← Retour

Veillées d'Auvergne

16px
100%

Crime des villes.

Cette nuit-là — peut-être avais-je pris trop de café en allant me faire raser chez Rongier, le cabaretier-coiffeur, — je tardais à m’endormir. J’avais lu, très avant dans la soirée, Crime et Châtiment, de Dostoïevsky, et puis, l’assassinat de Rodez, l’histoire de Fualdès, que son petit-fils même m’avait contée, avec des détails inédits après dîner, me revenait en sourdine. J’étais préparé pour les cauchemars les plus étranges. Je dormais, me réveillais, m’agitais sur l’oreiller. Un tapage se fit dans l’auberge. On frappait à grands coups aux volets. J’entendis des voix. Une phrase m’arriva, clairement :

— M. R…[5] a tué sa maîtresse…

[5] Ceci se passait, il y a quelques années ; tous les journaux s’entretinrent de cette affaire, qui se termina par l’interdiction de l’assassin, reconnu fou. On comprendra les raisons de convenance qui font taire ici le nom de ce malheureux.

Je m’éveillai, mais je n’entendis plus rien, tout était rentré dans le calme. Je crus avoir rêvé et je m’endormis pour de bon, cette fois.

Il était grand jour quand je descendis. L’aubergiste m’accueillit avec la phrase que j’avais donc réellement entendue :

— M. R… a tué sa maîtresse…


Je les avais vus, la veille, l’homme, pâle et malingre, vêtu de sombre, elle aussi, en vêtements noirs ; ils sortaient d’une auberge de la route et montaient en voiture.

Deux jours ayant, j’avais dîné à côté d’eux, après avoir assisté à leur arrivée, au milieu d’une population émue devant ce spectacle insolite de la guimbarde à quatre chevaux.

L’aubergiste Fricot semblait bouleversé, la veuve Vaquier oubliait de rentrer l’unique table et les deux chaises qui composaient la terrasse de son café. Comme c’était en pleine période électorale, j’avais cru à l’arrivée de quelque candidat. Il n’en était rien. Le personnage de marque, dont le passage à Vic-sur-Cère secouait la torpeur du bourg, s’appelait Paul R…, secrétaire du préfet du Cantal, sous le Seize-Mai. Il venait, fort à propos, de recueillir l’héritage paternel, ayant dissipé en quelques années la fortune de sa mère.

— Il ne sait pas le nombre de ses fermes, nous disait l’aubergiste. Il est riche ! riche… (et son œil cherchait une comparaison que les montagnes natales ne lui fournissaient pas), il est riche comme le Pérou. Ah ! il en a mangé du bien… Il est, là-haut, avec une gueusasse de jolie fille, oui, uno gento fillotto… Il en a un grain… Croyez-vous qu’il n’a pas voulu de la lampe !… Il lui faut des bougies… Certainement, il est un peu fou, un paou foutral, il ne sort que la nuit…

Nous ne prêtions guère d’attention aux propos de l’hôtelier, citant comme indices de folie le fait de dîner avec uno gento fillotto, de préférer les bougies à une lampe fumeuse et de sortir la nuit…

Cependant, montant dîner, nous ne pûmes nous empêcher de jeter, en passant devant le couple, un coup d’œil d’exilés sur la gento fillotto. M. R… se leva et nous claqua furieusement la porte au nez. C’était vif, mais l’homme avait bien le droit de se défendre contre les indiscrets sans être taxé de folie ! Après ce dîner, il repartait pour Murat. Les servantes, peu accoutumées à ces générosités, nouaient dans leur mouchoir les menues pièces de monnaie que leur avait laissées M. R…

— M. R… a tué sa maîtresse…

Cette simple phrase révolutionnait le bourg, d’habitude si placide. On manquait de tout renseignement. Le domestique, seul témoin du crime, était arrêté. Le parquet d’Aurillac s’était rendu sur les lieux. Lorsque les magistrats, le soir, revinrent à l’auberge où, deux jours avant, j’avais dîné à côté de l’assassin, on n’apprit guère qu’une chose : le médecin déclarait que la victime était une fort belle fille ; mais elle avait de fausses dents ; elle était brune, et l’amant l’obligeait à s’affubler d’une perruque blonde.

C’est tout ce que répéta la bonne, qu’un sémillant juge avait fait fuir, en lui proposant de lui essayer la fausse chevelure de la morte.


Je revis R…, le lendemain, dans la matinée, devant la gendarmerie. Alors, naturellement, je découvris toutes les marques de la folie chez ce jeune homme. Le regard inconscient, il s’obstinait à réclamer sa maîtresse. Il donnait des ordres froidement à son domestique ; très calme et très correct, il sortait de sa poche des billets de banque qu’il priait les gendarmes d’accepter. Je m’en voulais de mon peu de perspicacité. Les bougies, la porte jetée au nez, sa manie de se faire appeler marquis me revenaient en mémoire ; mais, enfin, cela n’était pas si concluant…

En même temps que ces souvenirs m’obsédaient, une sympathie posthume m’envahissait pour la triste victime. Je la voyais tomber sous les vingt-sept coups de couteau du fou, aux mains de qui restait la perruque. Je la voyais sans cheveux comme une poupée scalpée par un enfant. Un besoin de tout savoir s’implantait en moi… Le domestique venait d’être relâché… Il avait attelé ; il repartait pour Murat. Je lui criai de m’emmener, je sautai dans la voiture et je partis avec lui, sans manteau, avec un béret sur la tête, pour un voyage de six heures, à travers la montagne.

Dans le pays, on me crut certainement plus fou que l’assassin.


Ce domestique était de Murat, un dur montagnard, fort en couleur, râblé. La voiture allait rapidement, l’homme fouettait et le cheval filait bon train. Mon conducteur était sale de toute cette nuit en prison, avec des caillots de sang à sa blouse bleue, du sang à son foulard… Il me semblait qu’il sentait le cadavre. A mesure qu’il parlait et s’exclamait et, laissant pendre les guides aux montées, gesticulait, le drame d’amour se jouait devant moi ! Les personnages s’agitaient, vivaient à mes regards : lui, cerveau fané de névrose, jaloux et torturant ; elle, passive et quelconque, tous deux victimes de la vie, l’assassin et l’assassinée !


— Moun Diou ! moun Diou ! quogn’ offaïré !… Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle affaire ! Il menaçait souvent madame… Il lui reprochait… vous savez ; il l’avait prise d’une maison… Mais c’était une brave personne… Je pensais bien qu’il arriverait un malheur, une fois… Monsieur était jaloux… Il l’enfermait des jours entiers… Il avait des armes, partout… Il n’était pas une seconde sans la menacer… On sortait presque toujours de nuit, comme avant-hier… Il y avait eu de la brouille… Ça ennuyait madame d’aller coucher à cette ferme… Nous nous sommes arrêtés à l’hôtel du Pont… Madame n’a rien voulu prendre… Elle a dit qu’elle mangerait en arrivant… Nous avons eu un reste de poulet avec monsieur, la dépense a été de trois francs… Nous sommes arrivés à onze heures… Le fermier m’a aidé à dételer…

Quand je suis monté avec les paniers de provisions, monsieur faisait des reproches à madame, sur ce qu’elle était… Elle lui tournait le dos… Il la menaçait… Comme c’était tous les jours, je n’y faisais pas attention… Sans cela, je l’aurais étranglé comme un oiseau… Madame disait : « Laissez-nous, Baptiste… » J’allais descendre… J’entendis tomber… Il l’avait frappée avec un couteau du panier… Je ne sais plus, je ne me rappelle plus rien… Ah ! moun Diou ! moun Diou ! quogn’ offaïré !… Je me suis sauvé… J’ai frappé chez le fermier, on ne m’a pas répondu… C’est ses enfants qui l’ont éveillé… Le sang leur pissait dessus, à travers les poutres… Je me suis perdu dans les chemins… Enfin, j’ai reconnu votre auberge… Quand les gendarmes sont arrivés, monsieur avait essuyé le parquet… Il avait lavé madame… Il y avait plein « uno canquetto » — un seau — de rouge… Elle était nue sur le lit… Il l’embrassait… Il l’appelait : « Valentine, réveille-toi… » Il me disait : « Tu sais bien qu’elle dort, n’est-ce pas, Baptiste ?… » Il voulait m’envoyer chercher son médecin, à Murat… Mais on m’a arrêté, moun Diou ! moun Diou !

Nous déjeunâmes à la halte du Lioran ; Baptiste trempa sa blouse maculée de sang dans un pur ruisselet qui dévalait par les roches, entre les pins rigides, et la jeta sécher sur un banc de pierre…

A présent il me tardait d’arriver…

Lou muratel (l’homme de Murat) recommençait l’histoire du crime à des rouliers qui s’étaient attablés à côté de nous. En route, à mesure que nous approchions, il rééditait son récit à tout le monde !

Je le savais par cœur !

Ce fut un soulagement quand j’aperçus la statue de la Vierge au sommet du Rocher de Bonnevie, qui domine la ville.

Deux heures après, j’étais rentré à Vic-sur-Cère, par le train, où je fus entouré, questionné, vous devinez ! comme si j’en étais — de l’assassinat !

Et je dus vingt fois redire ce même récit, à la même table où s’étaient assis l’autre soir les deux amants : Paul R… et l’anonyme Valentine…

Chargement de la publicité...