Veillées d'Auvergne
Gasparous et Cantalès.
J’ai voulu voir les gasparous — les émigrants, originaires du Cantal, de la Lozère, de l’Aveyron, charbonniers, nourrisseurs, marchands de vin, frotteurs, cochers, qui montent à Aubrac prendre la gaspo, le petit lait, pendant la belle saison…
Cure de petit lait et cure d’air natal, et surtout cure de nourriture — tous les plats de leur enfance et de leur jeunesse, dont ils ne se rassasient jamais, lard rance, saucisses desséchées, viandes farcies, crêpes de blé noir, fromage de vache ou de chèvre — la fourme et les cabecous — etc.
C’est leur hygiène, à beaucoup d’Auvergnats de Paris, un traitement préventif qui leur réussit. D’ailleurs, ils n’attendent pas d’être « à l’article de la mort » pour y recourir. Dès qu’ils se sentent « quelque chose qui ne va pas », ils songent au pays ; et, comme les enfants qui ne confient qu’à leur mère le soin de dorloter leurs chagrins, eux, tout de suite, tournent les yeux vers la montagne, ne comptent que sur elle, n’espèrent qu’en elle…
J’ai voulu voir les gasparous et je ne regrette pas le voyage, encore que le trajet soit assez pénible, à partir de la gare d’Aumont, où vous dépose le chemin de fer…
Je me rends à pied, neuf kilomètres, de Nasbinals à Aubrac, par cette route, de plus en plus sinistre, bordée maintenant d’aiguilles, de termes de granit, érigés pour guider aux mois de neiges, — un grand nombre abattus, que déracine et que renverse la malfaisance des montagniers…
C’est la contrée des pacages, où montent estiver trente mille vaches de race qui s’établissent par troupeaux de cent et deux cents têtes dans leurs « montagnes » respectives — on désigne ainsi chaque bien ; — des petites vaches jaunes, qui vous regardent passer, non pas comme « regardent passer un train » les lourdes habitantes de la plaine, celles de Picardie ou de Normandie, mais l’œil hardi, vives et fringantes, comme des gamines vicieuses, avec une tignasse dépeignée, une mèche défaite de frisons fous entre leurs cornes fines… De quel mufle gourmand celle que j’examine lape la poignée de sel que le vacher lui offre, au moment de la traire !
Je continue de marcher dans la solitude, que peuple seule de loin en loin quelque vacherie, dans le silence que trouble seule quelque sonnaille tintante, lorsque, soudain, un roulement de tambour, oui, de tambour, crève l’espace — le 14 juillet, ici ! comme partout — et voici Aubrac devant moi, cinq ou six maisons, dont deux hôtels, une église romane, une tour carrée, reste d’un hôpital du moyen âge, qui composent tout ce hameau, juché à quatorze cents mètres d’altitude, proche la crête du mont de Moussoux, qui le domine…
Deux hôtels, et trois ou quatre cents pensionnaires !
Mais les gasparous sont d’humeur accommodante. Plus on est de gasparous, plus on rit. Ils se serrent pour faire place aux arrivants, couchent gaiement deux par lit, — et plusieurs lits par pièce…
Et le tambour de battre…
— Jérémie ! Jérémie ! crient les femmes, avec des agaceries, Jérémie !…
Jérémie s’avance, un vieux nain à tête longue, si petit que la fleur qu’il mâchonne, d’une bouche démesurée qui lui traverse toute la face, tombe presque sur sa caisse, et que la caisse traîne sur ses sabots ; Jérémie, au pas, martial, comme s’il précédait une armée, indifférent aux quolibets sur sa tenue des dimanches.
— Tu vas voir ta belle, donc, que te voilà si beau ?
Jérémie, de ses deux baguettes infatigables, bat des marches tumultueuses et fait beugler au loin les troupeaux, à force de célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille.
Je descends vers la forêt et, comme un pur gasparou, je vais couper un drillier, le traditionnel drillier, une racine d’alizier, au manche à double bec, qu’ils portent tous en guise de canne, l’écorce pelée, et dont, tout le jour, ils chassent les pierres, tranchent les hautes tiges, en espérant la gaspo du soir…
Mais voilà tout un attroupement entre les colonnades bleuâtres des hêtres, là-bas, qui frappent avec la cognée, halent sur des chênes et des cordages…
C’est un fameux drillier qu’ils ont choisi, un tronc énorme, un des géants de la forêt, qu’ils tentent d’abattre, et qui résiste de toutes ses forces… Il est scié, n’a qu’à tomber. Mais de tous ses rameaux crispés, de toutes ses feuilles, il s’accroche désespérément aux ramures prochaines, qui se font complices et le secourent dans la lutte… Il faut l’ébranler jusqu’à la cime. Enfin, il s’effondre, écrasant tous les arbustes qui poussaient autour de lui avec un fracas de plaintes qui ébranlent l’espace, qui se propagent comme des vagues, comme une rumeur inouïe de sanglots et de flots. Ce colosse enchaîné est hissé, par des couples de bœufs, à travers les cailloux qui le déchirent, jusque devant la grange où Jérémie n’a pas cessé de célébrer la déclaration des Droits de l’homme, et dressé là, nu comme une potence, en Arbre de la liberté…
J’ai suivi les gasparous au buron, aménagé en buvette, où se prend la gaspo. Toute une foule est disséminée dans l’herbe, de buveurs convaincus de l’énergie du petit lait contre tous les maux, et « que, si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal… »
Mais la nuit menace, et le froid, dès que le soleil décline. Chacun se hâte d’avaler sa dernière tasse, et l’on regagne les hôtels où la soupe doit être trempée… En effet, les cloches ne tardent pas à sonner aux retardataires… Tous se précipitent, et c’est bien difficilement que j’avise un siège vide, dans le vaste réfectoire de l’hôtel Auguy, où, coude à coude, s’alignent une centaine de dîneurs, qui dévorent… riant, chantant, s’interpellant d’une extrémité à l’autre de la table ; et le repas n’est point à moitié encore, qu’un musicien gonfle sa cabrette, et en place pour la bourrée !…
Les gasparous, charbonniers engraissés dans leurs boutiques noires de Paris, marchands de vin épaissis derrière leurs comptoirs, tâchent de retrouver des jambes neuves ; ils dansent la bonne vieille bourrée, sorte de pourchas amoureux où la femme s’avance et minaude devant son cavalier, s’enfuit dès qu’il l’approche, où les danseurs ainsi, vont, viennent, tournent, virent, en « dérobées » gracieuses, avec les simulacres de la tendresse qui s’offre et se reprend, s’abandonne et se refuse…
Nombre de gasparous sont vite las et, sortant, font cortège à Jérémie, toujours battant de la caisse, accompagné à présent de quelques lampions ; bientôt la salle est à peu près déserte : il ne reste que des femmes, qui ont repris leur sempiternel tricot…
Cependant, par groupes de trois ou quatre, toute « une montagne » dévale : le vacher et les valets — des Cantalès, qui, pour fêter, eux aussi, le 14 Juillet, sont descendus jusqu’au hameau, entrent silencieusement, avec des visages fermés de solitaires, et s’accoudent, devant des saladiers de vin chaud, les bras croisés, les yeux dans leur verre…
Tout d’un coup, l’un d’eux est parti à chanter — un air de bourrée — et les autres sont debout, qui s’élancent…
La bourrée, mais plus la bourrée dégénérée des gasparous — une bourrée guerrière, la bourrée primitive, sans doute, telle que devaient la « tourner » les Celtes des époques héroïques, après les combats, lorsque, au lieu de petit lait dans des écuelles de faïence, les hommes ne rêvaient que d’hydromel bu dans le crâne des ennemis…
Oui, les Cantalès qui la dansent, cette bourrée-là, grands et forts, blonds et blancs — nourris de laitage — sont bien les descendants directs de la race mère, et, malgré leurs vastes feutres d’aujourd’hui, leur blouse, leur pantalon enfoncé dans les bottes, à les regarder sautant, glissant et gesticulant, l’esprit rétrograde vers les siècles abolis…
Non, il ne s’agit plus de poursuite galante, de mimiques gracieuses, mais des transports, d’une joie de vainqueurs, trépignant l’ennemi à terre…
Ils tournent au rythme de la bourrée chantée, la main passant et repassant devant les yeux, leur bâton suspendu au poignet — un drillier rougi dans la chaux vive — et poussent des cris gutturaux, et font claquer leurs doigts, et, du pied, en cadence, frappent de grands coups, comme s’ils les assénaient sur le prisonnier qu’ils semblent enfermer dans le cercle de leur ronde forcenée…
Ceux-ci retournent à leurs saladiers, d’autres les remplacent, et la bourrée tourne, tourne, bien avant dans la nuit, fantastique, tantôt éclairée, tantôt dans l’ombre, sous les quelques pauvres lampes suspendues, et je ne me lasse pas du spectacle de ces rudes et souples Cantalès, dansant au chant d’un des leurs, avec ces gestes féroces et ces cris barbares, et toujours entre eux, comme dédaigneux de la femme, sans un regard aux servantes qui apportent le vin chaud, des filles charnues et fermes, fumantes comme des bêtes, dans cette salle comble de montagniers, où passent des bouffées de terroir, où s’épaissit une vapeur d’étable…