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Veillées d'Auvergne

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La Quenouille.

Cette année-là, les troupeaux de la ferme de Roquebrune descendirent de la montagne plus tôt que d’habitude. Pourtant, Pierrou, parmi ceux du pays, était toujours le dernier à dévaler des burons : ce qui faisait dire, chaque automne, lorsque son bétail gagnait l’étable, que le loup devait être proche ; et puis, malgré la neige qui poudrait le puy Griou et les brumes dont s’encapuchonnait le Plomb du Cantal, les bêtes n’avaient pas eu à souffrir du froid ; l’arrière-saison était tendre encore. Mais, cette fois, le farouche buronnier, qui semblait ne jamais rentrer au village qu’à regret, avait hâte d’hiverner…

Au printemps, lors du départ pour le masut — tandis que, sous la conduite du berger et du valet second, les bêtes (sans qu’il fût besoin de l’aiguillon ni du chien) se mettaient en route dans une sonnerie de clochettes et de grelots, joyeuses, pressées de cette impatience qui les fait beugler, inquiètes, et rompre leurs attaches aux primes senteurs d’avril — Pierrou s’était arrêté à la porte de l’auberge, signalée par une branche de sapin… oh ! pas pour boire… mais pour dire à la Catinette…

Justement, elle était seule, qui riait et fredonnait, occupée à rapiécer un vêtement.

Alors, Pierrou n’osa plus.

Cependant, il s’était juré qu’il aurait du courage : il n’y avait plus de délai possible !

Mais ne se promettait-il par d’être hardi depuis six mois ?

En vain !

Au sortir de chaque veillée, tout l’hiver, il s’affirmait que le lendemain ne s’écoulerait pas sans que…

Il avait tant reculé, tant tergiversé, que le moment de partir arrivait, et qu’il n’avait pas parlé…

Enfin, il avait ramassé toute son audace ; mais il avait beau vouloir, il ne pouvait pas, et, comme aux précédentes tentatives, il restait muet.

Dans la honte de sentir qu’il ne pourrait jamais, il se résigna, murmura :

— Adisias ! Adieu !…

— Pierrou s’en va ? Pierrou remonte au ciel ? déjà !… plaisanta la jeune fille.

A ce mot aimable, brusquement, il se décida :

— Oui, mais avant, faut que je te dise quelque chose…

— Quoi ?

— Je t’aime bien…

Et, de peur, s’il n’achevait du coup, de ne jamais terminer, il lança, d’un jet :

— Si tu veux, nous nous marierons après la Saint-Martin, où finit mon engagement. J’ai trois ans de gages de côté. Je louerai un bien. Tu seras heureuse, dis-moi ?…

— Tu causes bien quand tu t’y mets ! répondait la Catinette, habituée aux déclarations journalières des jeunes gens du bourg ; tu ne t’aventures pas souvent, mais quand tu pars… c’est du bon, Pierrounel !…

Une voix appelait :

— Mais le père me sonne… Adisias !

— Nous nous marierons ? répétait Pierrou.

— Ah ! le fou, le fou ! esquiva-t-elle.

— Nous nous marierons ? insistait-il.

— Nous reparlerons de ça l’hiver, répondit la Catinette, sérieuse, ou… moqueuse, sait-on jamais ?

Et, sans plus, elle s’échappa, jetant au buronnier la fleur qu’elle mâchonnait de ses dents blanches comme une caillée de lait, de ses lèvres pourpres comme la digitale…


— Fou !… Pierrou le devint.

Il crut à un aveu, à une promesse, à un consentement.

Il serra dans sa malle, entre deux mouchoirs, la fleur — qui, pour lui, fleurait bon l’espoir, — que la Catinette lui avait jetée sans penser, par manière de plaisanterie, par jeu de gamine ; et la phrase évasive, ironique peut-être : « Nous reparlerons de ça »… s’inscrivait, indélébile, dans son esprit, et ce rire de ces lèvres que sa déclaration n’avait pas fâchées, — ce rire tintait aux oreilles du buronnier, tout le long du jour, comme un carillon de joie et de délices !

D’ailleurs, pourquoi n’eût-elle pas consenti ?

Pierrou touchait de forts gages ; les maîtres le jugeaient le meilleur fromager de la vallée de la Cère, et la Catinette était pauvre. Le rude garçon n’avait donc pas à craindre un refus intéressé.

Aussi, nul doute n’atteignit sa foi ; cette fleur et cet éclat de rire — comme la Catinette en prodiguait sans réflexion aux jeunes hommes du bourg, qui lui volaient, devant son père, si elle ne l’offrait pas, la fleur de son corsage et baisaient les fossettes de sa joue, après la bourrée, selon la coutume — pour Pierrou, sur la montagne, quatre ou cinq mois l’an, candide et sombre, toujours à l’écart de la jeunesse, ces choses banales, une fleur, un sourire, au lieu des lèvres closes, du front sévère qu’il redoutait, ce fut, par le grossissement d’une imagination exaltée dans le rêve et la solitude, mieux qu’une promesse et qu’un aveu, — ce fut un pacte irrécusable.

Ces longs mois sur les sommets, au bord du ciel, hanté du seul vol inquiétant des aigles au-dessus de la bergerie, maintenant, les yeux de Pierrou cessèrent de voguer là-haut, comme jadis, dans l’océan d’azur, à la remorque des gros nuages qui glissent dans l’éther comme de pâles vaisseaux fantomatiques : ces longs mois, Pierrou les vécut, les regards pointés vers la plaine, par les pentes et les vallons, dans la direction du village — d’où il supposait peut-être que montaient vers lui les regards réciproques de la Catinette ; et sa mémoire ruminait les moindres événements du passé, des menus faits, des paroles futiles, des coïncidences innocentes, qui devenaient pour lui des indices irréfutables, des preuves graves, des affirmations : elle l’avait remercié, d’une voix si douce, un jour, pour un nid de bouvreuil, un autre, pour être allé lui tirer de l’eau à la fontaine… et quand il lui avait rapporté plein son mouchoir de poires de la foire d’Aurillac.

Même, une fois, elle avait avancé :

— Quel brave mari tu ferais, Pierrou !

Surtout, il se rappelait la joie éclatante qu’elle avait manifestée de recevoir une quenouille comme pas une fille ne pouvait se vanter de posséder la pareille sur tout le parcours de la rivière.

Il l’avait taillée d’un buisson de mai, une épine, fine et forte, durcie au four, embellie de cuivres découpés, tout le manche creusé, fouillé, des oiseaux, des feuillages, avec son nom à elle, la Catinette, le travail patient d’un hiver, où il avait cumulé ses talents de fils de sabotier, de pâtre expert à travailler le bois pour se distraire, de montagnard inventif par tant d’heures inoccupées, — où il avait consacré toute sa pensée et toute la tendresse vierge de son âme…

Ainsi, peu à peu, le sentiment couvé tout un hiver, l’amour qui avait débuté par l’infiniment petit d’une fleur jetée, d’un rire facile, d’une phrase équivoque, progressait, emplissait le cœur de Pierrou, débordait de son être, bouleversait sa vie, éclatait en passion désormais invincible…

Comprenez-vous maintenant les raisons pour lesquelles Pierrou avait hâte d’hiverner ?


La montée aux burons, à l’avènement des jours tièdes, et, sur leur déclin, la descente, font date chez les montagnards. On accourt sur la route. L’aïeul se soulève du banc de pierre où, comme pétrifié, il s’immobilise, les après-midi, à s’imprégner, à faire provision pour le long hiver des suprêmes rayons de l’automne. Les femmes délaissent leur sempiternel tricot. Les enfants, pas rassurés, se drapent dans la jupe, le tablier maternels. Les fermiers saluent au passage les riches laitières reconnues :

— Oh ! la Rougeotte…

— Vois, la Grise…

Mais il y a du neuf : on dénombre les têtes dont le bétail s’est accru : des veaux, des génisses, venus au monde sur les plateaux déserts, qui s’effarouchent de tout ce monde… Le chien de berger va et vient le long de la colonne, les poils droits comme des pointes, les yeux ardents, harcelant de ses abois la caravane, mordillant les retardataires qui stationnent devant chaque grange, chaque cour, dans une reconnaissance lente des lieux…

Sur la place, les servantes s’interrompent de faire reluire leurs seaux de cuivre tant que dure le défilé.

Même la menette entr’ouvre les fenêtres de la cure, et le bedeau retarde de sonner l’angelus…


Mais personne ne se montre sur le pas de l’auberge.

La Catinette n’est pas là pour faire fête au buronnier, elle — que les yeux de Pierrou cherchent, uniquement !


A la soupe du soir, à la ferme, Pierrou laisse son écuelle pleine ; les vachers et les pâtres qui savent son humeur dure, son habitude de se taire, ne remarquent pas la fièvre de ses yeux, la tristesse de son visage ; ils content des folies, énumèrent les plaisirs de la foire qui vient, la danse, le vin chaud, les châtaignes — et puis la noce de la Catinette…

— La Catinette ?

— Mais oui, avec le maître bouvier des Esclats… Ils étaient à la ville aujourd’hui pour la parure…

Oh ! que le cœur de Pierrou a mal !…

Il gagne l’auberge ; il entend la musette, la voix d’un cabrettaïre :

Nai in capelou di paillo,
M’y manquo lou courdou ;
Galant, metés lou y, yeou vous en praio :
Yéou forai ticon maï per vous.

« J’ai un chapeau de paille, — Il m’y manque le cordon ; — Galant, mettez-l’y, je vous en prie : — Je ferai quelque autre chose pour vous… »

Et les danseurs s’embrassent — la Catinette, le maître bouvier…


Elle aperçoit Pierrou qui entre, elle l’accueille gentiment, l’interpelle, la joue enflammée de plaisir, avec ce rire sans fin à ses lèvres — son rire à tous — que le buronnier a cru naguère un rire pour lui !

— Ah ! Pierrou ! Le loup t’a chassé de Roquebrune ? Que bois-tu ? C’est le père qui invite…

Il vide son verre et va se tapir au fond de la cheminée obscure, où séjourne un peu de feu, gros comme une noix sous la cendre, et, de là, contemple la Catinette, qui danse des bourrées, infatigablement, avec son promis…

Il détourne la vue ; il souffre trop de la voir au bras de l’autre — si bravement parée, d’un ruban de velours noir d’où se balance sur sa poitrine la croix d’or des fiancées, un bouquet à son corsage et les lèvres fleuries du rire vivace de jadis…


Il a peur de pleurer.

Alors, il feint d’arranger le feu et, par contenance, comme la Catinette dispose une botte de broussailles sur les chenêts, il lui demande le croc pour tisonner…

Le cabrettaïre, juché avec sa chaise sur une table, recommence à gonfler sa musette…

Vite, sans la patience de chercher le croc, la jeune fille prend ce qui lui tombe sous la main, défait d’un clou où elle est appendue, une quenouille… la quenouille de Pierre — dont elle se sert pour remuer le feu et la met ensuite aux mains du malheureux garçon, puis retourne précipitamment à son cavalier…

— Oh ! Catinette ! murmure sourdement Pierrou, et, machinal, il active ou ralentit la flambée, du bout de la quenouille, bientôt brûlée à demi ; et il fait nuit dans sa tête, froid dans son cœur, comme si l’écir avait fondu sur lui. La nuit avance, la flamme baisse, l’âtre est moins clair. Pierrou persiste à remuer la cendre, tandis que se brouillent dans sa mémoire les remembrances de ses vieux espoirs… Et ces genêts, où la quenouille est aux deux tiers consumée, ces genêts dont la vive lueur illumine la salle, n’est-ce pas, pour Pierrou, le bûcher de ses rêves ?…

On le hèle ; il se dresse, vient trinquer et sort, tandis que la voix du musicien continue :

Io sabo ina chansou
Plina di minsounso.
Et si diso ina berta,
Bolé bi qué mi pindrou…

Je sais une chanson — Pleine de mensonges. — Et si je dis une vérité, — Je veux bien être pendu. »


A la sortie du bourg, dans le ravin que suit la route à pic, la rivière tombe en cascade, d’une hauteur de trente mètres ; la chute des eaux a creusé dans le roc une cuve profonde où des bouviers qui pêchaient la truite découvrirent un matin le cadavre du buronnier de Roquebrune…

On crut à quelque faux pas…

Pierrou étreignait, de sa main raidie, un morceau de bois calciné — tout ce qui restait de la quenouille…

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