Veillées d'Auvergne
Le Château-là-Haut.
Je flânais, avant de me glisser entre les draps. Je redoutais l’insomnie, dans le lit inaccoutumé. J’ouvrais une des fenêtres taillées dans la muraille de basalte épaisse de quatre mètres, à pic, au bord de l’abîme… J’appuyai mon front un peu fiévreux aux grilles de fer, mais je ne distinguais rien, dans la nuit, les ténèbres, compactes, massives. Il ne passait, à travers l’immense silence de la montagne, que le grondement d’un torrent, d’un pissorel, comme ils disent ici de ces ruisseaux, bruyants à la moindre averse, desséchés au premier soleil. Le vent glacé menaçait de souffler ma lumière. Je fermai et commençai d’inspecter la chambre, haute et vaste, où quelques meubles d’aujourd’hui se perdaient comme un ménage de poupée, entre des armoires énormes, qui touchaient aux caissons armoriés du plafond.
Autour de la salle étaient accrochées, dans des cadres de chêne, des listes qu’on devinait calligraphiées par le maître d’école du hameau : Un arbre généalogique d’où sortaient Mlle Adèle des Vergnés et M. de Peyrardent ; un tableau chronologique des leudes, comtes et vicomtes de Vergnés ; celui des capitaines-gouverneurs ; une nomenclature des châtellenies que renfermait la vicomté et le relevé des fiefs qui dépendaient de ces châtellenies, avec l’énumération des paroisses où ils étaient sis ; puis, la suite des noms des officiers du bailliage, avec leurs qualifications, telles que celles de juge, bailli, garde-scel, chancelier, juge d’appeaux, lieutenant-général ; un résumé des titres de la commanderie qui avait existé dans la forteresse ; le catalogue des commandeurs connus, etc. !
Je fouillai dans les volumes alignés sur une étagère en guise de bibliothèque : ce n’étaient que des annales, des notices, des biographies, des mémoires, des terriers, des coutumes, des inventaires, lorsque je découvris un tome du Nobiliaire, sur un coussinet grenat, sous un globe de verre — placé là comme le rameau d’oranger nuptial des petites bourgeoises. Je le pris et me couchai, dans l’espoir que cette lecture me conduirait vite au sommeil :
« Suivant Audigier, Teillard, Dulaure et des mémoires inédits, le pays de Vergnés aurait été gouverné, à l’époque romaine, d’abord par Frontonius, sénateur du Rouergue. »
Je tournai les pages :
« … Bérenger II, vicomte de Vergnés, qui, suivant dom Coll, vivait en l’an 915. On ne sait rien de lui si ce n’est qu’il fut le père du suivant… »
Je tournai encore :
« Hugues paraît avoir eu de pressants besoins d’argent, car nous le voyons en 1207 se déclarer débiteur envers Hugon et le Monedier de Rodez, d’une somme de 1.300 sous rodunois… »
Je tournai toujours :
« Richard II, qui prit la croix, le jour de l’Epiphanie (1244). »
Je franchis les Croisades, voici :
« Germain II, qui fit assassiner, puis pendre à l’espagnolette d’une fenêtre son frère Charles… »
Une foule de guerriers, plus fameux les uns que les autres ; et des alliances avec la Maison royale, des guerres, des sièges, des têtes tranchées, des confiscations, jusqu’à Henri IV, ordonnant que « cet éternel refuge de la rébellion » fût rasé, ordonnance qui ne s’exécuta qu’en partie.
J’éteignis la lumière et pensai m’endormir. Mais non. Et toute ma journée revécut dans mon esprit, depuis le matin.
— Là, Follette…, là, Douceotte…
Le bouvier marchait devant le joug, et c’est sans se retourner qu’il dirigeait de sa longue aiguillade les deux vaches brunes attelées au char…
Je n’avais pu me procurer de cheval au village où, la veille, j’étais arrivé sur le soir, trop tard pour songer à gagner le château, encore que j’y fusse attendu, mais, dans le mois, sans date précise. Cela faisait vingt ans que je n’avais vu sa propriétaire actuelle, Mme de Peyrardent, aujourd’hui ; jadis, Mlle de Vergnés — Mlle Adèle pour les paysans — Adèle tout court pour moi. Adèle qui ne se souciait guère d’avoir eu des aïeux en Palestine, Adèle avec qui, vers les huit ans, nous courions les futaies à chercher des nids ou cueillir les airelles bleues ! Puis, je ne connaissais pas M. de Peyrardent. Toutes raisons qui m’avaient arrêté de me présenter de nuit et poussé à « espérer » le jour, suivant l’invite de l’aubergiste.
Alors, je résolus de me rendre à pied, deux petites heures par la traverse…
L’aubergiste avait hélé un valet, qui partait couper du bois à mi-côte ; il finirait de porter ma valise jusqu’au Château-là-Haut…
— Là, Follette… là, Douceotte…
Le paysage d’octobre dormait la grasse matinée, n’achevait pas de s’étirer, paresseux ; les arbres, leurs chevelures emmêlées encore ; la rivière, un pâle regard intermittent sous la brume qui se soulevait, s’abaissait ; les montagnes, allongées, leurs flancs dans les écharpes légères du brouillard, la tête seule, les sommets, sortant de l’ombre, lavés de soleil levant…
Tout en escaladant la dure montée, l’homme m’interrogeait d’une curiosité insatiable, avec des pauses, des étonnements entre chaque phrase :
— Vous savez le patois… Ah ! pourtant… Vous n’êtes pas de ce pays-ci ? Et vous allez au Château-là-Haut… Peut-être, vous êtes du côté de Monsieur ? Du bien brave monde, qui ne font de tort à personne !
Je lui répondis. Sur quoi, il s’exclama, toujours avec des suspensions :
— Vous connaissiez le vieux maître ? Dix ans qu’il est passé, l’Ancien ! Qu’il soit devant Dieu !… Ah ! c’est du changement !… Un qui n’était pas fier, le défunt… La demoiselle… oui, ça irait assez !… Mais ce « mâle », une « espèce » du pays des châtaignes !… Ah !… il ne fait pas bon vivre autour !… En voilà un particulier qui ne jette pas le lard aux chiens.
Comme s’il redoutait de s’être trop avancé, quoiqu’il n’eût parlé que sur l’assurance que j’étais du « côté de la femme », il corrigea :
— Après tout, je comprends que celui qui l’a le serre dur : l’orgent o lo quiot ton liso ! l’argent a la queue si glissante… — Là, Follette… là, Douceotte… Tenez, vous l’avez là…
De l’aiguillade, il me désignait le castel, à la cime des rocs.
Sur la crête, le château des Vergnés découpait un tronçon de tour et un pan de muraille crénelée ; mais, en dépit des siècles, la carcasse se dresse d’allure assez tragique encore pour justifier les plus abondantes imaginations chez les fileuses et les tricoteuses de la contrée.
Déjà le montagnard entonnait un récit plein d’Anglais et de huguenots. Mais je ne l’écoutai pas et je pris tout droit le raccourci, tandis qu’il continuait, avec ses bêtes et son récit, par le chemin des chars.
A chaque pas, maintenant, des souvenirs surgissaient, plus précieux, pour moi, que ceux du siège soutenu, en 1305, par une châtelaine, en l’absence de son époux, contre un traître seigneur, qui voulait s’emparer de la forteresse et de dame Douce de Vergnés… J’avais besoin de silence ; dans chaque touffe de genêts ou de bruyères, je respirais le passé, mon passé…
Le Château-là-Haut, ainsi qu’on le nommait, de toutes les fermes de la vallée ! Quelle joie à l’idée d’y revenir ! Pourtant rien ne m’y ramenait que la mémoire pêle-mêle du moulin aux ailes géantes, de la mare profonde, des frais vergers et de la petite Adèle ! Hélas ! la joie s’était tarie au fur et à mesure de mon approche…
D’abord, le chemin me fut long. Le Château-là-Haut me sembla plus là-haut que jamais, d’un là-haut inaccessible, par ce sentier pénible… Il était rose sur un ciel clair dans ma pensée, et je le revoyais terne, tandis qu’à l’horizon naviguait une flotte de larges nuages noirs, gonflés de pluie ! Le désenchantement fut entier à l’hésitation de notre salut, avec M. de Peyrardent et sa femme, que je ne pouvais reconnaître. Je n’avais séjourné là que quelques semaines, tout enfant… Le monsieur et la dame des Vergnés — les anciens — n’étaient plus, non plus qu’Adèle… : une femme, Mme de Peyrardent ! Je n’admettais pas qu’elle eût grandi.
Comment n’avais-je pas réfléchi à tout cela, en acceptant l’invitation transmise par un ami commun ! Malgré l’empressement de l’accueil ensuite — dû à la vanité un peu de traiter M. Un Tel, neveu de M. Un Tel, cousin de M. Un Tel, et à ceci, en outre, que je tombais bien (un jour où il y avait ce qu’il fallait ! la conférence — les curés des environs réunis mensuellement chez celui de la paroisse — devant souper au château), malgré tout, il fallait me rendre à l’évidence, je n’étais qu’un étranger, un passant…
Avant le dîner, le mari me promena dans la propriété. L’entrée des tours était comblée ; nous traversâmes des salles vides, moisies. « Nous ne pouvions pas occuper tout ça », s’excusait mon cicerone ; d’autres, encombrées de sacs de grains, de pommes de terre ; partout, des planches bouchaient les hautes cheminées de granit ; les pièces habitées, d’installation des plus médiocres, composaient un intérieur de rentiers de province. Lui, paraissait quelque notaire de campagne ; elle, la fille d’un fermier aisé : trois enfants, coup sur coup, l’avaient fanée ; son ventre bombait à nouveau. Vainement, je tâchais à découvrir dans ce visage morne quelques traits de l’enfant turbulente et enjouée.
L’après-midi, on visita les dépendances… Une promenade mélancolique, une promenade avec moi-même, où je ne fus guère à la conversation de mes hôtes, m’entretenant de Paris, où ils avaient voyagé quinze jours, voyage de noces !… Ici, un moulin — qui s’était rapetissé — pas possible !… Un de nos jeux consistait à nous mettre à genoux sous les ailes, qui nous frôlaient la tête, bourdonnaient à nos oreilles, sans nous heurter ; et maintenant, j’atteins du bras le toit pointu… Voici la mare d’où nous sortîmes, un jour, les reins trempés, les jambes mangées de sangsues, triomphants, croyant rapporter des truites !… Et c’est l’enclos où galopaient les poulains, le verger où nous mordions dans les pommes acides, les prunelles aigres, les groseilles sures ; l’automne a mûri les baies ; les arbres se penchent à portée de notre désir ; l’herbe est jonchée de fruits que le vent a détachés des branches. Hélas ! il ne me vient pas, il ne me viendra jamais plus l’idée d’en cueillir ou d’en ramasser.
Je ne m’endormais toujours pas, et les menus incidents de la journée continuaient à se dérouler en ordre.
La conférence fut exacte, quatre prêtres de bourgades, faces rouges émerillonnées, les yeux humides encore du repas plantureux, des vins soignés de la cure, la panse ballante, les mains coulées dans la ceinture de la robe, retroussée au-dessus des bottes dont ils avaient délié les éperons. On les devinait ici comme chez eux : Mme de Peyrardent les recevait avec des mines, des simagrées. Eux, plaisantaient sans gêne, en campagnards revenant de la foire :
— Tenez, voilà un bougre qui aura de l’audace, s’il soupe… Il est raide comme une pelle à feu… Ah ! il en contient… Mieux vaudrait le charger que l’emplir…
— Mais ça ne lui profite pas… qu’il est maigre comme un cent de pointes.
L’abbé, que les autres moquaient sur son appétit et sa maigreur, s’affalait sur le banc de pierre, s’épongeait, essoufflé :
— Que ne faut-il pas faire pour gagner son croûton !
Tous s’exclamaient :
— Ah ! plaignez — vous ; vous en fichez lourd…
— S’il ne caressait pas tant les filles, il ne les aurait pas si souvent à confesse.
Mme de Peyrardent joignait les mains, blâmait la belle humeur de ses hôtes :
— Mais, monsieur, qu’allez-vous penser de notre clergé ?
— Eh ! monsieur pensera que nous ne sommes pas de foutues bêtes, comme nous en avons l’air, et que nous savons ce qui est bon…
Le repas fut une ripaille de viandes, comme dans les hameaux où l’on ne tue pas tous les jours, de vins et d’alcool. Après, une partie de cartes avait été organisée dans le salon attenant à ma chambre, une salle aussi donnant sur l’abîme, dont les fenêtres n’étaient guère que des meurtrières, avec des anneaux de fer scellés dans le mur, une porte de fer aux verrous énormes, qui, par deux marches, conduisait à une tour… Cette salle avait dû servir de corps de garde et être témoin de bien des scènes et des péripéties… Je doute qu’il s’y soit jamais groupé de tableau plus fantastique que celui de ces joueurs noirs sous les lampes, avec leurs faces illuminées, apoplectiques, la pipe aux dents, à croire que les Templiers ressuscitaient…
— Per ober maï, perdrès obrila… Pour avoir mai, vous perdrez avril.
— Coou pas fa coua toutès les ioous o lo memo poulo… Il ne faut pas faire couver tous les œufs à la même poule.
Ils annonçaient les rois, les dames, les valets par leurs noms :
— Argine… — Hogier… — Rachel… — César… — Alexandre… — Judith…
Puis, à chaque partie, avec des gestes dégagés, les gagnants éparpillaient à travers l’espace la menue monnaie, quelques petits sous — car le maximum des enjeux était limité aux pièces blanches — qui roulaient sur le sol, couraient sous les meubles, — en criant :
— Per lo Tounetto… Pour la Toinette. Tu t’achèteras un tablier, une coiffe, que ton amoureux te voie joliment parée…
— Mais dans les filles, ce n’est pas le tablier que les amoureux estiment… plutôt ce qu’il y a dessous, hein…?
Et l’abbé maigre chantonnait :
Puis, une dernière rasade…
Ils avaient rattaché leurs éperons, s’étaient hissés sur leurs pacifiques montures et, une lanterne à la main, avaient commencé de dévaler les pentes…
Je m’étais assoupi, enfin, lorsque des voix sourdes, des pas étouffés dérangèrent le silence…
Un valet, une servante, sans doute…
Mais cela persistait, et soudain, un choc contre ma porte, une parole me tirèrent tout à fait de mon demi-sommeil… Quelqu’un était dans la pièce voisine… Deux personnes, au moins, qui causaient… Puis, des intervalles… Je m’étais dressé, les nerfs tendus ; des bribes de phrases me parvenaient :
— Tiens, là-dessous… le tapis…
J’entendais comme gratter sur le parquet, et, sous ma porte, s’ouvrait, se fermait comme un éventail, un triangle de clarté que projetait la lumière circulant dans l’autre pièce. Je me levai et, l’œil braqué à la serrure, j’assistai à une scène inouïe, à me tâter si je n’étais pas la proie de quelque hallucination… Une scène d’aujourd’hui ! sans rien de violent et de dramatique qui dépassait en horreur, à ma vue, les épisodes les plus farouches, les situations les plus intenses de la tragédie antique, quelque chose de calme et de hideux, de comique et d’effroyable : M. de Peyrardent mi-vêtu, un mouchoir sur la tête, rampait à genoux, s’étalait sur le plancher, fouillait du bras, où lui indiquait, l’éclairant, sa femme en jupon court, en bonnet de nuit…
— Tiens, là-dessous…
Et il ramassait les sous, contre les murs et les sièges, les sous jetés par les gagnants dans la soirée… les sous pour Toinette !
— Là-dessous, je te dis…
Tout cela tranquillement, la conscience en repos sans doute, l’âme béate, tels que s’ils avaient été occupés simplement à chercher quelque bague égarée…
Je ne pus me rendormir. Je m’interrogeais sur cette rafle misérable ! Je me souvenais du proverbe du bouvier :
« L’argent a la queue glissante, il faut le serrer dur… »
Pourtant, ils étaient riches : toute la région appartenait au Château-là-Haut, les fermes, les prés, la rivière, la montagne ! Alors, comment expliquer ? Par l’atavisme, l’éducation ?… Mais l’Ancien avait été le bienfaiteur de tous, il se serait « tiré le pain de la bouche » pour les autres !
Je rallumai et, jusqu’à l’aube, pour tuer les heures interminables, je recommençai de feuilleter le Nobiliaire.
« Rigal de la Teyssierye avait été accordé dès 1302 avec Anne-Gothie de Vergnés… Il mourut le 4 septembre 1304… Son corps fut inhumé dans le cloître de l’abbaye de la Roqueminhac… La plupart des seigneurs du pays assistèrent à ses funérailles, célébrées par 900 prêtres ; 1.102 torches éclairaient l’église tendue de 143 draps de soie… Anne-Gothie gouverna avec sagesse pendant la minorité de son fils… L’histoire nous la représente en femme accomplie par sa beauté et sa vertu. Geoffroy de Toris, gentilhomme de Rouergue et troubadour célèbre, l’aima et composa en son honneur la plupart de ses poésies. Pétrarque et Nostradamus les ont citées… »