Veillées d'Auvergne
L’Écir.
— C’est bien désagrable !
Ces seuls mots entr’ouvrirent mes lèvres.
Je fus incapable d’une oraison funèbre plus étendue.
D’ailleurs, j’ai la conviction que l’ombre du brave Jantet n’exigerait pas davantage.
Certainement aussi, à la minute de succomber, d’y rester, selon son expression, le rude Auvergnat, dont un journal du Cantal m’apprenait la fin, n’avait pas dû jeter d’autre plainte, lui qui, à travers les épreuves de la vie, n’avait jamais rien lancé de plus amer que ces paroles :
— C’est bien désagrable ! comme il prononçait.
A la lecture de ce fait-divers, qui eût dû évoquer à mes yeux le terrible paysage de décembre, la tempête glacée, les trombes de neige furieuses, l’écir, comme on dit en patois, ce sont des souvenirs de printemps qui se lèvent de ma mémoire, d’une de ces inoubliables journées qui laissent au cœur et à la tête la nostalgie des grands horizons, du soleil clair, de l’air léger !
Oh ! que le temps passe, parfois, si rapide, oui, « c’est bien désagrable ! »
Quelqu’un de Vic-sur-Cère, où je séjournais, m’avait conseillé :
— Pour apprendre le pays, partez avec le facteur qui fait la montagne ; c’est le meilleur guide…
— Oh ! bougre !… Demain, c’est le moins quarante kilomètres, voyez-vous, me prévint Jantet, quand je lui communiquai mon désir de m’adjoindre à lui, dans sa tournée. Si vous craignez la marche, je vous ferai signe un jour où je n’aurai pas tant ?
Je lui affirmai que je ne craignais pas la marche, et nous fixâmes notre rencontre, pour le coup de six heures, sur la place.
J’arrive au rendez-vous, où Jantet m’« espère » déjà, dans un groupe de servantes bavardes qui remplissent leurs seaux de cuivre à la font…
Elles interrogent Jantet :
— Qu’est-ce donc aujourd’hui ?
Car il s’est équipé en mon honneur de vêtements frais ; il a mis sa blouse neuve, cassante, à plis si raides qu’on la croirait de tôle bleue, noué à son cou un foulard bariolé, arboré son képi des jours de fêtes ; sa gibecière au dos, le bâton entortillé de cuir à la droite, un parapluie haut comme une tente sous le bras gauche, Jantet est prêt, allègre, maigre, noueux, avec — dans son visage du brun rouge cuit et recuit des laves de son Auvergne et dans sa barbe aux poils en piquants droits, rigides — deux yeux de fillette, deux yeux de fleur.
Les filles le moquent un peu :
— Vous êtes de noce, Jantet, que vous voilà si brave…
Mais il a la réplique vive :
— Ah ! millodiou, je ne l’ai été qu’une fois, de noce… une fois de trop… quand ma femme s’est mariée…
Il rit largement de sa plaisanterie et continue en s’adressant à moi :
— Ce jour-là, et quatorze autres — un par enfant, pour les baptêmes — voilà tous mes congés, en payant un remplaçant encore, depuis vingt-cinq ans que je fais le facteur… On n’a pas assez de libre… Faudrait deux ou trois jours par an… On est esclave, voyez-vous… C’est bien désagrable !
Les dernières brumes, comme des mousselines, s’envolent des hauteurs ; quelques-unes planent encore au-dessus de la rivière, dans le creux de la vallée ; le soleil monte vers l’espace ; des troupeaux escaladent les pentes ; les oies se répandent dans le Communal ; un roc géant, avec une forêt pour chevelure, chante à la lumière le concert des milliers de nids qu’il recèle… Dans le bourg s’enfle une rumeur de réveil, grincent les serrures des boutiques… Un char cahote sur les cailloux, le bouvier pique de l’aiguillade sa couple de bœufs…
Nous partons…
— Ho ! Jantet ! ho ! Jantet !
C’est la boulangère qui interpelle le docile facteur. Elle a attaché une miche à chaque bout d’une corde qu’elle passe aux épaules de mon compagnon, et les deux pains lui battent contre la poitrine à chaque pas…
— Ho ! Jantet !
C’est le boucher qui lui suspend au bras un cabas gonflé de viande.
— Ho ! Jantet !
C’est le cordonnier…
— Ho ! Jantet !
C’est l’horloger…
Ils le chargent qui d’une montre, qui d’une paire de sabots ferrés, pesant au moins dix livres ; cet autre, le pharmacien, de fioles, de médicaments pour M. le curé d’ici, M. le maire de là, M. l’instituteur, etc., et Jantet se laisse accabler, placide, écoute toutes les recommandations, répond, invariablement :
— Apé, apé… oui, oui, soyez sûr…
Jantet, avec ses yeux simples dans sa barbe aux poils droits et décolorés comme les aiguilles d’une vieille branche de pin, la blouse enfarinée par les miches qui se balancent sur sa poitrine, avec sa cargaison dans le dos, sur les bras, sur les épaules, semble quelque mystérieux « Bonhomme Noël » tout argenté de frimas…
Enfin, nous sommes partis.
— Ah ! monsieur, si ce n’était que le courrier ! Mais, chaque matin, des commissions pour tout le monde ! On n’est pas maître de sa personne, voyez-vous… Et puis, ça use les effets… C’est désagrable… millodiou !
Nous commençons à monter, par une côte boisée, en zigzags, sur la roche à vif, mi-sentier, mi-ruisseau, que mille sources suintantes ont creusée et polie, entre des noisetiers d’où s’essorent des oiseaux sautillant de branche en branche, en fuite à notre approche…
Jantet va devant, les pas enfoncés, ancrés dans le sol, des pas de montagnard, son chargement s’embarrassant dans les broussailles, le choc décollant des feuilles humides les rouges limaces qui tombent dans les fraisiers et les airelles.
A la sortie des arbres, nous avons sous nos regards la vallée profonde, rétrécie, qui s’étire en paresseux fleuve de verdure où s’immobilisent comme échoués les fermes, les hameaux, espacés en minuscules flottilles ; et, après avoir gravi des pentes derrière lesquelles toujours une autre se hausse, sans plus de végétation maintenant que les bouquets d’or des genêts étincelant sur un tapis de courtes graminées sombres, le bois que nous traversions tout à l’heure ne montre plus à nos yeux qu’une infime forêt, des feuillages nains, comme aux bergeries pour jouer des enfants.
Nous atteignons les plateaux de Saint-Clément, qui paraissaient d’en bas les points culminants, et derrière lesquels se creusent d’autres vallées, se dressent d’autres crêtes ; et, par delà, s’étagent des sommets que dominent des cimes, que, tous, surplombe au loin le cône solitaire du Cantal, au bord du ciel ; et le village, et les maisons éparses, dans les replis du terrain, ou juchées sur quelque escarpement, qui semblaient proches, par des illusions de la vue à travers les perspectives brisées, violentes, s’entrecoupant, s’enchevêtrant, des arêtes, se reculent d’une distance nouvelle, d’un val et d’un mont, d’une descente, d’une ascension ; et nous escaladons, et nous dégringolons par des raccourcis à pic, où les seuls pas de Jantet, depuis un quart de siècle, ont marqué leur empreinte, tassé la terre, usé la roche, tracé un chemin…
Ouf ! nous nous reposons…
Nous nous affalons sur un monticule, à l’ombre, parmi les bruyères violettes, les gentianes bleues, les narcisses jaunes.
Jantet parcourt les adresses de son courrier.
J’aspire à pleins poumons, sans pouvoir me rassasier, la coupe immense du ciel, et je goûte avidement, oublieux de mon compagnon, ce laps de silence, de solitude, de liberté, dans l’air frais et la senteur des plantes aromatiques…
— Ah ! millodiou, tonne soudain la voix de Jantet ! Encore des prospectus… Tenez, ça va nous faire un crochet de dix kilomètres, aller et venir, pour tirer jusqu’à ce buron là-bas… Si ce n’est pas fou, un peu !… Des prospectus !… La moitié ne sait pas lire… Deux kilomètres pour l’autre masut, plus loin… Ah ! millodiou, la politique ! On envoie le journal aux vachers, je vous demande !
Nous accomplissons les douze kilomètres pour porter des réclames de remèdes infaillibles, des catalogues de grands magasins de Paris aux buronniers que nous trouvons l’un à présurer son lait, l’autre en train d’« espérer » le veau, près d’une vache à son terme…
Après une matinée de soleil excessif, le ciel se déchire, un ciel où se tramaient depuis un quart d’heure de menaçantes nuées, et, sous l’averse compacte, en faisceaux d’aiguilles drues, vite Jantet dévêt sa belle blouse qu’il ne veut pas mouiller ; et nous nous abritons sous le parapluie vaste comme une grange — dont je ne trouve plus que la taille soit exagérée.
— Ah ! millodiou, dans ces pays-ci, on n’est jamais sûr… Il en tombe, de ces orages, que des fois je rentre sans un fil de sec…
Et comme un éclair nous part à la figure, ainsi qu’une arme à bout portant :
— Millodiou, millodiou, je crois qu’il nous a approchés… J’en ai chaud à la barbe ! crie Jantet, en traçant le signe de la croix…
L’ondée écoulée, nous reprenons notre trajet.
Un par un, le facteur se débarrasse de ses paquets, de porte en porte, avec des conversations, des pauses…
Ici, dans une salle obscure, une voix du fond de la cheminée, de quelque aïeule rencoignée, réchauffant ce qui lui reste de vie à ce qui reste de feu, gros comme une noix sous la cendre, chevrote, juste assez pour se faire entendre par-dessus les grillons du foyer, que les gens sont à l’hort.
Nous les joignons, en effet, au jardin : encore un kilomètre !
Mais ils ne savent pas lire et prient Jantet de décacheter l’épître.
C’est de leur fils, soldat, qui narre en quatre pages ses impressions de régiment, implore quelques sous en prétextant d’une revue !
Jantet, forçant la voix, déchiffre difficilement ; on croirait le garde champêtre ou le tambour de ville proclamant à la foule quelque arrêté municipal.
Les destinataires d’autres plis lavent, au bas d’une côte, dans une eau qui dévale avec fracas : aussi Jantet appelle vainement.
Les femmes n’entendent pas… Il faut descendre…
A l’une, Jantet rapporte le reçu de ses contributions qu’elle lui avait demandé de payer, à l’autre, une montre réparée…
Puis, nous nous lançons à la recherche d’un fermier qui est à faner, nous renseigne une pastoure de dix ans, qui rentre clore ses moutons.
Une signature est nécessaire, la lettre est recommandée.
L’homme, les yeux empoussiérés, des brindilles dans les cheveux, sur les tempes en sueur, nous mène à l’auberge, où dix minutes sont dépensées dans l’impossibilité de trouver la plume, l’encre ; et quand tout est là, le paysan hésite, se gratte le nez.
Que peut bien contenir l’enveloppe ? D’où vient-elle ?
Il est en procès avec un beau-frère, pour un partage.
Si quelque coquinade se cachait là-dessous ?
Il ne se décide pas, refuse, obtient que le facteur lui représentera la missive le lendemain, pour lui laisser le temps de parler de ça avec sa femme.
Tandis que Jantet termine sa tournée dans le village, après m’avoir promis de revenir déjeuner avec moi, je m’assois à la table de l’auberge où des poules et des poussins picorent en paix ; aux poutres graisseuses du plafond, du lard qui suinte — signe de pluie — et des saucisses sont pendus, et la maison est tout embaumée de l’odeur d’un « picoucel » ; dehors, les porcs grognent, vautrés dans le purin, devant leurs soutes.
Jantet s’est attablé en face de moi, et, après un coup de vin, il devient expansif, plaisante, m’invite à répéter la tournée en janvier :
— Ah ! millodiou ! C’est alors qu’il faudrait trouver du vin comme ça, quelque chose de chaud… On m’offre du pain, du fromage… Mais du vin, pas souvent… Si tu as soif, le « férat » (le seau d’eau potable) est plein…
Les yeux dans son verre, il continue :
— Nous serons descendus à cinq heures… Il ne faut guère que deux heures à la descente… Mais, l’hiver, voyez-vous, c’est quelque chose de plus… Je n’arrive jamais qu’à la nuit… Il y a deux mètres de neige… plus une broussaille… rien… Ah ! il faut connaître la montagne… Il s’en égare plus d’un, vous savez…
Il y a deux ans, j’ai bien cru y rester, pécaïre… Je fus pris par l’écir… La neige tourbillonnait, me crevait les yeux comme du sable brûlant… Je croyais dévaler par la raccourcie, à la rivière… Mais j’avais pris trop bas… Le pont, un tronc d’arbre en travers du ruisseau, était recouvert, l’eau gelée… Je passai bien de l’autre côté du ravin, mais pour remonter, je ne m’y reconnaissais pas… Pensez ! la nuit, la neige… Deux fois je remontai pour tâcher de me mettre dans le sentier… Un temps de loup… A virer ainsi, je perdis tout à fait ma direction. Ah ! je n’en menais pas large… Deux heures sans savoir… Ma lanterne s’était éteinte… Tout d’un coup j’ai senti que j’enfonçais. Je croyais bien que c’était fini… J’en avais jusqu’au menton… Un peu plus, et c’était par-dessus la tête… Mais je marchais et je n’enfonçais plus. J’étais dans une rase, dans un ruisseau d’un pré… Tout d’un coup j’ai aperçu une lumière… J’ai marché, marché… Ah ! millodiou ! je suais malgré les vingt degrés de froid !… Je suis arrivé à l’auberge… J’ai rallumé ma lanterne, et je suis reparti… On voulait bien assez me coucher… Mais voyez-vous, la femme, les enfants, tout ça qui devait être inquiet… Ah ! j’ai filé, j’allais d’un train qu’un loup ne m’aurait pas suivi… Et j’ai pris la descente au bon endroit, je n’ai plus cherché la raccourcie…
Il s’interrompt de parler, avale son verre d’une lampée et achève son récit de sa sempiternelle exclamation :
— Des nuits comme ça, voyez-vous, c’est bien désagrable !
Après un silence, sa tasse de café entre les mains, il se penche vers moi, le regard circulaire, pour constater qu’il n’y a personne, là, et, comme s’il redoutait que le gouvernement l’entendît émettre un tel vœu :
— Voyez-vous, six cents francs par an pour un métier pareil, c’est un peu court… Ce n’est pas payé… Il faudrait huit cents francs.
Sublime Jantet !
Un facteur enseveli sous la neige…
Le fait-divers brutal est sous mes yeux, mais je ne puis m’imaginer l’hiver, la mort, me figurer qu’il y soit resté, sous l’écir, le brave Jantet…
Ma pensée va à la claire journée de printemps ; les pentes où tintaient des sonnailles de troupeaux…
L’eau chantante aux flancs vernissés des roches, les bois ivres de soleil, de nids et de fleurs, la vallée comme un fleuve calme, avec une flotte de châteaux, de clochers, de villages ! et commandant les crêtes et les versants, en face de nous, le puy Griou, chauve et pointu, avec, sur les pentes, des plaques de neige pas encore fondue, qui évoquent bien la pensée des longs et mauvais hivers. Mais, quand même, non, je ne puis m’imaginer l’écir, la neige furieuse, soulevée, précipitée, tourbillonnant et sifflant comme des balles ! Non, je ne puis me figurer Jantet, mon ami Jantet, se débattant dans la nuit et l’avalanche. Je ne puis croire qu’il y soit resté, lui qui, durant vingt-cinq ans, n’avait pas manqué un jour de « faire la montagne » !
Je le revois, au départ, le matin où je le suivais, chargé de toutes ses commissions : au retour, pas fatigué des kilomètres escaladés et dégringolés, faraud dans sa blouse neuve, frappant la route de son bâton ferré, fleuri comme un nobio, — comme un jeune marié — ; à sa boutonnière une branche d’églantier cassée dans les bois ; aux lèvres, une petite rose coupée dans l’hort de M. le curé par la servante.
Et j’entends sa phrase invariable, comme je l’interrogeais :
— Vous n’êtes pas las, après des journées pareilles ?
— Moi, je danserais la bourrée toute la nuit.
Et il chante :
« Je la veux, la Marianne. — Je la veux et l’aurai. »
Oui, je chanterais bien et danserais bien encore une soirée, voyez-vous… L’été, ça n’est rien, la tournée… Mais l’hiver, ah ! là, quelquefois, c’est désagrable !