Veillées d'Auvergne

Le Rhabilleur.

Je m’étonne du confort, inespéré tout à fait (pour ce bourg de Nasbinals à l’orée des pacages de l’Aubrac), de l’auberge où je dois passer la nuit, une maison sans apparence (que je n’avais point découverte aux précédents voyages, ce qui m’obligeait à monter jusqu’à Aubrac), qui ne se distingue guère des autres que par l’inscription au-dessus de la porte : Veuve Charbonnier

Une salle proprette, des rideaux clairs et des nappes blanches — au lieu du désordre, de l’incurie habituels chez les montagnards.

Moi qui redoutais tant, ce soir, après une journée, depuis l’aube, en route, des heures de chemin de fer et des heures de diligence sous le soleil, de tomber dans quelqu’un de ces cantons perdus (en ces mois d’été, tout le monde aux champs) où l’on ne trouve pas une miche de pain frais et pas un morceau de viande — où l’on cuit et où l’on tue à peu près une fois par semaine !

Au contraire, une chère excellente, du bon vin, une servante empressée.

A la table des pensionnaires où mon couvert est mis, des employés, un brigadier de gendarmerie, un notaire, un médecin en tournée…

Ensuite, d’autres sociétés s’installent ; la pièce est pleine ; de nouveaux groupes arrivent encore, en blouses neuves, en robes de dimanche. Sans doute, quelque foire aux environs ? Mais non. Tout m’est expliqué, bientôt, par la conversation qui s’établit, à l’entrée d’un couple, d’un homme et d’une femme qui portent un enfant dans un berceau, une simple caisse de bois grossière :

— Un mignard qu’ils viennent de faire pétasser (un enfant qu’ils viennent de faire rapetasser, raccommoder), répond la servante à l’un de mes voisins, qui l’interroge sur les arrivants.

— C’est que tout le monde y court, à ce Pierrounet !

— Ça en fait du mouvement nuit et jour.

— Ah ! si Nasbinals n’avait pas « son rhabilleur » !

— Il fait vraiment du bien au pays.

— Et il n’y a pas à dire que ce soit un charlatan, il en guérit et il en guérit… que les plus malins y avaient renoncé !

(Vous devinez qu’il s’agit d’un rebouteur, qu’ils appellent rhabilleur.)

Je crois un moment que le médecin va protester ; voici qu’il renchérit sur tous :

— Oui… oui… ce Pierrounet… Merveilleux…, absolument merveilleux… les résultats qu’il obtient.

Ce n’est rien aujourd’hui, paraît-il, cette vingtaine de personnes, dans cette auberge perdue aux extrémités de la Lozère et du Cantal.

— Il faut voir, des fois, qu’on ne sait plus où loger les gens…

Ah ! c’est fini de mon bel appétit de tout à l’heure !

Tandis qu’à mes côtés les dîneurs se félicitent plutôt de cela qui crée du mouvement dans Nasbinals, de ce va-et-vient quotidien de la souffrance, grâce à quoi ils bénéficient d’une pension, comme ils ne sont pas accoutumés à la rencontrer dans ces pauvres communes, je ne puis plus détourner mes regards du fond de la salle, de ces groupes mornes de douleur : cette vieille, les épaules couvertes d’un long châle, et qui n’a pas sorti les bras de dessous, à qui un grand gars fait avaler quelques cuillerées de soupe, gauchement ; et ce berceau, d’où s’échappe une plainte continue ; d’autres, silencieux, en prostration…

Pierrounet, le rhabilleur de Nasbinals, c’est, pour toute la contrée, celui qui guérit… celui vers qui s’élève la supplication, monte l’espoir dernier des malades ; celui devant qui l’obstinée confiance de toute une population fait appel des jugements les plus irrévocables, des condamnations implacables de la science…

C’est à Pierrounet qu’ils s’adressent, en dernier ressort, lorsque le médecin se récuse, avoue l’impuissance humaine en face de l’effroyable fatalité…

Tous vous affirmeront que Pierrounet triomphe où le savant échoue.

— Je traînais depuis des mois… J’avais consulté tous les médecins, vous disent-ils… Alors, je suis allé à Nasbinals, et Pierrounet m’a enlevé ça tout de suite !

C’est inouï, cette crédulité séculaire au don de guérir que la campagne prête à tel vieux berger, à telle vieille fileuse, — en somme, aux descendants du sorcier et de la sorcière qui furent bien aussi les inventeurs de l’art de soigner le corps, contre l’Église, qui ne s’occupait que de l’âme, qui furent les seuls médecins de tout le moyen âge, et dont tant et tant expièrent sur le bûcher le secret de leurs tisanes et de leurs baumes d’oubli !

Crédulité profonde qui se continue aux rhabilleurs et rebouteurs, à qui l’imagination populaire accorde de si mystérieuses puissances, et qu’aujourd’hui encore elle ferait volontiers arbitres du sort — comme le sorcier et la sorcière — « maîtres d’opérer la destinée… »

Mais elle se comprend, cette renommée fervente, de celui qui accomplit tant de guérisons quasi miraculeuses, aux yeux des simples, des guérisons immédiates, dans les circonstances qui frappent le mieux les esprits, des entorses et des membres démis, accidents fréquents dans la montagne, des luxations que le rhabilleur réduit avec la plus grande habileté, de l’avis même des docteurs…

De là, à faire de ces empiriques d’universels guérisseurs qui auraient hérité le secret des suprêmes magistères, il n’y a pas loin…

Et voilà nos rhabilleurs, des simples aussi, qui poussent les choses aux extrémités, ne doutent pas d’eux-mêmes.

Ils savent, de tradition, du récit des anciens et de leur observation directe sur les animaux, les vertus, les énergies de certaines plantes ; ils font récolte de ce qui pullule ici, les fleurettes communes qu’on rencontre partout, et les sauvages qui s’isolent sur les puys et les plombs, mauves, bouillons blancs, bourraches étoilées, tilleul, réglisse, camomille, gentiane, lourds pavots, pourpres digitales et violents aconits.

Puis ils connaissent une foule de précieux usages, ces remèdes de bonne femme, qui ont du bon quelquefois — et, d’abord, coûtent si peu : ce qui a son importance dans ces humbles hameaux ! Ils se mettent à piler les herbes, composer des onguents ! Ils ne se contentent plus, par la friction et le massage, de calmer des nerfs froissés, de rarranger un poignet forcé. Ils s’enhardissent, les rapetasseurs, à lutter contre les plus obscurs de nos maux, ils tentent l’impossible !

Quoi d’étonnant, en somme, qu’ils réussissent, avec la foi qu’ils inspirent — lorsque la médecine d’aujourd’hui commence à se servir de suggestion, de foi artificielle, en place de drogues, vaines si souvent !


J’ai voulu voir Pierrounet, après tout ce qu’on m’avait rapporté de lui !

— Vous le trouverez sur la route, m’indique la servante… Il travaille jusqu’à la nuit… Il est cantonnier…

— Cantonnier ?

— Oui.

— Eh bien, et tous ces gens qui viennent le consulter ?

— Oh ! ils savent bien le joindre… Et puis, il n’a pas besoin de tant d’histoires pour petasser une jambe… Il a vite fait de les expédier… Il est toujours prêt… N’importe où, ça lui est égal…

— Et les médecins ne se plaignent pas ? On le garde dans sa place ?

— Les médecins ? trop heureux de l’avoir quelquefois… Au contraire, il est bien regardé… Tous les services qu’il rend !

— Il se fait payer ?

— Non… Mais vous pensez bien que tout le monde lui donne…

Je ne me soucie pas de courir sur la route et d’interroger chaque cantonnier, s’il est Pierrounet.

J’attends le soir, et je monte après dîner à la maison du rhabilleur, occupé à soigner son petit jardin. Il s’intimide un peu devant l’étranger, roule son feutre entre ses doigts, qu’il a d’une délicatesse rare — pour un montagnard et un casseur de cailloux.

Il est vêtu bourgeoisement d’une veste de rase noire ; son visage allongé et doux s’encadre de barbe taillée à la mode du pays ; il garde demi-clos des yeux d’un bleu vague, l’air un peu d’un tranquille bedeau, dont les cinquante ans se sont écoulés à servir le curé et à sonner les cloches. Il marmonne des répons, plus qu’il ne parle.

— Vous soignez beaucoup de monde ?

— Oui… comme ça…

— Vous n’êtes jamais sorti de Nasbinals ?

— Non… non… jamais.

— Il paraît que vous guérissez tous ceux que les médecins renoncent à soigner, et vous n’avez rien appris, vous ?

— Rien, en effet, semble acquiescer Pierrounet du geste, avec des yeux au ciel, comme les dévots qui invoquent à tout propos la Providence, avec une expression de physionomie qui signifie qu’il est comme nous tout étonné de ses prodiges et qu’il ignore comment cela lui est venu…

Nous sommes là depuis quelques minutes à peine, que sa femme hèle Pierrounet… pour un grand gars, à cheval, avec une vieille femme en croupe, qui descendent devant la porte.

— Il y en a beaucoup qui viennent exprès le soir, nous explique la femme en nous reconduisant… Toujours sûrs de le rencontrer, comme ça… Mais ils le font coucher au milieu de la nuit, et, des fois, il n’est pas jour qu’il y en a d’autres devant la porte, pour l’attraper au saut du lit…

Ah ! ces ressouvenirs de la souffrance en quête de la main qui guérit ! Cette auberge de Nasbinals, achalandée par toutes ces misères de vivre qui y défilent, enfants au berceau, mères-grands que la mort guette, malgré toutes les herbes de Pierrounet !

Que de fois, ma pensée retourne à cette route, où travaille le cantonnier Pierrounet, cette route usée rien que par le passage des malheureux que l’espoir guide vers lui !…

Les jours suivants, oui, j’ai trouvé comme un goût d’amer aux meilleurs plats de la maman Charbonnier…

Et voici qu’aujourd’hui, au lieu de me rappeler la beauté des sites, le déroulement des paysages, ma mémoire recense tant d’odieuses blessures de notre lamentable humanité !

Ah ! tous ces yeux, vous savez, qui vous fixent de derrière une vitre, de dessus un fauteuil, ces regards de paralytiques, d’incurables, qu’on pousse à la fenêtre ou qu’on roule au soleil, ces regards hallucinants qui vous poursuivent toute la vie de leur triste lueur !

O Souffrance, qui règnes sur tous !


Ce que traduisait la femme de Pierrounet, en nous parlant des clients du rhabilleur :

— Il en vient de partout… Il en est même venu d’Amérique !

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