Veillées d'Auvergne
Veillées d’Auvergne
Dans la nuit des temps…
C’est à Aurillac, dans l’étroite rue du Rieu, une boutique de pharmacien.
Au-dessus de la porte, le nom du propriétaire : RAMES, le bon géologue de la terre cantalienne.
Je ne l’aperçois pas, tout d’abord, dans la demi-obscurité, assis derrière son bureau-caisse, courbé sur des paperasses.
Un marteau, des fragments de pierre, des débris d’ossements, sur une tablette à portée de sa main, témoignent des occupations et préoccupations du savant, tout à la minéralogie, et ne s’en distrayant qu’avec chagrin, pour la préparation des ordonnances.
— On est trop tenu, dans la pharmacie, murmure-t-il. Je ne sors plus…
Juste, la porte sonne, un client pénètre !
— C’est tout le jour ainsi… Dérangé à chaque seconde ! Et si vous saviez pourquoi ! Un sou de boules de gomme ! Et souvent pour rien ! Des renseignements à n’en pas finir ! Mille questions auxquelles il faut bien répondre ! Ça vous mange la vie ! Nous allons monter. Nous ne serions pas tranquilles ici. Ma femme gardera la boutique.
Deux étages au-dessus.
M. Rames m’introduit dans sa retraite, deux chambres qu’on devine jalousement réservées, interdites, qui tiennent du musée et du laboratoire, du musée par les collections alignées, du laboratoire et du cabinet de travail, avec ces brochures ouvertes aux feuillets fatigués, aux marges mangées de corrections, et ces godets où de la couleur est délayée, où trempent des pinceaux. Des cartes du sol et du sous-sol auvergnat sont étalées, saignantes comme des entrailles, aux gisements marqués de taches violentes, fraîches, des cartes que complète et modifie un minutieux et incessant labeur de découvertes.
A un clou, la gourde, le bâton, la blouse du chasseur de pierres.
Après avoir ramené un peu d’ordre sur sa table en désarroi, mon hôte, complaisamment, se prête à ma curiosité, décroche la faïence ancienne, les épées formidables, les lances ajourées comme la dentelle des fougères, me conte l’histoire de ses heureuses trouvailles de meubles, de bibelots, au hasard de vingt années de courses à travers le haut pays…
Puis notre attention va aux squelettes, aux petits blocs rangés sur la cheminée, sur les armoires, sur toutes les saillies, sur tous les rebords. Et comme, de roche en roche, on franchit une rivière, de l’un à l’autre des cailloux, exposés dans cet appartement, notre pensée passe à gué les âges et les mondes, jusqu’au bord du chaos, dans la nuit des temps…
— Dans la nuit des temps, a dit M. Rames, agenouillé devant les tiroirs où il conserve, soigneusement cataloguées, les archives de la création…
Je suis là, en écolier attentif, tout yeux et tout oreilles…
Mais aussi quelle leçon !…
Avec quelle clarté et quelle méthode, quelle éloquence précise, M. Rames expose les choses, résume tant et tant de livres écrits sur le sujet — en quelques courtes phrases…
— Dans la nuit des temps, nos montagnes n’étaient qu’un plateau… une île à peine émergée de l’Océan préhistorique…
J’écoute, et M. Rames me dit le terrain primitif, le terrain houiller, et l’époque tertiaire où commence à grouiller la vie, avec les lacs d’eau douce et tiède, qui se sont creusés dans le plateau émergé, bordés de palmiers et de palétuviers, fréquentés de gros reptiles…
J’écoute, mais, surtout, je regarde tout cela qui luit, mystérieusement, qui s’allume et qui s’éteint, dans la profondeur de ces tiroirs…
Ce ne sont que des pierres et toujours des pierres, claires ou sombres, mais avec toutes les nuances les plus délicates et les plus changeantes du ciel et de l’eau. Il en est de noires, de vertes, de rouges, de roses comme le matin, de fauves comme le couchant ; en voici de truitées comme des écailles de poisson, en voilà de veinées comme une chair. J’en vois dont les teintes sont si fragiles qu’elles ne semblent être que le reflet d’une fleur ou d’une aile de papillon. Et d’autres recèlent je ne sais quels souvenirs d’étoiles inconnues, d’aubes perdues, de crépuscules oubliés…
Je regarde, les yeux éblouis de la lueur éternelle de ces fossiles, et, tout d’un coup, comme un élève en faute, je m’aperçois que je perds la moitié de la leçon.
M. Rames a dépassé les époques où, sur le plateau central, rien n’avait encore vécu.
Il me fait remarquer un morceau de carapace de tortue, un morceau large comme un bouclier.
— Cette tortue géante fréquenta les rives des lacs tièdes, tributaires de la mer d’où sont venus, par exodes inouïs, tous ces coquillages incrustés sous l’argile…
Des tiroirs, sortent des gâteaux de calcaire, saupoudrés de cérithes et de cypris.
M. Rames continue :
— Ensuite, les lacs, les lagunes se comblent, les plantes s’élèvent hors des eaux. Bientôt le marais est comblé. Alors…
Tout d’un coup la voix change. Je devine que nous touchons à quelque période fameuse.
— Alors se produit le premier épisode volcanique !
Maintenant, M. Rames est dans son élément.
Il parle du volcan !
Dès lors, sa physionomie s’anime, sa voix s’amplifie, et c’est avec passion qu’il explique et qu’il décrit.
Un à un, il me dit les tremblements de terre, les secousses préliminaires, les crevasses d’où sourdent les jets de basalte, et l’apaisement qui succède, pendant lequel un fleuve coule, aux rives habitées de mastodontes, de dinotherium, de gazella deperdita — qui ne saurait durer dans un pays accidenté.
— La contrée était donc en plaine !
Et, comme après chaque assertion, la preuve, M. Rames brandit un quartier de mâchoire monstrueuse, ou bien extrait, d’une boîte garnie de coton, une dent d’hipparion, l’ancêtre de notre cheval.
— Encore un coup, tout va changer… Le fleuve se tarit… Il y a des tiraillements du sol… L’ère des grands volcans s’inaugure… Le Cantal se troue, vomit des flots de trachyte, comme une fonte en fusion, avec des trombes de scories, ici, denses, là, légères et spumeuses…
J’écoute toujours.
Au dehors, l’averse tombe ; dans la pièce, les ténèbres s’amassent ; je marche, la pensée chancelante, à travers des catacombes où me guide quelque fabuleux génie.
Désormais je ne sais si je dors ou si je veille… J’assiste aux crises ardentes de la matière, je traverse la fournaise des volcans, je suis dans le cratère, avec un compagnon bizarre, qui porte une simple calotte bourgeoise. Un seul œil brille derrière de vastes lunettes d’alchimiste, l’autre mort — sans doute la Terre qui s’est vengée, avec un éclat de pierre, du téméraire qui travaille à lui ravir ses secrets… Un compagnon étrange et fantastique, que ce cyclope bienveillant, dont la moustache pend, maigre et sèche comme une herbe de muraille, et qui a le rouge d’une décoration sur sa veste… Nous allons, et son marteau prestigieux abat devant mes pas les parois du monde souterrain… Un à un, les murs s’écroulent, et je sens que nous escaladons vers la lumière, que nous y atteignons…
Encore, seulement, à patienter quelques millions de siècles !…
A présent, je vis à l’époque pliocène où les animaux ont des ressemblances avec ceux d’aujourd’hui, mais dans un climat plus chaud que le vôtre, ô montagnes refroidies et chauves d’à présent ! Oui, je me promène à l’orée de forêts vierges, parmi les flores tropicales dont on a retrouvé les traces silicifiées !…
— Quand la forêt eut fleuri des milliers de siècles, une éruption éclata, la plus terrible de toutes, qui ensevelit la contrée sous un linceul de cendres… On a déterminé la saison, la minute exacte où la sylve fut surprise… Nous possédons le moulage de sa vie gardée dans la poussière… On sait d’où soufflait le vent par l’inclinaison des feuilles saisies frissonnantes… C’était au printemps, en pleine vernation, comme l’indiquent les feuilles, toutes jeunes, encore plissées !… Regardez ces empreintes des boutons les plus frais, des baies les plus tendres, des insectes morts sur le cœur des fleurs… Et puis cela recommence, d’autres péripéties du feu… L’effroyable chaudière plutonienne soulève bien des fois encore l’écorce terrestre, cuite et recuite… Les laves débordent, montent en tempêtes de flammes, en incendies qui lèchent les voûtes du ciel…
Puis, c’est la neige, la blanche neige qui tombe, qui tombe ; les glaciers qui se forment, et puis la fonte des névés, qui creusent, par leurs torrents, les vallées, et déchirent et dentellent le volcan ; les basaltes et les trachytes se cassent, s’effondrent, sont roulés sur les pentes, haussés sur les sommets ou entraînés dans les fonds, et les puys, les plombs, les cônes, les dômes, les sucs, les pitons s’érigent, se modèlent…
Et puis… et puis… la vie est trahie, nous est révélée par l’ours des cavernes, le mammouth velu, et le renne, — et l’homme…
Nous sommes sortis de la nuit des temps…
— Monsieur… monsieur…
Nous nous levons, comme en sursaut, tous les deux…
— Monsieur, on vous demande, c’est pressé ! crie la servante, heurtant à la porte.
Hélas ! le charme est rompu !
— Diable de pharmacie ! murmure M. Rames, et nous descendons.
Lui retourne à ses drogues, derrière ses balances, et je me retrouve dans la rue maussade, sous la pluie qui n’a pas cessé ; et je regagne mon hôtel, avec, dans les yeux, la vision des grands volcans, flambant jusqu’au ciel, avec, à l’oreille, la phrase du géologue : « Dans la nuit des temps… »