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Veillées d'Auvergne

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La Centenaire.

C’est en haut de l’avenue de la République, qui descend de la gare d’Aurillac vers la ville, sans enthousiasme.


Les chemins ont leur allure, comme les gens. Des sentiers grimpent vifs, fantaisistes, ainsi que des chèvres. Des boulevards se pavanent, lents, orgueilleux d’être regardés par des boutiques riches, des hôtels opulents. Des routes s’allongent souples, harmonieuses, discrètes comme des vierges, ou hardies comme des veuves. Le mystère tourne, s’enchevêtre aux ruelles d’histoire et de passé. Des passages sont visqueux comme des limaces. De glorieux souvenirs parfois moisissent en quelque sombre venelle. Des places meurent de silence et d’oubli, déjà gagnées par l’herbe, comme des tombes. Des faubourgs travaillent, boivent, chantent et dansent. Mais les voies qui desservent des octrois aux localités sont presque toujours indifférentes. C’est à peine si elles participent des cités où elles se traînent. Avenues de la Gare, avenues de la République, boulevards de l’Est, cours du Midi, c’est comme des chemins sans père ni mère, pas reconnus, qui ne rappellent rien ni personne.

Notre avenue de la République aurillacoise est maussade entre toutes les avenues de la sorte, dans les trois quarts de son parcours. Désolée par un bout comme si elle avait manqué le train, elle s’arrête à la rue de la Gare, sans plus, dès qu’elle aperçoit l’horloge, où il n’y a jamais d’heure pour elle de s’évader. Ou navrée, par en bas, de sa malencontreuse destinée qui s’achève précisément où la ville commence, au bord d’un Palais de justice qu’elle semble prendre à témoin de sa détresse, devant un square aimable, plein de bonne volonté, mais ça n’est jamais qu’un square, tandis que… Tandis que, misérable avenue terre à terre, ta perspective s’élance jusqu’au sommet neigeux de Chavaroche, là-bas, là-bas, dans la nue, où tu ne monteras jamais…

Sur le trajet, il n’y a guère, pour forcer le regard du passant, que la « montre » du photographe Parry, où toujours, s’affiche quelque belle épreuve. Bien souvent, je m’étais distrait à contempler un portrait de vieille femme filant sa quenouille, dont l’envie me prit d’acheter un exemplaire.

J’interrogeai l’artiste :

— Cette bonne femme ? mais elle vit encore… Elle a plus de cent ans… Elle habite à côté… Il y a cinq ans qu’elle m’a posé ça… Elle est bien toujours assez gaillarde…

L’image provoqua ma curiosité de connaître le modèle. Je n’avais pas songé qu’il pouvait exister. Cela paraissait plutôt une reproduction de tableau. Non que cet âge soit rare dans nos campagnes. Des « anciens » qui « approchent les cent ans », chaque village en possède quelqu’un ou quelqu’une, cariatides aux cheminées, l’hiver, et l’été, comme des épouvantails — leur raide ossature chargée de haillons fantastiques — immobiles, sur le banc, au seuil de la maison… L’église, aussi, en abrite sous son porche ou contre son bénitier, de ces ruines humaines, sans presque plus rien d’humain. Le long des grand’routes, il en chemine sans cesse, des porte-besaces aux pieds estropiés d’avoir foulé tout un siècle, qui ne savent plus d’où ils viennent, c’est si loin ! qui ne savent pas où ils vont, où ? nulle part ! Misères en marche forcée perpétuelle, ou décrépitudes scellées au pas des portes, survivants que la Faux oublie contre les murailles dont ils ont la rigidité, entre les arbres dont ils semblent quelqu’un, rabougris, la peau rêche et fendillée comme une écorce, — solitaires épis debout après la moisson…

Mais cette vieille-là, dont le portrait excite mes réflexions, c’était une vieille à part. Le pittoresque de sa mise n’offrait rien d’hétéroclite. — Il était nature. Il n’avait pas été composé de hardes théâtrales pour satisfaire l’œil du touriste. La coiffe pendante était la coiffe commune du pays — jadis — quand se portait la coiffe, au lieu de ces hideux chapeaux d’à présent. Les pointes de son fichu de laine tombaient se croiser dans le babarel traditionnel, sorte de corset extérieur, superposé et cousu au corsage sur les côtés, mais libre par devant, formant soufflet, dans lequel on peut fourrer maints objets, porte-monnaie, mouchoir, livre de messe, ou planter le bâton de la quenouille… La boîte aux lettres, encore ! l’appelait-on. Et il dut bien servir aussi, ce babarel, à contenir le double trésor de jeunesse et de maternité qui ne le gonfle plus aujourd’hui, mère-grand ? Il est bien plat, le babarel, et l’on compte, à l’échancrure du fichu, les cordes du cou, sous la peau distendue. Le visage, non plus, ne ressemblait pas à ces visages qui se ressemblent tous, creusés et défoncés par les rides, comme des chemins disparus sous les ornières. Dans ce rude costume, sans nul ornement, la figure, solide encore, sous les entailles des années, semblait me reprocher : « Tu ne me reconnais pas ! Regarde-moi bien…? Je te touche de près, pourtant ? » Mais oui, je la reconnaissais, dans son fruste vêtement, je la reconnaissais bien, et cette icône de papier, c’était la vigoureuse ancêtre, c’était l’Auvergne, si vieille et si vivace, dont les mains laborieuses filaient une grosse quenouillée, encore, et promettaient d’en filer bien d’autres…

Mais elle ne devait guère parler français et je craignais de ne pas assez me faire entendre… Heureusement, près du Square, je rencontrai mon ami Armand Delmas, un fervent du patois, et que sa profession d’avocat met à même de « pratiquer » chaque jour avec les clients campagnards.

— Allons voir la Centenaire…

— Où demeure-t-elle ?

— 81, avenue de la République…

— Oh ! mais c’est tout en haut, c’est à la gare.

Il se serait agi de l’ascension du Plomb que Delmas n’aurait pas opposé tant de résistance, par ma foi ! Delmas est un intrépide marcheur : il ne s’assied jamais. Il n’est pas plutôt assis qu’il se rappelle une visite, une course oubliées ! Cependant, de monter là-haut, ça ne lui disait pas, non. Mais je ne le lâchais pas.

— Nous ne resterons pas longtemps, au moins ?

Je le rassurai et nous rebroussâmes.

Le 81 de l’avenue de la République… Au coin de la rue du Général-Destaing… Une cour avec cinq ou six misérables logis, tous pareils, de plâtras et de tuiles rouges, comme une rue de village en miniature… Dans le jour blême, ces cases fermées contre le froid sont assez mystérieuses… Personne… Mais une ombre, bien incapable d’en tirer de l’eau, est accotée au puits :

— Mme veuve Lascombes ?

C’est peut-être elle, au fait… Non, elle nous enseigne une des masures… Nous cognons à la porte vitrée de l’humble case. On vient.

C’est encore une vieille femme, elle peut-être !

— Mme veuve Lascombes ?

Non, mais sa fille. Décidément, on vit vieux, ici ; c’est le hameau des Parques.

— Mme Lascombes ? la voilà…

Nous l’apercevons assise — à moitié, sous une cheminée large, en disproportion avec la pièce étroite, contre le feu allumé où chauffe l’ouo, la marmite locale…

Deux lits de bois occupent le fond de la chambre, bout à bout, égayés de courtines de reps rouge et couverts d’indienne à fleurs. Une table, des chaises rempaillées, un buffet, quelques ustensiles, le tout extrêmement propre, bien en ordre. Sur un fauteuil de paille bas, c’est bien notre centenaire, telle que sur la photographie, avec la coiffe longue, et ce fichu de tricot marron, qui couvre les épaules, croisé dans le babarel, laissant nu, à l’échancrure, ce cou vide, à la peau déprimée, affaissée entre les cordes dures comme des piquets sur lesquels semble fichée la tête…

Mais, depuis ce portrait d’il y a cinq ans, il semble que la face se soit fendillée encore, que d’autres haches se soient plantées dans cette écorce, que le labour de la vie ait creusé plus avant ses sillons dans ce front résistant et ces joues flasques ; il semble que les yeux se soient renfoncés et taris sous les cils et les sourcils — comme les étangs desséchés sous les mousses et les roseaux.

Nous nous approchons, et Delmas ouvre la conversation. La bonne femme n’a pas bougé à notre entrée. Elle n’a pas répondu à nos :

— Bonjour, en français.

Sourde, aveugle ? Je me reproche déjà cette vaine curiosité ! mais Delmas apostrophe en patois.

— Nous avons vu dans un journal, que vous aviez passé les cent ans ?

Oh ! alors, elle n’est plus sourde, la maman Lascombes…

Cent ans… cent ans… mais j’ai bien plus de cent ans !…

Voici qu’elle se démène sur son fauteuil et qu’elle proteste, secouée de colère et comme d’indignation devant un pareil déni de vérité. Ses lèvres molles, comme soudées tout à l’heure, se sont violemment écartées et laissent voir, dans le trou de sa bouche, deux crochets pointus : l’un en haut, l’autre en bas, l’un à droite, l’autre à gauche, tout ce qui reste de dents…

Oh ! que non, pas sourde et pas muette…

— Elle ne veut pas qu’on la chicane là-dessus, explique sa fille. Si elle n’a pas les cent ans, elle n’en est pas loin… Elle en aurait bien davantage, si elle avait vu tout ce qu’elle raconte…

— Mais l’acte de naissance ? hasarde Delmas ; elle a bien été enregistrée ?

— Enregistrée ? se rebelle encore la centenaire malgré tout, envers et contre tous… Non je n’ai pas été enregistrée… D’oquesto tems u érou pas to fi… De ce temps-là, on n’était pas si fins, si avancés, fait-elle ironiquement… J’ai cent quatre ans et même plus…

En effet, elle aurait bien plus de cent quatre ans, elle en aurait près de cent vingt, si elle avait été présente à tout ce qu’elle répète, car il n’est pas besoin de l’interroger, elle discourt bien toute seule.

— Qu’aï pas iou bist ! Que n’ai-je pas vu ! Les capelots et les moussurs, les curés et les messieurs ; qu’on leur coupait la tête !… Et les cloches qu’on jetait à la rivière, et la messe qu’on célébrait dans les granges et dans les caves !

Ceci la ferait contemporaine de la Terreur, où elle aurait dû avoir de cinq à dix ans pour se souvenir. Donc, dans les cent quinze, cent vingt ans, aujourd’hui.

— Mère, vous n’avez pas vu tout ça, on vous l’a raconté ! insinue sa fille aux cheveux blancs.

Cette fois, ce sont des trépignements, des éclats de rire :

— Pourtant, repopio pas… je ne divague pas… je sais bien ce que je dis… Oh ! qu’aï pas iou bist !

La face crevassée oscille sur les cordes durcies de la gorge, en affirmations silencieuses. Puis, la voix reprend :

— J’ai bien vu M. de Niocelles…

— Mère, tu n’as pas vu M. de Niocelles !

— Mais si, je te dis que j’ai vu sa tête… Oh ! que io pas viste.

Et, comme pour cesser de voir l’abominable spectacle, elle gare son visage avec ses mains ossifiées.

M. de Niocelles, c’est, par ici, une des journées sanglantes de la Révolution… Tous les Arpajonnois vous le répètent comme la mère Lascombes, comme s’ils y avaient assisté… Il entre un voisin, au moment où j’écrivais cette page ; à mon interrogation, il répond tout de suite :

— M. de Niocelles… C’était un grand… un maître de la vallée… qui avait dû en faire aux petits… Je me rappelle pas ce qu’il était… Enfin, il s’était caché dans un grenier, dans les genêts, où on l’a découvert… On lui fit descendre les escaliers en le tirant par les jambes, que sa tête sonnait à toutes les marches… En bas, il y avait lou fabre do l’aigé, le forgeron de l’eau… on l’appelait ainsi, parce que sa forge était contre la rivière, là près du pont… Il lui trancha la gorge avec une hache… Puis, il lui piqua une fourche à deux dents dans les yeux, et on promena la tête à travers Arpajon et jusqu’à Aurillac… Et il y avait Milhaud, dans le tas, le fils du menuisier, qui est devenu général…

D’avoir entendu ce récit en sa toute enfance, la Centenaire peut facilement confondre, mêler les choses vues et les choses racontées !

Tout de même, que de choses, que de choses, elle a pu voir qu’elle ne dit pas, qu’elle ne sait plus, qu’elle englobe ainsi !

— Bien de la misère… Bien de la misère…

Elle est née à Marmanhac… Elle a travaillé aux champs…

Et ce sont les grandes dates des existences campagnardes… le mariage… surtout les enfants :

— Huit garçons qui sont allés à la guerre…

C’est vague et tout de même, comme nous les voyons… au temps des longs services de sept ans… Tout le sang de la vieille mère Lascombes, qui a pu couler sur tous les champs de bataille d’Europe et d’Afrique…

— Ils sont morts ?

— Eh ! pas tous… Il y en a deux qui travaillent dans la Champagne… qui sont venus l’année dernière…

Cela nous explique la présence d’une bouteille vide, avec son gros bouchon enflé, posé sur le goulot, pieusement conservée, sur le buffet, en vis-à-vis des objets de piété ou de cire, des chandeliers de verre, des bougies de couleur, alignés sur la planchette de la cheminée.

— Oh ! qu’aï pas iou bist !

Mais tant de choses qu’elle a vues n’ont pu assombrir la Centenaire. La joie de vivre, de survivre, en elle, domine tout. Elle ne demande qu’à durer ainsi, ses quatre sous de café le matin, la soupe, le soir. Oh ! et si elle pouvait dormir la nuit ! le jour, ça passe encore. Mais la nuit elle ne dort pas…

Or Delmas achève tout à fait sa conquête en citant le proverbe en patois :

Jeune qui veille et vieux qui dort
sont signe de mort.

— Je sais bien… Je sais bien… Ah ! vous êtes gentils, au moins, vous autres, vous parlez… Ce n’est pas comme l’autre, qui ne disait rien…

— L’autre, explique la fille, c’est un journaliste qui est venu interroger la Centenaire… Mais comme il ne savait pas le patois, ils ne se sont rien dit.

Lui est reparti, convaincu que la vieille était sourde, et elle est presque persuadée que lui était muet.

Or, elle n’est pas sourde, que non, ni muette, mais les yeux ne vont guère. Comme elle veut remercier Delmas qui parle, c’est ma main qu’elle agrippe, qu’elle enserre, qu’elle ne lâche plus, d’une étreinte vigoureuse. Plus elle se trémousse aux propos de Delmas, plus elle me secoue de reconnaissance.

Ah ! le journaliste l’a jugée cacochyme ! Eh bien, s’il l’entendait, maintenant, toute rajeunie !

— Cent quatre ans ? Pourquoi est-ce que je n’aurais pas cent quatre ans ? Eh ! je suis la nièce de Tonton de Marzes…

Et elle nous parle, juvénilement, de ce Tonton de Marzes, comme d’un vrai vieux de la vieille, celui-ci !

Tonton de Marzes avait plus de cent vingt ans quand il mourut… Nous devons bien connaître son histoire… Il habitait Saint-Cernin. Les moussurs ne pouvaient se passer de lui, tant il était gai, boute-en-train… Toute sa vie, Baptistan, on l’avait appelé Tonton… Il avait fait la guerre contre les Anglais, à Fontenoy. (Tout le Cantal, alors, y était, avec Auteroche de Murat, qui avait jeté le fameux : « Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! ») Oui, Tonton était de toutes les fêtes… Le préfet, une fois l’an, l’invitait à dîner… Et à cent vingt ans, on le fit retirer au sort… Après les cent ans, on reprend la file… Et devinez quel numéro il rapporta, Tonton de Marzes. Eh bien, le même numéro que cent ans avant !

Notre Centenaire ne se tient plus de joie… Oui, après cent ans, on recommence son âge… Ainsi à elle, les gens lui disent en lui donnant des sous : La fillota de quatre ans vai pas croumpa un poumpou ? La petite fille de quatre ans ne va pas acheter un gâteau ?

Oh ! sans doute, quand l’aïeule songe à l’oncle Tonton, elle doit se trouver très jeune, comme vieille… C’est qu’elle n’est pas seulement causante et lucide, la voici debout, prête à nous embrasser pour les pièces blanches que nous lui mettons dans la paume. Si elle ne distingue pas les gens, elle connaît bien les sous des pièces — et nous manifeste son allégresse. Comme, enfin, je retire ma main de son étreinte, elle la ressaisit et, fière de sa santé :

— Sabes, vous cargarai pas res… Vous savez, je ne vous chargerai rien — je ne vous communiquerai aucun mal. La misera se carga pas. La misère ne s’attrape pas…

L’heure s’est écoulée très vite. Dehors, ce jour d’hiver tourne au soir, le village minuscule s’est rapetissé dans l’ombre, et quand les vieilles Lascombes ferment leur porte, c’est comme si quelques marionnettes rentraient dans une boîte de jouets. Dehors, il pleut, et l’avenue de la République continue lugubrement son métier boueux, entre des immeubles sans cour, où des parapluies de tôle peinte aux façades indiquent des fabriques de parapluies. L’avenue se détrempe, immonde, infréquentable, entre des milliers, des milliers de parapluies ironiques, bien au chaud, bien au sec.

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