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Veillées d'Auvergne

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Neige d’Auvergne.

— Je crois bien que l’hiver est fini : voyez ce soleil, s’exclame mon voisin Bouyssou. Il nous faudra sortir un peu. Le gibier va passer de bonne heure, cette année. Nous n’aurons pas eu d’hiver, si le dicton est vrai :

C’est à la Saint-Vincent
Que l’hiver perd ou prend ses dents.

— Espérons qu’il les perdra toutes…


Là-haut par-dessus la montagne roussâtre, en plein bleu, le grand soleil brutal se pavane comme si c’était fini de toutes les misères des mois noirs.


— Quand il ferait encore froid la nuit, les journées seront bonnes tout de même ; et, s’il revenait de la neige, cela ne tiendrait pas avec ce soleil. Il a de la force, vous savez… Je vais préparer mes cartouches et attacher des hameçons à mes lignes… Il faudra bien descendre à la rivière… Ça me tarde, voyez-vous… depuis le temps… Maintenant je vais me plaire un peu… Allons, au revoir !…


Bouyssou parti, je me répète le proverbe :

C’est à la Saint-Vincent
Que l’hiver perd ou prend ses dents.

L’hiver n’a fait encore que montrer les dents, cette année, mais cela suffit ! L’hiver, ici, c’est la mort. Tandis que la mer, belle de mille fureurs, crache ses hautes vagues aux nuages bas de la mauvaise saison et semble vouloir laver le ciel de tout le noir qui l’obscurcit, la montagne s’immobilise, résignée ; elle sait qu’il n’y a pas à lutter, sans doute ; n’est-ce pas en vain que, dans la nuit des temps, elle mitrailla le ciel du feu de ses rouges cratères ? Elle ne fait que bomber un morne dos, sous sa couverture élimée d’herbe rase ; les roulades du pâtre, les sonnailles des troupeaux se sont tues, les vacheries ont dévalé, c’est le silence, c’est la solitude, c’est la mort, rien que le vol funèbre des corbeaux qui tournoient, comme des couronnes de deuil.


Et cela, depuis des semaines…

Aussi quelle joie de ce soudain soleil ! Il semble que la terre tressaille déjà, comme la cavale sous le fougueux étalon ; il semble que la montagne raidisse son échine pour soutenir le choc ardent. Puis, le soleil a pâli, disparu, comme si cet effort l’avait épuisé… Le ciel, de nouveau, est caché, les monts rendormis, affalés, cuvent la courte ivresse…


La neige commence à descendre, emplissant l’espace de son vol lent et doux… Longtemps, elle tombe, tourne, volette, mais fondue sitôt qu’elle pose sur les toits, les arbres, le sol, comme de divines sensitives, qui s’évanouiraient au moindre frôlement terrestre.


La neige tombe, mais non plus la neige fondante, sacrifiée, de tout à l’heure. Ce ne sont plus des fleurs mort-nées, des éphémères dont les ailes aériennes se volatilisent à peine apparues. Maintenant cela s’agrippe, au contraire, tenacement, à tous les obstacles. Chaque flocon semble avoir des griffes et des serres pour s’accrocher aux branches d’arbres, aux chaumes, aux tuiles des toitures, aux parois et aux faîtes des murailles.

La neige tombe dans le soir, la neige tombe dans la nuit ; on ouvre la porte pour voir, avant le coucher : tout est blanc, et la charpie s’effiloche de plus en plus épaisse… Au lever, une couche de plusieurs centimètres ensevelit la campagne, sur laquelle s’ajoute la neige qui tombe, qui tombe… Encore tout le jour, encore toute la nuit, et d’autres jours et d’autres nuits, une semaine, une autre semaine…

C’est à la Saint-Vincent
Que l’hiver perd ou prend ses dents.

Ah ! depuis ce 22 janvier, l’hiver les a prises, ses dents. Les trains ne viennent plus d’en haut, du Lioran, dont le chasse-neige ne peut suffire à ouvrir la mâchoire ; des centaines d’hommes ne suffisent pas à rejeter la neige de la voie sur les côtés où ils l’entassent en murailles que 20 degrés de froid font de marbre. C’est à travers ce couloir que passent les convois. Un journalier qui s’est attardé est tué, aplati, debout, entre un train et les parois de neige. De Montsalvy, de Mur-de-Barrez-sur-Aurillac, les diligences sont arrêtées, les courriers ne font plus qu’en traîneaux ou à cheval, de Riom, d’Allanche, du Vaulmier, sur Mauriac, sur Murat. Dans les journaux, ce ne sont plus que morts subites par congestion ou froid, ou facteurs et voyageurs égarés, enterrés sous la neige. Parfois, la tempête sévit, le redoutable écir. D’en bas cela ne semble pas bien terrible, cette poussière de neige que le vent soulève sur les sommets ! Et cela comble les creux, creuse des ravins, change la montagne, avec cinquante centimètres, un, deux mètres de neige.


— Elle ne tiendra pas, avec ce soleil…

Le soleil est revenu, et la neige tient. Il gèle derrière chaque rayon.

D’abord, avec quel plaisir on la voit tomber, la neige blanche sur le pays noir !… Les arbres givrés, les toitures de fine ouate, frangées de stalactites de glace, d’une passementerie de verre, les vitres fleuries de gel, tout cela fait d’extravagants paysages de féeries des légendaires royaumes de bonhomme Noël, où s’amuse le regard. Mais ce plaisir est bref. Les yeux supportent mal l’éblouissant spectacle. La migraine cogne aux tempes, tout l’être s’anéantit, sous un douloureux malaise, aux plis de ce linceul, étincelant à perte d’horizon.


Cependant le soleil redouble, fouille de rayons intrépides, à travers la dalle immense que l’hiver a scellée sur la nature. Sur toute cette mort, le soleil crible sa lumière de résurrection. Dans la vallée, les chemins se désencombrent ; ce sera bientôt la débâcle, et la nostalgie m’envahit déjà, de tout cela qui bientôt ne sera plus, la neige, la neige…

Je gagne Mauriac par le premier train, avec l’intention de monter au plus haut, de traverser la montagne jusqu’à Murat… Mais cela n’est pas possible… Ah ! ils n’en sont pas encore débarrassés, ici, de la neige… On ne parle que de courriers en détresse, de villages qu’on n’a pas pu ravitailler depuis un mois… On n’a pu porter de la farine que jusqu’à une dizaine de kilomètres de la Bastide… Des gens sont venus au-devant avec un cheval, de la neige jusqu’au poitrail, qu’on n’a pu charger que d’un bât léger, qui n’en emporte que de petits sacs, une poignée… Sous le moindre faix, il enfonce, à ne plus pouvoir avancer.


Je me décide pour Anglard-de-Salers, à neuf kilomètres de Mauriac. Les cantonniers travaillent à rétablir les communications. Avec deux bons chevaux, une voiture légère et beaucoup de temps, peut-être y monterons-nous…

Depuis longtemps, je souhaitais visiter Anglard et Saint-Bonnet-de-Salers dont on me vantait les aspects montagnards, la petite église romane d’Anglard, la vue splendide sur la vallée de la Mars.


— Il y a un bon matelas, plaisante le cocher, les chevaux n’useront pas les routes…


En effet, bientôt les bêtes en ont jusqu’au ventre et fument sous le soleil à tirer la calèche, — un soleil âpre et qui, pourtant, n’attaque guère la nappe gelée, brillante et dure comme du métal, et ne lui tire qu’un peu de moiteur, une suée de rien.

Anglard-de-Salers, Saint-Bonnet-de-Salers, Salers… mon histoire d’Auvergne me revient durant le trajet.

Anglard a, comme date fameuse, la guerre des Sabots, en 1635. Les Anglardiens, exaspérés des abus de l’administration, se révoltèrent, un dimanche matin, pour refuser de payer l’impôt établi sur les animaux à pieds fourchus, à son nouveau fermier, M. Isaac Dufour, de Murat… Les collecteurs se présentèrent inutilement. Les sergents, recors et archers furent malmenés, et un premier corps de troupe fut défait par la population, hommes, femmes, enfants, armés de pierres, de faux, de haches, de fourches, d’arquebusades. L’état de guerre dura des années. Les Anglardiens d’autant plus irréductibles qu’ils s’accommodaient fort bien de ne plus délier leurs bourses. On résolut d’en finir. Les troupes royales furent expédiées, en force, et victoire leur resta. Les insurgés reçurent des lettres de grâce, moins quelques chefs, qui furent pendus. Longtemps, on appela les Anglardiens : carabins, carabiniers. D’ailleurs, ils n’ont pas pour réputation d’être commodes, non plus que les autres indigènes de la montagne de Salers.

Pas de bonne fête sans batosto — sans bataille.

Après boire, on vidait les querelles de village à village à coups de pierres ou de bâton. Après boire, c’est-à-dire souvent, les dimanches et fêtes, sans compter les autres occasions qui appellent les gens à se réunir : mariages, enterrements, foires, marchés, etc. Par exemple, Legrand d’Aussy rapporte qu’en 1788, lors de son voyage, on fêtait encore la Nativité de la Vierge en élisant aux plus fortes enchères un roi et une reine qui occupaient la place d’honneur à l’église et marchaient, un cierge en main, à la tête de la procession. Un de ces rois de vanité éphémère imagina de régaler ses électeurs en faisant couler du vin dans les fontaines publiques : cela n’était pas pour apaiser le caractère naturellement querelleur des gens.


Mais, surtout, on citait la rivalité des gars de Saint-Bonnet et de ceux d’Anglard. Ces bourgs, qui comptent deux ou trois mille habitants, n’en ont que deux ou trois cents agglomérés, le reste dispersé sur le plateau. Comme ils ont plus commode, ou pour se rencontrer avec parents et amis, il arrive que quelques-uns d’une commune vont à la messe de l’autre paroisse. Les repas, les danses du dimanche, ne manquaient jamais d’occasionner des bagarres sanglantes. Il y avait toujours, de part ou d’autre, quelque revanche à prendre. On ne pouvait jamais en rester là, vous comprenez, ça leur savait trop de mal aux uns d’avoir été reconduits par les autres. Et les bâtons de se lever, de tournoyer et de s’abattre, les rudes bâtons durcis au feu.


Je me souviens, à propos de bâton, d’un trait qui me fut conté — vraiment un beau geste.

Les braves curés d’Anglard et de Salers passaient leurs prêches à tonner en chaire pour obtenir de leurs ouailles le pardon des injures et le respect de la peau du prochain. Les fidèles courbaient la tête sous la semonce dominicale — mais la soirée ne s’achevait pas sans quelque bataille rangée. Les partisans ne semblaient même assister aux offices que pour se rencontrer. Les prétextes de tuerie ? Oh ! il n’était pas besoin qu’il s’en présentât !

— Vive Anglard ! faisait quelqu’un.

— Vive Saint-Bonnet ! ripostait quelque autre à cette provocation jugée injurieuse.

C’est ainsi qu’ils se cherchaient. D’ailleurs, à l’église même, ils avaient façon de se provoquer : c’était de ne pas se donner l’eau bénite, ceux d’Anglard à ceux de Saint-Bonnet, comme il est coutume que l’on tende le doigt mouillé à la personne qui suit…

Un dimanche, le curé s’emporta là-dessus, exigeant que, dorénavant, dans son église, il en fût de la sorte et que le signe de la croix ne vînt plus servir à ces déclarations de guerre.

Le dimanche d’après, un d’Anglard se trouva au bénitier, suivi d’un de Saint-Bonnet…

Que fit celui d’Anglard ?

Quelque chose de bien simple, de grande allure…

C’est son bâton qu’il trempa dans le bénitier, et c’est du bout de son bâton que, dédaigneux et farouche, il passa l’eau bénite à celui de Saint-Bonnet.

On devine que la journée ne se termina pas sans batosto

Toujours à travers la neige, sous l’âpre soleil, nous atteignons au plateau, d’où l’on découvre la plus vaste étendue… Nous quittons la voiture, pour contourner le village, jusqu’au bord de la vallée de la Mars, qui se creuse à nos pieds, portant sur la pente opposée la chapelle de Jolliac, montrant les ruines de Montclar et de Longevergne…

Aujourd’hui, Anglard est comme un campement dans la neige. On a déblayé, et le village forme un cirque noir, comme les haltes de bohémiens sur les gazons… Mais cette impression de loin est vite effacée dès que l’on approche et traverse. Les maisons ne sont pas des tentes de nomades, mais de très vieux logis de sédentaires. Tout cela semble s’être groupé, tassé, en troupeau, pour avoir moins de froid, moins de chaud, moins de vent, moins de pluie, moins de tout ce qui doit battre cette plate-forme exposée là crûment. Les toits, beaucoup de chaume, abaissent leurs auvents comme des visières au-dessus des escaliers et des maisons de bois, dans les retraits et les renfoncements de ces ruelles qui s’évasent en demi-cercle sur le champ de foire…

Au centre, quelques arrangements de pierres, qui ont fait croire à un dolmen, à un menhir… Au moyen âge, la table druidique aurait servi de comptoir où se payaient les impôts, — quand les Anglardiens voulaient bien en payer… Cet après-midi, seul le menhir érige sa pierre levée au-dessus de la neige, sous laquelle le dolmen est enseveli…

La population est toute dehors, sur des bancs, des chaises, à se chauffer au soleil ; des vieux, surtout des femmes, la tête garantie de chapeaux de paille, des enfants. Pas d’hommes, de jeunes gens, de grandes filles, il ne reste ici que la petite garnison nécessaire à tenir les boutiques, ou ce qui ne travaille pas — les trop jeunes, les trop vieux…


Nous faisons un tour encore. Voici le presbytère, dans le château à tourelle de la Trémoulière, et voici la petite église romane pointant son clocher octogonal, la petite église où celui d’Anglard prenait de l’eau bénite avec son bâton, voici le lourd bénitier de granit…

Et le curé, un crochet de fer à la main, casse la glace : l’eau bénite est gelée !


Cela fait froid… Le soleil absent, le retour ne sera pas aussi doux que l’aller. Nous partons. Déjà Anglard, vivant et chaud sous ce violent après-midi, disparaît, comme quelque apparition malicieuse de génies de la montagne, et, de nouveau, c’est le silence, la solitude, la neige, d’où sortent seulement quelques broussailles noires, çà et là, comme une chevelure de mort sortirait d’un linceul.

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