Veillées d'Auvergne
PRÉFACE
En 1905, au seuil d’une réédition de ce livre paru en 1894, j’écrivais :
* *
Ma chère Auvergne !
Mon Auvergne !
Car, il y a vingt ans, j’étais bien à peu près seul à l’aimer, dans sa solitude… Ce n’est pas sans difficulté que je publiais, çà et là, mes premiers essais sur ma rude et lointaine petite patrie : la Mode n’avait pas encore passé sa main gantée à travers la crinière hirsute de nos montagnes ; c’étaient les époques préhistoriques où l’automobile n’avait pas encore pénétré, comme la foudre, dans mon pays vierge, et le déluge de la carte postale n’avait pas submergé non plus nos cimes altières…
Les temps ont changé, l’Auvergne aussi, mais pas autant que l’on pourrait craindre… Le vent qui souffle à travers nos puys et nos plombs a vite fait de chasser l’odeur des machines vertigineuses… Pour quelques semaines bruyantes de la belle saison pour quelques pianos dans un casino, pour quelques « cornes » effarantes sur les routes, le grandiose silence de la vallée, l’immense paix de l’étendue déserte ne sont pas plus emportés par un tour de valse que par une course de cent vingt à l’heure…
L’Auvergne est défiante et récalcitrante aux nouveautés.
Au centre de la France, l’Auvergne est comme un gigantesque chien de berger qui garde, au milieu du troupeau… Elle garde trop bien… Elle empêche d’approcher, comme au temps de Vercingétorix… Depuis, les Auvergnats n’ont pas déserté le combat contre l’étranger, ni contre les Français même… Avec quelle ardeur n’ont-ils pas repoussé toutes les tentatives des visiteurs et des touristes !… Les Anglais, les Allemands qui ont domestiqué les Vosges, les Alpes, les Pyrénées ont longtemps hésité devant la gueule béante de nos cratères, le poil hérissé de nos sommets…
Les Auvergnats avaient des volcans, qu’ils ont laissés s’éteindre, a-t-on plaisanté. Ce n’est point de leur faute, s’ils n’ont pas laissé tarir les sources fameuses, qui redonnent la santé et la vie, chaque année, à des milliers de malades… Car, à part les grandes stations thermales, qui se sont tenues au courant des progrès de la science et du confort, l’Auvergne intime n’a pas été parcourue ; on n’a pas bouleversé la région pour attirer, retenir le voyageur ; que les amateurs de la Nature nature ne se lamentent pas sur la fin de nos sites et de nos paysages : l’Auvergne est toujours l’Auvergne ; elle n’a pas succombé sous les automobiles et les petits-chevaux…
Au moment de rassembler ces pages anciennes, j’ai pu redouter qu’elles eussent vieilli, d’autant plus que l’Auvergne rajeunissait… Mais un ruban rose ou bleu dans le bonnet de la grand’mère ne lui rend pas ses jambes et n’efface pas les rides… J’ai retrouvé l’Auvergne, toujours la même…
J’ai revu l’Auvergne, comme l’aïeule dressée au haut de la France, qu’elle domine toute de son front de basalte, qui heurte le ciel…
Les Celtes impavides ne craignaient rien de l’Univers que la chute du firmament… Ils avaient bien tort… L’Auvergne est de force à soulever le monde sur ses formidables épaules… Quels sommets portent ainsi le poids d’une Patrie, avec Vercingétorix ! Quelles cimes se couronnent aussi lumineusement de Génie, avec Pascal !
Au-dessous de ces pics glorieux de la Force et de la Pensée s’élancent, en blocs de scories et de lave, en statues informes coulées au feu du volcan, les spectres pétrifiés de la création, les fantômes surgis et demeurés de la nuit des temps… Des lacs immobiles reflètent dans leur coupe de basalte le vol d’un rapace, la colonne svelte d’un pin, la bave d’argent au mufle d’un taureau qui s’abreuve, et tout ce qui se dispute le ciel, d’ombre et de lumière… Aux flancs des monts, sur leurs aires tragiques, se profile le squelette du moyen âge, la carcasse, usée par les siècles et les batailles, des châteaux, des tours, des murs, le cadre déchiqueté des fenêtres dans le vide, par où le vent de toutes saisons chasse, sans trêve, le jour, la nuit, les bourrasques, la neige, les étoiles, le silence, la solitude, tout ce qui passe, tout ce qui ne meurt pas…
Puis, ce sont les hameaux, les villages, les villes, fantasques comme des chèvres, perchés sur des rocs, dégringolés dans les creux, pressés le long de tant de rivières et de ruisseaux, qui dévalent, roulent, cascadent, tout gonflés par l’hiver, taris d’un coup de soleil…
Rude pays, exigeant, où la ténacité seule de l’habitant arrache du sol hostile quelques produits… Mais l’homme s’y trempe, robuste et vaillant… Même, une joie forte monte de ces âpres cultures, de ces logis battus par huit mois de froid, de ces pauvres églises aux clochers en dents de peigne, de ces auberges où la cabrette chevrote ses montagnardes et ses regrets, où la bourrée ébranle le sol, où fume la soupe de lard et de pain sombre ; où le vin rouge, à pleins bords, arrose la fourme blonde, le fromage vaste comme une demi-barrique.
Rude pays, d’où beaucoup doivent émigrer pour des métiers lointains… Mais sans oublier, — tant reste chaud à leur cœur le souvenir de l’horizon nostalgique…
Ma chère Auvergne !
Mon Auvergne ! — souvent délaissée, — où je reviens toujours… Les morts se lèvent de toutes parts, et les rocs et les hêtres sont autant de formes que je crois reconnaître sous la brume qui les enlinceule… Là, j’ai promené mon enfance et ma jeunesse… Là, planèrent mes espoirs… Là, passèrent celles qui passent… Et ces petits œillets sauvages, décolorés par la saison, à peine plus gros qu’une goutte de sang, n’est-ce pas autant d’illusions fanées, qui ne refleuriront pas ?
La vie peut vous tresser les plus merveilleux bouquets — aucun ne vaudra la gerbe claire des vingt ans !
Bien des fois, dans une existence nomade, au Nord, j’ai cueilli le doux vergissmeinnicht ; au Sud, j’ai respiré les orangers de l’Espagne andalouse, et par l’Extrême Asie, à travers la forêt tropicale, les plus somptueuses orchidées lançaient leurs fusées de fleurs au-dessus de ma tête.
Mais qu’est-ce que les merveilles de l’Univers auprès des genêts les plus communs de la terre d’où l’on est sorti !
* *
Ainsi, j’écrivais, il y a vingt ans, — à quoi il y aurait trop à reprendre, aujourd’hui. J’ai changé, évidemment ; et l’Auvergne aussi ! Vingt années de plus vous mènent un homme aux confins de la vie. Et vingt printemps « de progrès » pèsent sur les épaules des Puys et des Plombs, contemporains de la création. J’ai changé ! Pas tellement, peut-être. Des pays encore ont passé devant mes yeux, des douleurs se sont entassées sur les joies, l’histoire du monde en folie s’est épaissie de sang, d’héroïsme et de deuil, — et, par les paysages de lave et de châtaigniers, me revoilà, avec le même regard, rajeuni, la même âme, reverdie, des rives de la Dore aux sources de la Jordanne…
Il y a seulement cette petite phrase : « Là, j’ai promené mon enfance et ma jeunesse » qui me taquine. J’abandonne « mon enfance », oui mais « la jeunesse » ! que j’enterrais, il y a vingt ans… Non, non, je n’efface rien. Je garde l’illusion rétrospective d’avoir été jeune, vingt ans de plus — où j’ai ajouté l’Auvergne et Au cœur de l’Auvergne, à la littérature régionaliste, — quitte à faire sourire, comme je l’éprouvai, respectueusement, ce jour de 1912, à Maillane, où Frédéric Mistral me dédicaçait une rare photographie :
« Avec Alphonse Daudet, en 1885, au Mas de Vers, dans une prairie de Camargue… à mon ami Jean Ajalbert, en souvenir de ma jeunesse…
qu’il situait donc à cinquante ans : il en avait quatre-vingts. Quel exemple, que la jeunesse n’a pas qu’un temps…
Quand même, je doute vraiment d’avoir à remanier cette préface, pour une réimpression qui se ferait désirer, comme celle-ci, près d’un quart de siècle encore.
J. A. — 1926
P.-S. — C’est ici, un livre qui date ; à travers une Haute-Auvergne d’il y a près d’un demi-siècle, — où l’on ne connaissait pas les autos, les bas de soie ni les cheveux coupés, dans les villes de progrès et d’usines.