← Retour

Veillées d'Auvergne

16px
100%

TRENTE ANS APRÈS…

Dimanche 31 mai. — « Arrive Ajalbert, invité à dîner, avant son départ pour l’Auvergne, où il va fabriquer le bouquin commandé par la maison Dentu, et tâcher de faire une pièce… »

Ainsi note E. de Goncourt, dans son Journal de 1891, où mon nom, avec celui d’Antoine, est le plus souvent cité (après les Daudet) ; c’est l’année de la Fille Élisa, au Théâtre Libre.

Après le bruit, pourquoi pas dire le succès, de l’adaptation du roman à la scène, comment douter de mon orientation vers l’art, — ou le trafic — dramatique ? Or, je n’avais pas subi la griserie de l’ambiance artificielle. Je partais pour l’Auvergne, — et je n’y fabriquais pas de pièce ; j’y écrivais ces pages de la montagne cantalienne.

A des vacances précédentes, le hasard m’avait fait le témoin, presque, d’un crime que je racontai à Gustave Geffroy :

— Tu devrais l’écrire, comme tu viens de me le raconter.

Ce fait-divers d’actualité parut à la Justice, de G. Clemenceau, — qu’on lisait beaucoup, du Grenier d’Auteuil au Salon de la rue Bellechasse, pour Gustave Geffroy, Louis Mullem, Charles Martel, E. Durranc, C. Pelletan, — non pour Clemenceau : il n’y écrivait jamais !

Alphonse Daudet, le jeudi suivant, me félicita. « Je devais continuer, entreprendre un vrai livre, gagner le large, ne pas m’enfoncer plus avant dans les petites chapelles décadentes. » Il me sondait, paternellement. C’était une surprise, pour lui, que mon goût du pays, ma fidélité à la petite patrie, — alors que, par mes vers de banlieue, ma profession d’avocat, ma vie parisienne, il me jugeait tout autre. Quel chaleureux et pénétrant confesseur, à qui j’eus tôt fait de tout dire : l’humble famille, d’où je savais les patois cantaliens, qui m’avaient mené à Mistral, à Aubanel. Ce fut, désormais, un lien avec Daudet — qui manquait à la foule des littérateurs ignorants du parler d’oc, et de la poésie méridionale. J’y avais songé, à écrire sur l’Auvergne ! La France ne nous intéresse pas, m’avait répondu le directeur d’un grand journal illustré, d’alors !

— Je vous trouverai un éditeur, et Alphonse Daudet m’obtenait un traité chez Dentu. C’est ainsi que je remontai, vers nos cimes de basalte désertiques. Les tentations immédiates de Paris ne me retenaient pas devant l’appel profond de la terre ancestrale.

Évidemment, ce n’était guère exploiter le filon doré des « centièmes » que de publier, après avoir fait jouer la Fille Élisa, des « veillées auvergnates ». Mais j’avais cueilli, une fois pour toutes, le sourire de Melpomène ou de Thalie, — qui d’ailleurs, ne va pas sans éclipses. Que de gloires subites, — qui se sont brûlées aux feux de la rampe. Que de comédies applaudies, au goût d’un soir, qui ne se relèvent plus, dès que tombées dans le silence — tandis que des livres dédaignés cheminent, parviennent et demeurent, — nombre de livres dédaignés, naguère, comme « régionalistes » — ne devant pas sortir de leur province, et que voici rescapés de l’oubli où s’enfoncent tant de romans, de fortune éphémère, tant de nouveautés, à la vogue fugitive…

Bref, je m’en suis tenu au livre — qui, du Massif Central ou des mers de Chine, m’a laissé pauvre d’argent, mais riche, mais riche de quel trésor de mémoire !


Pourtant, une fois, la Fortune a surgi à mes regards, un bas de laine d’Auvergne se vidant d’une main reconnaissante sous les pas de l’écrivain voué à l’Auvergne.

Une humble, poignante et, pour moi, glorieuse histoire…

En 1913, Madame Naves, se disant ma parente très âgée, malade, née Ajalbert, me suppliait d’aller la voir. En butte à bien des appels de ce genre, je réclamais des précisions.

Je ne me connaissais plus aucune famille, depuis longtemps. Je pouvais traverser le monde, sans un toit, où, par quelque lien de filiation, je fusse tenté de m’asseoir. Or, les renseignements furent topiques, et l’on me fit comprendre qu’il ne s’agissait pas de quémander, mais de me faire une communication personnelle, urgente.


Je me rendis à l’adresse, — une maison cossue…

— Au cinquième, le bâtiment sur la cour, — Je vais vous conduire, vous ne trouveriez pas… Elle est seule, ne pourrait vous ouvrir, m’instruisait le concierge, par l’escalier obscur, grimpant entre de vieux logis lépreux, comme en masquent des façades d’immeubles neufs… Oh, elle pourrait habiter sur le devant… Elle ne veut pas… Il y a vingt-cinq ans qu’elle est là… Elle ne veut pas changer… Toujours seule… Une nièce vient la voir.

Quelques portes donnaient sur le carré sombre… Au coup frappé, répondirent des gémissements, la clef était sur la serrure, je me trouvais, passé l’entrée, où débouchait un coin de cuisine, dans une chambre en désordre, entre une armoire et un secrétaire, devant un lit, où le drap, sans couverture, se bossuait, comme un linceul, d’un maigre cadavre, dont les longs bras se tendaient vers moi, retombaient, avec la tête, un instant soulevée… Un visage de fièvre et de mort, aux yeux fixes, dans les orbites profondes, une peau de vieillarde noirâtre, sèche, creusée, ravinée de rides…

La moribonde put s’accouder, elle parlait :

— Débarrassez-vous, asseyez-vous, tout près, que je vous voie bien…

Pas une parole ne montait à ma gorge, angoissée. Me débarrasser, m’asseoir ! Les sièges délabrés, poussiéreux, s’encombraient d’un édredon, de linges, et l’idée burlesque et prudente traversa mon esprit que la chaise se détraquerait sous mon poids, que j’allais choir sur le carreau, la carpette élimée, qui glissait sous mes pas… Je me tins debout, au chevet.

— C’est vous, c’est bien d’être venu… Je vous connais… J’ai toutes vos photographies parues dans les journaux… Ouvrez l’armoire, bon… dans le tiroir, à gauche…

Ma parente, car elle l’était, éparpillait la liasse… Et c’était : Me Jean Ajalbert, défenseur de Vaillant dans le « Petit Parisien »… Jean Ajalbert, en casque colonial, retour du Laos, dans le « Matin »… Jean Ajalbert, au Grenier Goncourt, dans une revue illustrée… Jean Ajalbert avec Aristide Briand, en Bretagne, — avec Frédéric Masson, à Malmaison, — avec mon fils.

— Oui, je vous ai toujours suivi, depuis votre premier livre sur l’Auvergne… Ajalbert… J’avais épousé un Ajalbert, qui descendait d’un frère de votre arrière-grand-père… Oh, il avait sept enfants, tous éparpillés… Je n’en ai pas eu… Nous étions fiers de vous…

— Pourquoi ne m’avoir pas vu plus tôt ?

— Je n’aurais pas osé. Je n’ai pas toujours été riche…

Cela si bas, que j’entendais à peine.

— Pas riche, mais enfin je n’ai besoin de personne… Il a fallu travailler, chacun de son côté. Mon mari était employé, moi couturière. Il y a longtemps que je suis retirée… Une fois, j’ai poussé jusqu’à la rue de la Faisanderie… Quand j’ai vu l’hôtel, je n’ai pas osé. Vous étiez heureux… Vous n’aviez pas besoin de moi… Mais, après, quand vous avez quitté la France, j’avais bien peur, avec ces grands voyages, de ne jamais vous revoir… Alors, quand vous avez été nommé à Malmaison j’ai loué à Rueil, je venais, le soir, à la grille… Souvent, je vous guettais dans les allées, ou j’attendais, au tramway, à l’heure où votre fils revenait du collège… Il vous ressemblait…


La voix seule vivait, dans cette face « usée comme la pierre du torrent » où les poils s’agrippaient en herbe desséchée. Les mains, qui me tenaient, serraient comme des pinces. Depuis la journée, vingt ans auparavant, avec M. Rames, dans la nuit des temps, je n’avais pas vécu d’heures aussi en dehors de la vie courante. Cela était sans date, sans cadre, — toute l’ambiance effacée, — quelque page d’Edgard Poë… Des choses oubliées de moi, du passé stratifié sous des amas d’alluvions successifs, ressuscitaient… Je me penchais de plus en plus vers cette bouche d’ombre, ces lèvres raidies, où haletaient les phrases courtes.

— Ajalbert ! je voudrais vous embrasser…

J’embrassais la peau rêche et moite, avec autant de terreur et d’émotion que si la Camarde m’étreignait pour m’entraîner dans le vide suprême…


L’infirmière entra, et ce fut de l’air, de la lumière, de la vie, dans la chambre macabre. Une cuillerée de potion, l’assoupissement… Nous reculâmes, dans la cuisine…

— Le médecin pense que ce sera pour demain… Elle ne cessait de réclamer Monsieur… Elle n’a jamais voulu se soigner… Elle a vécu comme une pauvresse, depuis la mort de son mari : les gens, qui la connaissent, dans la maison, disent qu’elle est riche…

— Ajalbert, Ajalbert…

Assise, comme ragaillardie, elle commanda une course à la garde.

— Nous sommes bien seuls ?

Elle tirait une clef, enfoncée sous le traversin…

— Ouvrez le secrétaire… Apportez les papiers… sous la pile de linge — et la boîte, dans le tiroir… Tout est à vous… Dans le paquet, il y a les actions, les coupons ; dans la boîte mes bijoux, regardez…

— Mais, plus tard, vous allez mieux…

— Non, je sais, tout de suite… la montre c’est pour votre fils… pour Charles…

Elle savait le nom…

— Ramassez tout ça… voilà l’infirmière… Demain… Ajalbert, l’Auvergne…!

Mon cœur battait en tumulte, les larmes jaillirent comme si je perdais, une deuxième fois, ma mère, et je ne pouvais détacher mes regards de l’inconnue de tout à l’heure — maintenant ce que j’avais de plus près au monde, étendue là, comme une statue, sous le drap collé en draperie de pierre à un squelette, — la statue de basalte, — de l’Auvergne…

*
*  *

Le lendemain matin, appel du téléphone :

— Madame Naves décédée.

*
*  *

Après l’enterrement, je portai les papiers chez le notaire… Trois ou quatre cent mille francs… J’allais entrer en possession, quand une opposition surgit… Il n’y avait pas de testament… Des « généalogistes », la bande noire qui rôde autour des agonies solitaires, sur les indications des bureaux de décès et des pompes funèbres, avaient flairé l’aubaine, découvert en quarante-huit heures des douzaines d’héritiers aux derniers degrés, de Pierrefort à Saint-Flour, et ce fut avec Me Gastaldi, le notaire de ces écumeurs de tombeaux, un procès interminable, de 1913 à 1924, où l’avoir partagé entre une douzaine de co-héritiers ne me laissa pas de quoi rémunérer le temps gaspillé en procédures…


Mais quel trésor de rêve, où je puise radieusement, quand je doute de mon effort… J’aurais dû faire autre chose, plus de romans, du théâtre ! Une voix monte de terre, qui répète :

— Ajalbert…, l’Auvergne…

Ça suffit… N’aurais-je écrit que pour cette humble femme de mon pays… que ma part est assez belle, pour que je n’en regrette aucune autre…

*
*  *

— Ajalbert… Ajalbert…

Ce n’est pas que dans ce galetas de Paris, que j’ai goûté cette gloire secrète que ne m’auraient pas valu des succès plus voyants ou bruyants de la foule.

Naguère j’ai voulu traverser une fois encore les lieux où s’étaient partagées quelques années de mon enfance, et mes vacances de collégien, le dernier village de la Planèze, en escalade vers la cime du Cantal…

Un dimanche, l’auto me déposa sur la placette de l’église romane de Cézens, — dont l’humble clocher à peigne s’interpose toujours entre mes yeux et les architectures les plus prestigieuses : c’est le premier monument qui me soit apparu, au-dessus des chaumes de la montagne. Depuis cinquante ans, rien de changé. Je reconnaissais la forge, les auberges, les étables, la « charreire » caillouteuse dévalant vers le ruisseau mince où j’avais fusillé des truites.

Dimanche, onze heures, silence et solitude, tout le monde à la messe. J’entrai. De la centaine d’assistants, les têtes se détournaient vers le retardataire, des femmes agenouillées dans la nef, des gamins alignés sur les banquettes, des enfants de chœur en galoches aux hommes dans la tribune de bois — le remuement sonore des chaises et des galoches sur les dalles — et cette corde de la petite cloche, dont on enviait le sonneur, Pierrouti…

Je me plaçai contre le mur du fond, à côté de quelques vieillards à lunettes, le nez dans leur livre… Qu’il était petit ce bénitier, où, jadis, nous pouvions si mal à atteindre, il y avait un demi-siècle… Vingt ans, au moins, que je n’y étais revenu… Un seul nom m’était resté, de l’instituteur contemporain de ma mère — chez qui j’avais séjourné, Fournier mort, sans doute, quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix ans. Je me rappelai sa famille, nombreuse, des jeunes filles, préparant leurs brevets, des dames parmi les paysans… Ne ressemblait-il pas à ce voisin, tout blanc, marmonnant sur son prie-dieu ? Oui, il lui ressemblait… Mais non, une hallucination…? Je n’y tins plus…

— Monsieur Fournier ?

La tête se redressa, les regards se fixèrent, attentivement :

— Ah ! Jean Ajalbert… Jean Ajalbert ! — tout de même… Mais c’est un miracle, une apparition… Jean Ajalbert…

Tout cela murmuré, dans le silence de l’office.

M. Fournier me tenait la main :

— Par où êtes-vous entré ?


On sortait. Il prenait son bâton, son parapluie… Les fidèles s’écoulaient, à l’écart, laissant le maître poliment avec l’étranger… Car, c’était un homme du passé, rude, plein de discipline, et que les gens craignaient et respectaient.

Mais pendant que nous cheminions, oubliant d’ouvrir son parapluie sur la jaquette des dimanches, et le bâton gesticulant, allègre comme si je lui avais rendu ses jambes, il interpellait des groupes :

— C’est Jean Ajalbert… le poète, le grand savant, le grand voyageur… Jean Ajalbert… Sa mère était de Cézens, les Teissèdre…

Il pleuvait, on glissait dans la boue… Mais les cloches de midi sonnaient… Je les écoutais comme si c’était pour moi, dans une bouffée de bonheur…

Ah ! que j’avais raison d’avoir préféré le livre au théâtre. Quels applaudissements des villes m’auraient procuré cette minute incomparable.

— Jean Ajalbert… Jean Ajalbert… l’écrivain, le grand voyageur…

Je riais et pleurais de l’exaltation charmante de mon vieil ami, qui emplissait toute sa demeure, où les cheveux avaient grisonné sur la tête de mamans, qui avaient été mes camarades des étés de l’autre siècle…

— Nous vous avons suivi…

Et, comme de l’armoire de Paris, du bahut campagnard l’on sort des portraits pâlis d’autrefois…

— Vous n’avez pas changé…

Voilà qui me ramène à la réalité.

Le chauffeur s’impatiente…


Pas changé ? De dix à soixante ans !


Et pas tant que cela, en somme, puisque me voici en train de consigner ces notes in extremis du même cœur simple que je le faisais, quand, à mes débuts, je découvrais l’Auvergne, avec, pêle-mêle, les beautés et les verrues de la petite patrie.

Chargement de la publicité...