Veillées d'Auvergne
La Reine des vallées.
C’est bien le moins que je m’arrête à Vic-sur-Cère[4] boire une gorgée de l’eau fameuse à laquelle la France devrait Louis XIV — à laquelle, moi (ce qui pour offrir moins d’importance historique m’intéresse fortement tout de même), je dois, peut-être, de vivre encore ! Et c’est une page d’histoire qui vaut bien l’autre, — à mes yeux !
[4] Vic-sur-Cère est maintenant une coquette station d’été, un centre d’excursions recherché des touristes. La clientèle s’est faite plus élégante. Un Grand Hôtel de la Compagnie d’Orléans s’est élevé… mais quelques milliers de personnes à la belle saison ne suffisent pas à déranger la sérénité impassible de la montagne…
Oh ! mon voyage ici s’effectua sans rien de la pompe avec laquelle la future mère du futur roi Soleil, Anne d’Autriche, et son cortège débouchèrent un jour dans la campagne où jaillissait la font salée, fréquentée des Romains, — on a déterré des monnaies, des médailles, des poteries, qui font preuve, — mais depuis des siècles perdue sous la prairie, enfin retrouvée par un pâtre à qui ses vaches en dénoncèrent l’existence par leur entêtement à toujours retourner là lécher ces pierres où suintait l’eau minérale…
Ce fut cet entêtement aussi à aller là, et à n’aller que là, ma foi dans la montagne jadis entrevue et clichée dans ma mémoire d’enfant qui me sauvèrent, peut-être… Et il y avait fort à faire… Profondément anémié, débile, un dépérissement général, l’idée me hanta que, par la montagne, je pouvais être guéri — l’idée fixe désormais. Est-ce que tout de suite, au premier malaise, ces Auvergnats, dont je connaissais un grand nombre, ne partaient pas, confiants, pour un tour au pays, quelques semaines là-bas ! Et comme ils revenaient solides, retrempés, renouvelés ! Il leur suffisait de toucher terre — sur la terre natale — pour ranimer leur vigueur épuisée. Ce que la montagne accomplissait pour ses fils, ne le ferait-elle pas pour un de ses petits-enfants ? Je résolus d’essayer : que m’en coûterait-il ? J’usai de ce qui persistait de volonté, dans l’affaiblissement de tout mon être, pour me faire expédier à Vic — assez volontairement ignoré du médecin qui me conseillait bien les eaux, mais ses eaux, lorsque la seule perspective d’un séjour dans une station en vogue, d’une saison dans une ville d’eaux à la mode me navrait ! Enfin, je partis. Avec la foi qui me conduisit jusqu’au robinet où se débitait l’eau — j’étais sauvé ! — dans cette cave d’alors, où l’on descendait par quelques marches, qui était tout l’établissement thermal, où je bus de la santé, de la vie, un peu, pour jusqu’à présent…
Au début, mes promenades étaient courtes, juste le chemin de l’auberge — car, on ne pouvait guère décerner le titre d’hôtel à l’estimable maison Vialette que par comparaison avec les hôtelleries concurrentes — juste le trajet de l’auberge à la source, où le propriétaire lui-même, toujours là à remplir des bouteilles, tirait leur verre aux buveurs… Je m’y rendais tout au matin. Dix minutes de marche, à peine. Mais combien il m’a fallu toujours davantage — à chaque pas arrêté par l’incessante nouveauté du spectacle qui sollicite la vue. Les premiers jours, rien qu’un tableau confus, dont je ne débrouillais que les grandes lignes : la vallée large et profonde, entre de hautes falaises boisées, qui se rapprochent à mesure qu’elles s’élèvent, vont se souder, au Lioran — la vallée, berceau de verdure où Vic, posé, pelotonné, se dorlote, avec, pour chevet, des jardins et des bois, avec, pour draps et couvertures, la riche prairie brochée de peupliers et de coudriers, ourlée d’argent par la rivière… Tout cela, sous des ciels du matin, où chantaient tous les nids du printemps, où glissaient au-dessus de la campagne de molles vapeurs, tout à l’heure dispersées, comme des cygnes de rêve…
Puis, je commençais de muser aux détails. Dans le Communal, c’étaient les oies, qui venaient du village par troupes, se reconnaissaient, se saluaient de loin, par de joyeux coin-coin. Sans doute, qu’elles avaient bien des choses à se dire, depuis la veille ! Mais que leur tapage était faible à côté du bavardage des laveuses, là-bas, les jacasses qui donnaient certainement plus de coups de langue que de coups de battoir…
Passé le Communal, je m’accoudais au pont qui franchit la Cère, la regarder tout bêtement couler, ravi de rien, d’un remous autour d’un caillou, de l’image renversée de la rive et des arbres comme un doux paysage d’ombre ou de fumée sous le courant, d’une bestiole sur une feuille, d’un vol de libellules — avec, seulement, dans l’esprit, la banale, mais tout de même charmante et éternelle analogie de l’eau fugitive, et de la fugitive vie…
Et de rêvasser ainsi, j’en oubliais le traitement.
Très peu compliqué, d’ailleurs, le traitement : de quart d’heure en quart d’heure, un verre d’eau, et, entre chaque verre, une promenade sous les magnifiques tilleuls, ou dans le bois, voilà tout. Rares étaient les buveurs encore, aux premières semaines de juin ! Mais leur nombre augmenta de jour en jour : ils viennent assez tôt et la colonie se renouvelle jusqu’à l’extrémité de l’automne.
Les étrangers, les Parisiens, comme on les appelle ici, les Parisiens d’Auvergne, des émigrants, qui, au moindre malaise, sautent dans le train, remontent à la montagne. Pour les autres, les bien portants, c’est une saison préventive, des vacances. Des commerçants, qui ont vendu un fonds, se reposent quelques mois, réfléchissent avant d’en acheter un autre, ou bien des jeunes gens cherchant à se marier au pays, ou des rentiers définitifs, en villégiature… Public pittoresque, tous, presque, des connaissances, à l’aise, là, comme chez eux, en pantoufles, en casquettes, en gilets ou blouses de travail — beaucoup de charbonniers, de marchands de vin, qui se remarquent à la tasse d’argent, la tasse à déguster, dans laquelle ils prennent l’eau… Les femmes tricotent, assises, par groupes, dans l’herbe ou sur les bancs… Les buveurs, sérieux, vont et viennent, une bouteille pleine sous le bras, pour s’éviter de descendre puiser trop souvent, ou pour chauffer l’eau un peu au soleil ; d’autres s’acharnent au jeu de quilles ; — après quoi ils vont s’installer à l’auberge devant quelques fioles de vin blanc et des bourrioles, des piscajous, des crêpes massives de sarrasin : ce qui ne les empêchera pas tout à l’heure de déjeuner fortement — et, après, d’en virer une !…
La bourrée !
Ah ! aux premières notes de la musette — il y a toujours parmi les buveurs quelque cabrettaïre, — un bal est vite organisé ! La bourrée ! Mais il semble que c’est la moitié de la cure : ainsi, l’ancien établissement thermal ne comprenait que deux pièces, la cave où se débite l’eau, et au-dessus une salle de bal, — où le dimanche tout le pays vient se mêler aux Parisiens ! Comme ils la virent, leur bourrée ! Non pas la bourrée guerrière, la rude montagnarde des Cantalès de l’Aubrac ; mais une danse plutôt gracieuse, tendre, et lascive aussi — telle qu’il fallait bien qu’elle fût pour séduire l’amoureuse et fantasque Marguerite de Valois qui se la fit enseigner ici, pour l’introduire à la cour…
Les quelques verres d’eau avalés, c’était l’heure du repas ; je rentrais en contournant le Communal, sous les ombrages qui le bordent vers le cimetière, et vers le jardin des Sistrières, où je ne me lassais pas d’admirer un tilleul formidable — avec son tronc où logerait une famille, son dôme de feuillage qui abriterait une tribu !
Maintenant les sommets, souvent couronnés de nuages jusqu’au milieu du jour, se découvraient clairs ; dans l’air limpide, des colosses de roche émergeaient, avec des bois pour barbes et pour chevelures, avec des orbites d’où roulaient des larmes énormes, les torrents ; et par delà les bois, et les rocs, les pentes continuaient de s’élever, vastes territoires de pacages, déserts de gazon, dont quelque buron d’ici, gros comme un nid à peine, çà et là, peuplait seul la solitude…
Comme elles passaient, ces journées monotones, mais de quelle délicieuse monotonie ! à flâner, suivant les menaces ou les promesses du temps, le long de la Cère, à travers les prairies dans tout leur éclat, vers Comblat-le-Pont ou par la route bien abritée d’arbres vigoureux, vers Comblat-le-Château ; et plus loin, à mesure que le mieux progressait en moi, jusqu’à Polminhac que domine si fièrement le manoir de Pestels. D’autres fois, mes courses étaient vers Thiézac, le rocher de Muret, planté de son célèbre tilleul. Là, à chaque rencontre, un brave cantonnier ne manquait pas de me rééditer l’histoire d’un nommé Loup, à qui son nom valut un triste sort : Ce malheureux, envoyé du commandeur de Carlat (à l’époque où Carlat commandait au pays, il y a longtemps, longtemps) au seigneur de Muret, eut le poignet tranché — pour lui apprendre que « jamais loup n’était entré dans le manoir sans y laisser la patte ». Ce qui coûta d’ailleurs la tête au gentilhomme — condamné à mort pour être allé un peu loin dans le calembour.
Enfin, j’excursionnai. On me vantait le Pas de Cère. Promenade facile — trop facile, je pensais ! Et au départ, j’éprouvais des craintes. Je redoutais quelque cascade apprêtée, une chute aménagée, l’artificiel un peu des sites qu’on renomme ! Il suffit de si peu de chose pour gâter une merveille ! Le touriste, en général, a le don tellement développé de dégrader tout sous ses semelles ! Que de grandeurs rapetissées ! Que de noblesse avilie, d’un rien ! Il n’est point de sommets assez inaccessibles, de grèves assez désolées qu’on n’y rencontre quelque témoignage de la stupidité humaine ! Il n’est point de monuments, de grands invaincus des siècles, qui n’aient subi l’outrage du passant !
Cependant, ma joie fut sans mélange, en cette promenade, qui me devint familière par la suite. Les gens du pays ont su respecter la nature et, jusqu’à présent, ceux qui ont passé ici se sont contentés de passer…
C’est toute l’histoire de la Cère qu’il faudrait écrire depuis son humble source au pied du Cantal ! Quels obstacles à franchir ! Mais comme elle y va gaiement ! La voici, torrent rageur, à travers le Pas de Compaing, se frayant un chemin parmi l’abîme effroyable où le regard hésite à plonger, du haut de la route téméraire, qui le surplombe, tournante et rapide… Là, au fond vertigineux d’un précipice, des blocs énormes ont chu, des masses colossales, des portions de montagne écroulée, des sommets précipités du ciel à la suite d’on ne sait quelle catastrophe qui ne s’imagine pas, gisant pêle-mêle, depuis combien de siècles, dans des équilibres incroyables, fantastiques ! On rêve de quelque bataille fabuleuse de géants pétrifiés au plus violent de la lutte, immobilisés dans les attitudes les plus horribles et les plus poignantes… Le vent qui souffle, gémit comme l’ahan terrible de la lutte figée au cœur du basalte ! Une épouvante vous prend !… En vain, des milliers de printemps ont récréé de la vie autour de ces désastres, tapissé de prairies les flancs de l’abîme, comblé les crevasses de fleurs et d’arbres, sans masquer l’horreur furieuse du gouffre où s’entassent ces titaniques cadavres de pierre…
Donc, je me hasardai au Pas de la Cère par le chemin qui monte de Salvagnac à Trémoulet — un petit château, ou mieux une ferme à tour-pigeonnier, sur une plate-forme couronnée de bois d’où la vue s’étend au loin sur les splendeurs de la vallée. On avance, et derrière le rideau d’arbres, à pic, c’est le précipice. Au fond d’un étroit défilé aux parois verticales de cent quarante pieds coule la Cère. Après le Pas de Compaing, elle a pu courir un peu sans entraves jusqu’ici, où une barrière de lave dans la largeur de la vallée s’opposait à son passage ; il lui a fallu creuser dans la digue volcanique une brèche par laquelle elle peut continuer sa course ; elle a dû scier la montagne ; et, maintenant, elle coule au fond de cette prodigieuse tranchée. En contournant le précipice, on peut, non loin de là, descendre jusque dans le lit de la rivière… Ici encore, comme au Pas de Compaing, la nature a revêtu les ruines de vie et de grâce, apaisé la sauvage horreur des lieux. Le travail des eaux a fendu la montagne, mais par-dessus, le bois, divisé avec elle, enchevêtre ses ramures, qui tamisent le jour, d’où ne filtre qu’une lumière pâle, une lumière enchantée, une lumière d’aurore et de crépuscule, une lumière de paradis et de rêve ; et je n’ai vu nulle part, à de l’herbe et à des feuilles, des couleurs tendres et vives, une fraîcheur pure et délicate, comme à la végétation de cette crypte merveilleuse abritée de toutes les souillures de l’atmosphère, et qui ne reçoit du soleil que l’effleurement et la caresse. Spectacle inoubliable ! soit que d’en bas, parmi les rocs éboulés où se démène la rivière, on mesure de l’œil ces deux falaises monumentales, jusqu’aux bois qui pendent à leurs bords, là-haut minuscules, — soit que d’en haut, de ces arbres énormes, le front se penche sur le vide effroyable…
Désormais, je battais le pays d’un bout à l’autre, du lit de la rivière jusqu’aux crêtes de la montagne. Tantôt, je gravissais par les rampes les jardins étagés au-dessus du vieux Vic, par Castel-Vieil, par Saint-Curial, reconstituant en pensée l’époque glorieuse de la capitale du Carladès, ou l’existence de l’ermite, qui vécut, plus haut, dans la méditation, ignorant de l’émoi des hommes ; et, après un repos sur l’enceinte, dernier vestige de sa cabane, j’achevais de monter jusqu’à l’arête d’où le regard s’abaisse sur le versant de la Jordanne.
Tantôt, par les bois au-dessus de la Source, j’escaladais vers Saint-Clément ou Pailherols, et les hameaux disséminés sur les plateaux, dans la région des burons.
Au hasard des excursions, l’imagination fouettée par la marche, je revivais dans le passé.
A Carlat, sur l’immense camp de basalte où s’éleva des siècles une place forte, une ville, réputée inexpugnable, plus encore que de la mémoire des sièges et des assauts fameux, je m’enivrais du souvenir de cette fougueuse, fine et brutale Marguerite de Valois — déjà rencontrée dansant la bourrée sur le Communal de Vic — retirée ici en disgrâce, dix-huit mois, à ne s’occuper que d’amour, — fantasque, farouche et d’intelligence si déliée — aimante, aimée, jusqu’à la mort et jusqu’au crime, de tous ceux qui l’approchent, du page adolescent, qui la sert, jusqu’au capitaine chenu qui la garde — tous des enfants tremblants à la volupté de son geste.
Une autre fois, au vallon de Raulhac, le château de Cropières me rappelait la tendre Mlle de Fontanges et son règne éphémère à la cour de Louis XIV… C’était la saison capiteuse des foins, dont le parfum brûlait sous le midi, grisait l’espace, fumait, trouble et tiède, se pâmait dans l’air à vous chavirer l’âme… comme s’il eût flotté encore sur la campagne quelque chose des défuntes royales amoureuses, comme si le rude pays était tout imprégné d’elles encore…
De temps à autre la voix de mon compagnon secouait ma songerie — le plus souvent un facteur à qui j’avais demandé de l’accompagner. Ainsi j’allais jusqu’aux replis de la contrée, jusqu’aux huttes perdues, jusqu’aux burons solitaires. Souvent, l’homme redoutait pour moi l’excès du trajet :
— Attendez-moi… Il faut encore que je monte là-haut… Je vous reprendrai…
Mais moi non. Je voulais suivre. J’éprouvais je ne sais quelle joie positive, intense, à marcher jusqu’à m’exténuer. Enfin, je me détendais. Ma charpente de montagnard qui se délassait, à ces escalades forcenées, de tant d’années courbées sur du latin et du grec, dans la prison des classes, tout l’être physique qui se dilatait, furieusement ! La joie, aussi, comme d’une initiation à la nature. Le ciel, l’eau, la terre — à pleins yeux, à plein cœur — après la réclusion de vingt ans de Paris !
Et j’emboîtais le pas à mon facteur ! Et peu sensible, je crois, à l’éloge ou au blâme — s’il fallait s’incliner à l’opinion, la vie ne serait plus à vivre ! — un seul jugement peut-être m’a touché jamais, celui du montagnard étonné de me voir aller jusqu’au bout :
— C’est vrai que vous marchez, diable ! je n’aurais pas cru…
Oui, lorsqu’au retour d’une journée d’ascension, il me disait ainsi, j’étais tout fier, tout glorieux de son suffrage, défatigué, prêt à recommencer…
Mais il faut que je coupe court à ce récit par trop personnel ! Ceux qui me lisent s’impatienteraient. Moi, je m’arrêterais à chaque caillou de chaque chemin. De chaque touffe de bruyères, de chaque buisson de genêts, je lèverais des souvenirs. J’ai gardé si claire la mémoire de toute la tendresse qu’il m’a semblé que les choses manifestaient à mon égard ! N’était-ce pas pour moi, et pour moi seul, pouvais-je croire, tout cet encens de la prairie fauchée, du foin fumant à l’ardeur du soleil, que je respirais de la cime d’un roc bourru, à contempler le cours fastueux de la vallée, ce fleuve de verdure et d’or, sans cesse élargi, vers la plaine d’Arpajon ? Et si, las des lointains horizons, mes yeux se bornaient à fouiller parmi les glaives subtils des gramens où je sommeillais paresseusement, pour qui balançaient-elles ainsi leurs légers cornets de pourpre, les orgueilleuses digitales, raides sur leurs tiges droites ? Et ces pensées sauvageonnes dont s’étoilait la pelouse des pacages ? N’étais-je pas seigneur et maître, sur ces hauteurs, dans la solitude ? Empire fragile, hélas ! trône rien moins que durable, puisqu’il fallait redescendre, dès la nuit. Oh ! je n’attendais même pas la nuit. Au soleil qui décline, le froid souffle aigu, pénétrant. Avec le crépuscule, il fallait se résigner à rentrer… Comme l’heure était biblique, par le grand frisson qui courbait toutes les frêles tiges, lustrait les gazons dont les fines pointes étaient rouges de soleil couchant, comme le silence m’impressionnait, où tintait seulement quelque sonnaille d’un troupeau, quelque écho d’un angelus, un aboi de chien, les lo lo lo lo lo lo lo lo léro lo, graves comme un cantique, d’un pâtre — la Grande !…
Maintenant, la vallée était dans l’ombre, les sommets encore se détachant, fauves, mordorés, blêmissant à leur tour… En bas, c’était une rare vision de moyen âge, la Ville haute, avec ses rues tortueuses, que partage un torrent — une ville forte aux maisons anciennes — aux murs épais, portant des balcons de bois — percées de portes basses cintrées, de fenêtres grillées à mailles de fer, çà et là flanquées de tours massives. On traverse, sur des poutres jetées en pont, le torrent qui dévale à gros bruit… Il y a toujours, à quelque balcon, une femme accroupie au haut des marches, mangeant son écuelle de soupe… Ailleurs un vieux, immobile, comme oublié sur le banc de pierre… Un refrain à bercer l’enfant qui pleure s’échappe d’une croisée… Là, des hommes occupés à ranger une provision de bois, de genêts pour l’hiver… Des femmes qui filent ou tricotent… Devant l’église, le fracas des galoches, le chuchotement de petites vieilles qui sortent de la prière… Çà et là, les fontaines, l’entrechoc des seaux de cuivre, des servantes qui jasent et rient… Sur une placette, dans un angle, un vaste brasier où chauffe une cuve à lessive, gigantesque — on ne lave ici qu’à de longs intervalles — toute la ruelle illuminée comme par un incendie… De nouveau, par d’autres venelles, l’obscurité où la vie s’apaise, se tait — le silence où ne parle plus que de loin en loin la voix de quelqu’un dans une grange ou dans une étable — le silence noir où ne s’allument que de rares lumières — un maigre lun — une par ici, par là, toutes petites, toutes falotes, derrière les fenêtres grillées…