Veillées d'Auvergne
La Ville de feu.
… Si la vue s’effare à découvrir la Ville noire aussi haut perchée sur le roc — à ne pas croire que ce soit l’œuvre de l’homme, à penser plutôt qu’elle a jailli telle quelle des entrailles de la terre vers l’espace, projetée de quelque forge cyclopéenne — l’œil n’est pas moins surpris, lorsque de la route qui descend de Saint-Flour sur Chaudesaigues, courant aux flancs de l’effroyable côte de Lanau, au-dessus de l’abîme le plus sauvage et du fracas du torrent, tout d’un coup, on aperçoit la petite ville fumante, si bas, tout enfoncée dans cette gorge étroite, dans cette cuve profonde que cerclent les montagnes, où l’on imagine qu’elle a dû choir du ciel, tomber comme un aérolithe, et que c’est sa chute qui a creusé le trou où la voici…
Et, à Chaudesaigues comme à Saint-Flour, il faut songer aux aubes de feu de la matière, aux aurores ardentes de l’univers.
Le globe n’est pas refroidi encore, supposent les paysans devant cette eau qui sort du sol à 80°, source du Par, comme d’une chaudière bouillante, toujours allumée.
On prétend aussi que le gouffre où se trouve plongé Chaudesaigues devait être, d’abord, empli d’un lac brûlant qu’alimentaient ces sources fameuses, dont les jets plus minces d’aujourd’hui, sans doute, ne versent guère moins d’un million de litres par vingt-quatre heures, encore !
De là, ces vapeurs qui souvent enveloppent la petite ville, lui donnent dans ce bas-fond l’aspect d’être dans les nuages, lui créent cette atmosphère tiède, où l’on peut dire qu’elle cuit dans son jus…
Malgré cela, l’air est sec, fort salubre, tout imprégné des riches senteurs des monts qui cernent de leurs murailles la station chère aux baigneurs affligés de douleurs et de rhumatismes… Ils y viennent aux mois d’été ; chaque jour, la diligence en amène quelques-uns, et c’est — comme ailleurs le passage du train — une des distractions d’ici que l’arrivée et le départ des diligences sur la place, devant l’hôtel Ginisty. Les claquements des fouets, les appels et les jurons des conducteurs, le va-et-vient des valets et des servantes, les grelots qui sonnent aux colliers des chevaux, cela pendant une heure, agite l’endroit, bouscule les gens ; après quoi, l’existence de nouveau s’assoupit de chaque côté de ce Remontalou, car les malades sont à peu près les seuls étrangers qui descendent jusque-là — avec les fidèles, qui viennent en pèlerinage à Notre-Dame-de-Pitié, dont la chapelle est bâtie à l’entrée de la ville : les uns et les autres, tous ayant la foi — soit à la Vierge, soit aux Eaux — quelquefois aux Jeux : et le nombre serait grand de ceux à qui cela réussit — d’après les béquilles abandonnées sur place…
Quoique ni la prière ni l’étude ne fussent l’objet de mon séjour et que la curiosité seule m’eût poussé à Chaudesaigues, comme on n’y va guère, c’est-à-dire en touriste, je n’ai point lieu de regretter mon voyage !
Des bains et des salles d’hydrothérapie — c’est ce dont je me souviens tout de suite : cela n’est point fréquent dans la montagne !
Aussi me précipitai-je à l’établissement thermal, fort convenablement aménagé, et qui me parut — au sortir de la douche — un lieu enchanté, malgré le spectacle des malades errant par les couloirs, ou se chauffant au soleil, par les allées du jardin.
Je rentrai déjeuner par le quai de Remontalou, ruisseau étroit (dont le lit semble parfois une mosaïque de porcelaine, tout jonché de débris de vaisselle cassée) où se perdent par une foule de conduits les sources chaudes, qui constitue une agréable promenade, avec les passerelles qui conduisent sur la rive droite. Les maisons sont bâties de gneiss, avec des angles — comme encadrées — de granit. La célèbre source du Par est sur le Foirail, assez animé, qu’enferme un cercle de maisons, dont quelques-unes portent des niches en bois vitrées où sont logés des saints et des saintes fort réputés jadis, lorsque les croyants associaient leur puissance miraculeuse à l’efficacité des eaux… Mais aujourd’hui… J’allais glisser aux réflexions mécréantes, lorsque la cloche sonna le repas chez Ginisty, où je me régalai d’un mets local, que mon estomac, si souvent réfractaire, n’eut point de peine à supporter, pourtant, et dont j’étais fort effrayé à l’avance ! Des tripes ! Des tripoux, comme ils appellent ce paquet de boyaux roulés, délicieux, comme là seulement on peut les accommoder, à l’eau chaude courante où elles sont nettoyées, d’où on les retire blanches comme neige, légères comme une dentelle, et qui prennent, assaisonnées de je ne sais quelle herbe odorante, le goût le plus fin et le plus rare…
Après ce repas, arrosé de bon vin d’Entraygues, Chaudesaigues me parut moins enfoncé dans son trou, et je ne lui trouvai plus autant son air de condamné à la fosse à perpétuité, dans cet entonnoir de montagnes sans issue !
Même je jugeais fort raisonnables les projets d’avenir, les rêves de grandeur que l’on me confiait, les espoirs dont se nourrissent tous les riverains d’une eau minérale, de créer la capitale de la thérapeutique moderne autour de leur source… Un chemin de fer, des hôtels, un casino — la fortune pour le pays — tout cela que chaque propriétaire voit se refléter dans le ru qui se perd à travers la prairie, tout ce qu’il voit flotter dans les vapeurs qui s’échappent de la roche…
Il est certain que Chaudesaigues peut se prêter aux plus diverses combinaisons — sans parler du traitement qu’y suivent les malades ; il ne se dépense là qu’une médiocre quantité d’eau, et, seulement pendant quelques semaines de l’été. Pour le reste du temps, le rendement des sources est à peu près inutilisé. Elles ne servent plus guère qu’à laver ces divines et radieuses tripes — ou à désuinter la laine des moutons qui les fournissent, une laine que tout le monde, hommes, femmes et enfants, tricote ici ; enfin, le seul usage général qu’on fasse de ces sources est pour chauffer les quatre ou cinq cents maisons qui composent Chaudesaigues par des canaux d’irrigation, qui passent sous des dalles. Heureuses ménagères qui n’ont point à se préoccuper du feu pour tremper la soupe, cuire des œufs et laver le linge !
Donc, l’idée est venue à quelques-uns d’employer ces forces négligées et, entre tant de projets qui se sont formés, le dernier surtout m’a séduit, qui veut élever à Chaudesaigues des serres naturelles, à toutes les températures, où tout pousserait, qui donneraient en ce pays désolé toutes les plantes, toutes les couleurs, toutes les odeurs — jusqu’à la flore extravagante des tropiques ! Mais les inventeurs mettent toujours au service de leurs causes une éloquence d’apôtres si forte que je me défie…
Cependant, je fus convaincu par ceux-ci, et plusieurs jours, cette pensée aussi me hanta au cours de mes promenades et de mes excursions…
Oui, c’était la fortune pour Chaudesaigues — mais aussi l’envahissement de la foule à travers ces solitudes — où bientôt il n’y aurait plus moyen d’être seul ! Magnifique brèche de la porte d’Enfer, cascade du Gurguttut, châteaux du Couffeur et de Montvallat, pont de Lanau, moulin du Tour, merveilles inconnues, tout à l’heure célèbres…
Déjà, les petites maisons des bords du Remontalou s’enguirlandaient de végétation exorbitante, de toutes les palmes exotiques dont mon imagination immédiate dotait Chaudesaigues…
Et l’imagination n’offre ici rien de trop hardi…
Certes, cela ne causerait à personne — ces jardins et ces parcs rêvés dans cette sombre corbeille de montagnes — l’étonnement dont on est pris, plus loin, en découvrant le viaduc de Garabit…
Pour moi, ce fut un saisissement…
J’avais résolu de suivre le lit de la Truyère jusque-là… Inoubliable journée, en compagnie de Galvier, le rusé pêcheur de truites, qui me servait de guide… Mais lui-même ne connaissait qu’une portion du trajet… La rivière, par endroits, fort large et sans profondeur, en d’autres se rétrécit et se creuse soudain, coule entre de hautes falaises, comme des quais prodigieux… Alors, il devenait impossible de longer l’eau sans berges… Il fallait rebrousser chemin, gravir des pentes à peu près verticales, se frayer un sentier, à travers des étendues de broussaille vierge… Ou bien, à quelque coude brusque, la rive cessait, tout d’un coup : la rivière, aux pentes du terrain, versée toute d’un côté, et il fallait chercher quelque gué, pour passer sur l’autre bord… Tout un jour, sous l’ardeur du soleil, nous marchâmes, côtoyant la Truyère, au fond de ces défilés sauvages, de ce formidable couloir aux parois abruptes, de centaines de mètres de hauteur… Nous ne rencontrâmes point un vivant, de toute cette étape de sept ou huit heures… Seulement, en deux ou trois places, quelque barque des plus primitives, avec une perche, apprenait l’existence de hameaux sur les hauteurs… A de certains moments, sous le ciel brûlant, d’entre les arbres aux feuillages emmêlés, il partait un vol — de quelque farouche oiseau de proie dérangé — qui déchirait la forêt, froissait le ciel d’un grand bruit, comme une étoffe… paysages de partout et de toujours, où rien ne rappelait le temps ni le lieu, paysages de pierre et d’eau, où rien aujourd’hui, sous cette canicule, ne marquait que nous fussions en Auvergne, plutôt qu’en Afrique et en ce siècle-ci plutôt qu’il y a six mille ans.
C’est du creux de la vallée, obscurcie déjà de crépuscule, que nous aperçûmes, soudain, en l’air clair encore, le viaduc de Garabit… De là-bas, cette voie ferrée aérienne, jetée d’une crête à l’autre de la vallée — qui franchit, à 122 mètres au-dessus de la rivière, une distance de 564 mètres sur un arc de fer de 165 mètres d’ouverture — n’est guère plus grosse que le fil des danseuses de corde… et c’est sur ce câble que voici courir un train, à travers l’espace !… Mais, alors, je ne jugeais plus impossibles du tout les orangers à Chaudesaigues…
J’envisage sans trop d’effroi l’idée de mes douleurs — le plus future possible — grâce à cette eau du Par qui rend ingambes les gens aux jointures les plus ankylosées, et dans le temps où il me faudra en user, aura fait pousser, sur cette terre jusqu’ici seulement nourricière de maigres bruyères et de pauvres genêts, des lauriers et des orchidées comme il devait en fleurir, selon M. Rames, dans la nuit des temps…