Veillées d'Auvergne
La Grande.
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
C’est la Grande, la chanson du montagnard — pas de paroles, à quoi bon ! rien qu’un air… mais auquel s’adapte l’âme même de la Montagne.
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Voilà tout.
Un bout de refrain rauque, une roulade fruste, quelques pauvres notes de rien, une vocalise rustique, trois ou quatre sons, un lambeau de phrase, mais profonde et qui en dit long, cette bribe de phrase, toujours la même, et pourtant si diverse, mélancolique, âpre ou sauvage, selon le lieu, triste, rude ou farouche, selon le chanteur, et selon les étapes de l’heure, teintée d’aube, colorée de midi, ou cendrée de crépuscule…
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Après le froid, le noir, la torpeur d’un hiver de six mois, le printemps éclate.
Du soleil neuf a fondu les neiges épaisses.
Les torrents se déchaînent et roulent des eaux folles.
Une joie de renaître palpite dans la tiédeur de l’éther. Les troupeaux abandonnent les étables sombres, gravissent les pentes raides, gagnent les libres pacages, là-haut, tout contre le ciel…
Alors, tandis que les chiens, fumants, le poil hérissé comme les clous de leurs colliers, des yeux de feu, aboient le long de la longue caravane, parmi les beuglements des bêtes et le carillon tintant des sonnailles, voici que le vacher taciturne, tout d’un coup, ivre aussi des senteurs ardentes du terroir, laissant déborder l’émoi confus dont sa poitrine est gonflée, se prend à chanter de toute la vigueur de ses poumons, comme un hymne fougueux et naïf à la gloire de la nature :
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Un jour d’été, vous avez dépassé les régions de cultures et de bois, escaladé des côtes de bruyères et de genêts, traversé des plateaux arides, où des ruisseaux desséchés se tordent sous la canicule ; rien ne bruit que le fourmillement dru des insectes, comme un crépitement, un grésillement du sol ; rien que, parfois, quelque plainte stridente de rapace qui s’enlève de son aire à votre approche…
Vous marchez, l’âme inquiète, à la fin, angoissée de cette morne solitude, désolée à ce vaste silence de mort et d’éternité, lorsque soudain le fausset d’un pâtre déchire l’étendue… la Grande ! qu’il jette à l’écho fidèle qui la lui retourne… Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo ! Et ces cris, d’un timbre grêle et qui se force, ces glapissements du petit berger, caché derrière quelque pli de terrain, qui emplissent le vide, du roc jusqu’à la nue, annoncent le voisinage du buron, la vie qui s’établit de juin à septembre dans le désert des hauteurs, un peu d’humanité — comme primitive, nomade, biblique, de peuple pasteur, mais de l’humanité ! — qui monte vers les sommets camper aux confins de la terre et du ciel…
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Au fur et à mesure de vos courses à travers la contrée, pendant les quelques semaines heureuses où le paysan peut « jeter » les bêtes et travailler aux champs, vous entendrez la Grande, de ci de là, s’élancer des fonds, dévaler des cimes, comme jaillir de l’abîme, ou planer avec les nuages.
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
C’est la Grande, par éclats lents et graves, rythmée au pas pesant des bœufs à la charrue, cassée soudain à quelque écueil où bronchent les bêtes, reprise, interrompue encore à quelque nouveau choc du soc contre un caillou, dans ce pénible terrain de misère, où foisonne l’arrête-bœuf, recommencée pour s’arrêter à chaque heurt, et l’obstacle franchi, repartir, opiniâtre, jusqu’à la fin de la journée de labour !
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Le semeur, d’un geste immense, droit devant soi, éparpille à la volée la bonne semence qui retombe en pluie dans la glèbe hasardeuse — stérile ou féconde ? La terre rendra-t-elle à l’homme le grain qu’il lui confie, la moisson espérée germera-t-elle, froments d’or pâle, sarrasins en perles blanches sur leurs tiges de rouge corail, seigles de claire émeraude ? Le vent, l’eau, la grêle ont si vite fait de verser, de pourrir, de hacher les récoltes !
Baste ! A la grâce de Dieu !
Et, le semeur, entonnant la Grande, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo ! continue de distribuer le grain à poignées qui s’engloutit dans les vagues brunes des sillons.
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
C’est tout un chœur de faneurs qui attaquent la Grande, qui luttent l’un à qui dominera l’autre de son souffle, sans cesser de ramasser et de charger…
Les servantes, hâlées, avec leurs cheveux embroussaillés de brindilles, tassent la cargaison sur les chars, ou, debout, aux faîtes des meules, retiennent et pressent les fourchées des valets…
Mais le chœur se fatigue, les gars et les filles ont la gorge ardente, suffoquée à la chaleur où nagent l’arome capiteux de la prairie fauchée, le doux et violent bouquet des foins :
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Dans une clairière, à travers le murmure d’océan des ramures, la Grande, encore, qu’un sabotier, un bûcheron répètent dans leurs huttes de la forêt, au milieu des chênes et des hêtres…
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
C’est la Grande, la Grande, toujours la chère ritournelle, la mesure complaisante, vague et facile, qui se prête à tous les mouvements, subit toutes les impulsions, à laquelle se scandent toutes les effusions du cœur du montagnard, les quelques syllabes initiales au moyen desquelles le monde enfant, l’univers dans ses langes a dû bégayer son arrivée à l’existence, quelques accents seulement, et cela vous entame et vous pénètre, intelligible et précis comme un langage, ces accents, décalqués sur les sensations mêmes, moulés sur l’émotion, la voix ployée à toutes les impressions, comme une voile frissonne, se bombe, se distend, s’affaisse, vive ou morte, à l’haleine de la brise…
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Mais non, le silence, la solitude…
Les brouillards encapuchonnent les puys et les dômes. Les vacheries sont descendues hiverner. C’est fini du refrain qui courait sur les cimes, de buron en buron, ou résonnait par la campagne… Et la chanson qui réveillait l’aube, la chanson qui berçait le crépuscule, les vocalises aiguës du pâtre jouant avec l’écho, le rythme dont le laboureur balançait sa tâche au pas des bœufs, ce lambeau de phrase qui fleurait toute la flore des sommets, se nuançait de toutes les nuances de la lumière, ces pauvres notes de rien avec quoi le bouvier contait sa peine ou sa joie à l’espace, tout cela s’est tu, à la venue du froid… la Grande, ensevelie… muette… sous la neige…