueux, arque sa double cime dans la nue… Et, entre cette plaine immense, comme la mer, d’un côté, à l’opposé la montagne qui se hausse et s’élance, cela ne manque pas de grandeur, cette ville-là, sans faste, prostrée en sujette, à la marge des monts dont l’indicible majesté s’étend sur elle.

Très simplement, en effet, Aurillac ne présente en édifices que des bâtiments officiels exigés d’un chef-lieu de préfecture.

Voici le Palais de Justice, d’architecture sévère, comme il convient à ce genre d’habitation : même, rien qu’à passer devant, tant la façade est revêche, on devinerait, je crois, que la personne qui habite derrière s’appelle la Loi ; elle possède pas mal d’immeubles, en France, où nul n’est censé l’ignorer. Heureux qui n’en franchit jamais le seuil ! Passons. Arrêtons-nous plutôt quelques instants dans le square agréablement planté qui occupe le milieu de la place, d’où nous pouvons examiner le clocher de l’église des Cordeliers, dite Notre-Dame-des-Neiges ; une cloche, sans doute trop grosse pour être suspendue à l’intérieur, était suspendue au dehors, au bout d’une charpente disposée pour ; comment ces messieurs du clergé satisferont-ils à la maligne curiosité des enfants, qui s’étonneront d’apercevoir dans les airs, la semaine sainte où les cloches vont à Rome, cette cloche impie ? Sans doute, ils seront embarrassés, autant que pour me renseigner sur cette Vierge dont s’enorgueillit Notre-Dame-des-Neiges — qui est une Vierge noire, trapue comme un bouddha, véritable idole hindoue, qu’on dirait en charbon. D’où proviennent ces négresses, fréquentes dans le diocèse ? J’ai interrogé quelques prêtres, feuilleté des livres ; ces statues auraient été rapportées de la Terre sainte, voilà toute la réponse.

La série des monuments aurillacois se complète par une église Saint-Géraud, naturellement — un Hôtel de Ville, où a été installé un musée Rames, un Hôtel de la préfecture, un Collège à portail sculpté, et un Lycée, et des Casernes, et un Hospice, et une École normale supérieure primaire, construite sur l’emplacement du château de Saint-Étienne, — plusieurs fois saccagé et restauré, — dont la tour superbe qui subsistait dominant la ville a été conservée et utilisée dans le monument de l’école, de sorte que, dix siècles après le fondateur de la savante abbaye, la science est donnée encore sur cette roche précisément où auraient vécu les ancêtres de Géraud et lui-même…

Quand je disais qu’Aurillac ne possède que les monuments strictement nécessaires, j’omettais l’Hôtel consulaire, la chapelle d’Aurinques et les statues qui décorent ses places. Mais quoi ! l’Hôtel consulaire, tout clinquant neuf, avec sa façade grattée et retaillée, a perdu le charme de vétusté, à quoi s’arrête et se plaît le rêve du passant…

Quelles haltes de pensées, devant le plus pauvre restant de vieilles pierres, survivantes échappées à la destruction des hommes, au désastre des âges, ces vieilles pierres fauves ou mordorées, qui semblent ruminer des choses, des choses, avec tant de joie, au soleil, ou grelottent à la pluie, se renfrognent, comme des personnes…

Certainement, elles respirent, elles palpitent… Certainement, elles sont hantées d’une âme profonde, à qui les générations successives ont légué le mystère de leur fièvre et de leur passion, le secret de leurs joies, de leurs tristesses, de leurs espoirs, de leurs rancœurs ! Sans quoi, comment expliquer sur nous l’attirance des ruines à travers lesquelles nous aimons errer, le cœur serré, devant les rides et les balafres de la matière, prétendue inerte, d’où se dégage une telle poésie de regret et d’irréparable !…

Un bloc couché dans les genêts, parmi la bruyère ou les chardons d’octobre, sous un ciel brumeux d’automne, ah ! quel torrent de mélancolie cela déchaîne en nous ! Il suffit de quelque granit informe dans les brousses pour qu’à notre imagination ressuscite le fantôme des siècles révolus… Au contraire, quelle indifférence est la nôtre devant la pierre récente, si habilement taillée qu’elle soit ; même, au marbre d’art, il faut la lente caresse des soleils et les coups de l’hiver. Comme on passe vite devant toutes ses reconstitutions ; on salue, on s’éloigne, pour courir s’abîmer en contemplation devant un pan de muraille, un lambeau de corniche tout lézardé, fendillé, effrité… Un peu ce que j’ai fait, pour cette Maison des consuls, qui n’est plus la Maison des consuls, mais un logis d’aujourd’hui, comme avec de l’argent je pourrais m’en procurer une copie…

Mais à n’importe quel prix, par exemple, je ne pourrais obtenir le double de cette humble chapelle d’Aurinques (sans doute restaurée plus d’une fois, mais pas d’ensemble) assez flétrie et rongée, tout de même, enfin, pour que j’y sente planer l’ombre chère de celui à qui elle fut dédiée et celle de l’inconsolable amante aux soins de qui elle est due.

C’est à l’extrémité de la ville, à l’endroit où un Guinot de Veyre succomba, la nuit du 4 au 5 août 1581, contre les remparts assaillis par les huguenots, dans une maison où il fut surpris par l’incendie, en se battant. Son cadavre calciné ne fut reconnu qu’à une bague d’or qu’il avait reçue de sa fiancée. Elle, tout de suite, résolut de se retirer du monde, d’entrer au Buis, après avoir fait graver à l’église Saint-Géraud, au-dessus de l’autel des Veuves, un bras passé dans les courroies d’un bouclier, la main fermée laissant voir une bague au quatrième doigt… Touchante image, charmant simulacre qu’il eût fallu précieusement conserver… En revanche, on a gardé, paraît-il, une trompette de cuivre ramassée après la victoire, dans les fossés — par quelque ancêtre de nos âpres ferrailleurs d’aujourd’hui, sans doute.

Mais de causer ferraille, cela nous mène droit à la statue de Gerbert — et nous traverserons la rue des Forgerons.

Auparavant, que je vous dise qu’Aurillac, réputée la patrie des chaudronniers, fut mieux que cela, du dixième au dix-septième et même dix-huitième siècle : la patrie des orpailleurs ; l’orpaillerie consistait à recueillir l’or que la Jordanne roulait dans ses eaux. Une étymologie controuvée, malheureusement, car elle est gracieuse, tirait Aurillac, d’Auri-lacus, lac d’or ! Cette industrie languit peu à peu et s’éteignit, les trop minces parcelles, qu’on extrairait encore, ne devant pas suffire à rémunérer le travail. Cette fabuleuse Jordanne, épuisée d’or, qui va « tarif de son poisson », à présent, si l’on n’y met ordre, avec les « empoisonneurs de rivière » qui foisonnent sur ses bords, et sur toutes les rives des riches ruisseaux de la montagne, d’ailleurs ! Du manque de cet or, probablement, a périclité le travail des orfèvres, dont les boutiques bordaient la rue de ce nom. Qu’elle était jolie, cette « parure d’Auvergne » où figuraient ces croix délicieuses, que les filles d’aujourd’hui ne portent plus ; car je ne vois plus qu’à de vieilles, vieilles femmes « ces tours de cou » qui faisaient je ne sais combien de fois le tour du cou, avant de s’agrafer sur la nuque par une large plaque d’or, — bijoux amples et pesants, qui devenaient un trésor de famille. L’or a disparu ; on se contente du toc et du doublé — à la portée de toutes les bourses. Heureusement, il n’en est point fini du cuivre, de ces chaudrons massifs, d’un usage séculaire, dont Aurillac avait la spécialité, de ces fontaines rouges, d’un modèle vénérable, dont on rencontre la pareille dans toutes les fermes. Les petites forges continuent de flamboyer, les martinets de résonner, derrière les portes basses et cintrées de l’étroite rue des Forgerons, où se pressent chaudronniers, serruriers, couteliers, et surtout dans la rue du Monastère. En outre, Aurillac s’est enrichi d’une industrie nouvelle : maintenant, tout le monde est aux parapluies : Aurillac en fabrique des quantités, ne fabrique plus que cela ; c’est, après le commerce des fromages, l’industrie la plus florissante d’Aurillac.

A propos de l’éblouissant minerai dont la poudre était mêlée aux sables fins de la Jordanne, circulent vingt légendes, dont la plus accréditée est celle qui fait couler cet or d’un miracle de Gerbert, devant la statue de qui nous sommes et pourrions si longtemps méditer ! Non pas la statue d’un homme — mais d’une époque[3].

[3] Voir L’Auvergne, pages 143 et suivantes.

La statue de Gerbert, sculptée par David d’Angers, fondue en bronze, et érigée au bout d’une promenade, le Gravier, un rectangle de sol nu et sec. Gerbert peut croire que ses concitoyens, en alignant cette promenade rigide, se souvinrent de ses goûts pour la mathématique : c’est, sous son regard, comme un tableau tel que dans les écoles, comme un vaste tableau d’épure… Le spectacle est aride, mais préférable, après tout, à celui qui s’impose, si l’on fait volte-face et que l’on s’engage sur le cours d’Angoulême.

Ici, la Jordanne reflète, lorsqu’elle n’est pas aux trois quarts desséchée par la canicule, le plus dégoûtant fouillis de masures aux balustrades de bois pourris, où flottent des loques, des guenilles à sécher, comme des drapeaux de misère et de saleté — le derrière de la rue du Buis — immonde — et, aussi, du plus inattendu, du plus pittoresque effet…

Mais, tout cela, dont nous venons de faire le tour en quelques pages, c’est l’Aurillac de tous les jours — dans un assoupissement d’où ne l’éveillent pas le sifflet des trains, le roulement des omnibus de la gare aux hôtels, ou les clairons des casernes — un Aurillac qui va changer d’aspect soudain.

Voici que ses rues s’emplissent d’un tumulte inouï, que sur des placettes, où le seul bruit d’habitude est l’eau de la fontaine dans sa vasque de granit ou de serpentine, grouille une multitude pressée ; les hôtelleries regorgent de voyageurs, les remises de chevaux — et des cabriolets, des jardinières, des tapissières, des « courriers », des véhicules de toutes sortes arrivent sans cesse, détellent en plein air…

C’est foire, demain.

Dès ce soir, la vie afflue, va et vient de la place d’Aurinques au pont Rouge, du faubourg Saint-Étienne au faubourg des Carmes.

Le vieil Aurillac somnolent se réveille ; l’Aurillac neuf, qui gagne chaque jour, s’étale vers la plaine, vers le soleil et la lumière, est empli du mouvement, déborde de foule. De tous les trains, de toutes les diligences, descendent les marchands, la sacoche gonflée gonflant leur blouse… Et toute la nuit, sous les étoiles, ou, à l’obscure, des quatre points cardinaux, c’est la montagne qui dévale, — toute sa richesse, ces troupeaux qui cheminent, que harcèlent les chiens, que poussent les pâtres et les bouviers. De bonne heure, le Champ de foire est envahi, et le cours d’Angoulême, et le Gravier, et la place d’Aurinques, et toutes les placettes, et tous les recoins de toutes les rues… Au Champ de foire, le gros bétail rouge, gloire de Salers ; ailleurs, disséminés, des marchés de moindre importance, les porcs vautrés dans le ruisseau, des lots de moutons, collés, soudés les uns contre les autres, des ânes brayants, des chèvres inquiètes, des veaux ahuris ; sur les bordures des trottoirs, les fermières accroupies derrière leurs mannes de volaille ; l’air retentissant des beuglements, des grognements des animaux, des appels, des jurons des gens, l’atmosphère chargée d’une chaude buée d’étable, d’une lourde odeur de suints et de bouses…

Cependant — avec toutes les ruses et les finesses des marchandages — les affaires se traitent ; les auberges, les hôtels sont assiégés ; on trinque, on boit, on débat des prix, on retrinque, on reboit, et tope là — il n’y a plus à y revenir, marché conclu, mieux que sur le papier… Partout, les voix s’enflent, les têtes s’échauffent, sous les feutres à grands bords, les poings cognent sur les tables, les servantes hélées par ceux-ci, retenues par ceux-là, dont les yeux s’allument, dont les mains se font hardies, ne savent à qui entendre. Partout, dans les salles et dans la rue, une rumeur montante de paroles, de cris, de disputes, de batailles, de chansons comme s’il fallait dépenser là toute la retenue des semaines de silence et de solitude. Les boutiques, aussi, sont bondées, où l’on fait provisions, les filles, de quelque ruban, les garçons, d’une pipe ou d’un couteau. Enfin, sur le crépuscule, la foule diminue, gagne la gare, les chemins de fer, les diligences, les voitures rattelées. Les fouets claquent comme une fusillade, de nouveau les routes sont encombrées de files de bêtes et de gens, les valets chassant leurs troupeaux rouges et jaunes ; bientôt, il ne reste plus en vue que quelques couples de vieux et de vieilles, un cabas sous un bras, un parapluie sous l’autre, embarrassés derrière un porc rebelle, un veau rechignant, qui refuse d’avancer, se couche…


C’était foire, hier…


La ville garde, de cette animation d’un jour, ce caractère qui lui est propre, l’indéfinissable de son atmosphère, un peu de la mélancolie d’un port, aux heures où la mer se retire…

Avec ses foires, ses marchés, Aurillac a ses flux et reflux, toute une vie, à larges flots, qui descend des sommets, la baigne, et puis remonte…

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